Les médias de masse reprennent le contrôle ? Et les gouvernants ?

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L’article du monde publié ce jour : « Les élites débordées par le numérique » écrit par Laure Belot, http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2013/12/26/les-elites-debordees-par-le-numerique_4340397_651865.html mérite qu’on se pose quelques questions au delà de la seule analyse du contenu. La plus importante est à mon avis celui de la reprise en main du « public » par les médias de masse qui utilisent désormais Internet comme amplificateur et bras de levier. Nous sommes arrivés à l’étape 3 du développement du web. La première était la surprise, la deuxième la déstabilisation, la troisième qui s’amorce en ce moment, la reprise en main. Cette troisième étape (processus qui ressemble étrangement à celui des radios libres du début des années 1980) marque la reconstruction inconsciente mais efficace des pouvoirs traditionnels sur un espace qui semblait leur fuir, ou tout au moins qui laissait envisager des renversements étonnants. Leur argumentaire repose sur celui de l’aveuglement des gouvernants sur ce qui se passe dans la société : « ils ne voient pas venir », « ils tombent de l’armoire numérique ». Car les médias ont besoin des gouvernants et surtout de sentir leur puissance face aux gouvernants, appuyés, entre autres, par les instituts de sondage et autres porte voix ou fournisseurs d’analyses (tels certains sociologues). Mais les médias de masse ont aussi besoin de sources de financement qui croisent les aides ou le soutien des gouvernants et les annonceurs publicitaires. La tentative de reprise en main d’Internet est alimentée par ces besoins et les modèles économiques qui sous tendent ces « industries de l’information de flux » sont encore en gestation comme le montre un article du 19 décembre 2013 publié dans la revue « ParisTech Review » et intitulé « les magnats des technologies seront-ils les sauveurs du journalisme » (Knowledge@Warthon http://www.paristechreview.com/2013/12/19/magnats-technologies-journalisme/)
Quand nous parlons des médias de masse et de flux, nous y incluons la publicité et l’ensemble de ces moyens de persuasion qui ont bien sûr désormais totalement infesté l’ensemble des médias et qui les tient sous sa coupe financière, Google y compris. Car le modèle économique dans lequel se développent ces médias est évidemment appuyé sur cette mécanique de la publicité qui veut que l’on tente d’influencer la plus grande masse d’humains possibles pour tenter d’influencer ensuite leurs dirigeants. Dans les années 1970, un livre publié par les éditions Maspero appelé « Nestlé tue les bébés » avait démontré comment la publicité pouvait être redoutablement efficace pour favoriser les objectifs économiques de ceux qui la commandaient. Mais ce livre montrait aussi comment les pouvoirs pouvaient être aussi manipulés par ces manières de faire relayées d’une manière ou d’une autre par les médias de flux.
Eduquer au numérique suppose aussi de comprendre les mécanismes qui utilisent ces moyens pour tenter de contrôler la société. Or la société du spectacle est en train de se reconstruire dans le nouvel univers défini par le web, Internet et plus généralement les TIC. Autrement dit, et c’est ce que disent certains de ceux et celles qui sont rapportés par Le Monde, quelle sera l’élite nouvelle née de cette disqualification de l’élite ancienne. En fait derrière cet habillage savant, il y a surtout la reprise en main des « contrôleurs de parole ». Technique et économie s’allient ici pour que des pouvoirs anciens (les intermédiaires habilités) se mettent en travers de la route des pouvoirs nouveaux (l’horizontalité potentielle) et les empêchent de les déstabiliser eux-mêmes. Mécanisme habituel des révolutions : les classes « intermédiaires » choisissent leur camp pour accéder au pouvoir. Quand au « peuple », aux « humains », ils ne sont que des moyens. Les TIC individuelles ont révélé la puissance de ce que Michel de Certeau appelait le braconnage du peuple, de l’humain. Elles ont mis en avant l’incroyable capacité humaine à résister mais en proximité, c’est à dire à une échelle locale. Or les médias de masse, comme les gouvernants, vivent dans un monde où l’individu est réifié, rendu à l’état de statistique ou de variable d’ajustement. Les déstabilisations observées montrent que non seulement les gouvernants sont débordés, mais les médias de masse aussi. Toutefois, ces médias ont rapidement compris, avec leurs alliés de la publicité, qu’il était bien plus intéressant de tenter de contrôler que de s’opposer au risque d’être dépassé.
La reprise en main n’est pas terminée, mais elle est fort probable. D’ailleurs rien ne s’y oppose techniquement, certains pouvoirs autoritaires l’ont déjà démontré. Désormais « éduquer à la liberté humaine » c’est d’abord éduquer à la compréhension de ces mécanismes manipulatoires, de la colonisation de l’imaginaire. En informatique, le code et le contenu sont désormais séparés. Or dans la vie ils ne le sont pas. Ce fameux « contexte » qui trouble tout, qui localise tout, empêche la puissance du chiffre, et renvoie au particulier. Car, dans toute l’histoire de l’humanité, la constante de l’humain a été sa capacité à résister à tous ces totalitarismes. En voici un nouveau qui apparaît. Il est d’autant plus sournois qu’il articule parfaitement l’individuel et le collectif. Il laisse même croire à l’individu en sa « compétence individuelle au bonheur » pour mieux l’influencer. Autrement dit il est de plus en plus difficile de résister dans ce monde qui facilite la surveillance individuelle et la normalisation par la tyrannie de la majorité (cf. Dominique Pasquier).
Les gouvernants achètent des tablettes pour les jeunes. Les gouvernants sont manipulés par l’idéologie de la popularité. Les médias, qui contrôlent cette popularité avec une conscience bien plus lucide qu’ils ne le laissent croire, imposent un modèle de vivre ensemble qui touche toute la population et en premier lieu les jeunes. Les alliances qui se nouent en ce moment sont des alliances pour le pouvoir. La dernière étude du Credoc nous permet de lire les moyens de cette lutte (les publics vulnérables, les métissages culturels et technologiques) et les espaces de jeu qui sont ouverts à ceux qui contrôlent en particulier l’information (en flux et interactif).
Récemment, nous parlions de l’éducation des jeunes dans un contexte numérique : aujourd’hui il est plus qu’urgent d’éduquer à « choisir ». Et de choisir en conscience au delà des manipulations possibles. Or cette éducation n’est pas celle de nos écoles (elles imposent les contenus et le chemin), elle n’est pas celle de nos médias (ils imposent les contenus et leur diffusion), elle n’est pas celle de nos gouvernants (ils tentent d’abord d’attirer à eux par la soumission inconsciente). Cette éducation est bien plus difficile qu’il n’y parait. Après la tyrannie de l’absence d’éducation (au XVIIIè et XIXè), il est possible que nous entrions dans l’ère de la tyrannie de la majorité, de la tyrannie de la popularité, c’est à dire la tyrannie de l’éducation imposée…
Une véritable éducation est à reconstruire, elle ne se limite pas à l’école, bien au contraire, elle devrait même l’engloutir.
A débattre
BD

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