Des traces qui nous gouvernent ?

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Un article récent de D. Cristol évoquait la possibilité d’utiliser les traces d’apprentissages pour remplacer les diplômes. En janvier dernier François Xavier et Cécile Hussher publiaient chez FYP (2017) « Construire le modèle éducatif du 21e siècle. Les promesses de la digitalisation et les nouveaux modes d’apprentissage » dans lequel ils évoquent aussi la place des traces pour aider à l’apprentissage, laissant aussi entendre un chemin vers la certification et tout au moins vers la remédiation. Rappelons aussi que depuis le début des années 1980, la possibilité de la Valider les Acquis Professionnels puis de l’Expérience en 2002 (VAE) est une forme de reconnaissance des traces de l’activité, mais à constituer, voire à reconstituer. Certes les traces d’aujourd’hui ne sont pas seulement celles d’hier, mais elles sont enrichies de sources nouvelles. IL faut aussi considérer le fait que l’évolution des diplômes et certification professionnelles est encore à faire, la VAE n’est pas encore généralisée, même si d’aucuns avaient entrevu le potentiel de cela d’une autre manière au sein des organisations (Serres, Levy, Autier, les arbres de connaissance, la Découverte 1992).
La trace est d’abord un fragment de fait pouvant avoir du sens seul ou rapproché d’autres traces. Ce terme qui reste pour l’instant relativement peu employé par rapport au termes données ou encore data quand ce n’est pas big data, se rapporte à quelque chose d’important dans l’évolution actuelle de notre société. Au-delà des traces de l’apprentissage, ce qui constitue le côté qui peut sembler positif, il y a tout simplement le traçage de toute activité humaine, constituant ainsi une source d’information pouvant servir à de nombreux projets de toutes natures. On peut donc constater qu’avec le développement de l’informatique, en particulier connectée, la possibilité de constituer des traces des activités s’est enrichi de manière extrêmement importante. Lorsque les états dictatoriaux dans les années 1950 veulent surveiller les peuples, ils organisent la collecte de trace en faisant appel aux personnes qui soit rémunérées, soit gratuitement fournissent des informations à des services structurés qui vont ensuite exploiter ces données. L’impossibilité d’une collecte automatique de trace oblige, celui ou celle qui veut valoriser son parcours, à conserver des traces physiques de son activité. Ainsi nombre de candidats à la retraite doivent rassembler les traces de leur activité pour prouver leurs cotisation (comme l’a très bien montré le film « Mammuth » de G Kervern et B Delépine).
Les traces nous gouvernent, et cela depuis bien longtemps. Et même si nous luttons pour ne pas laisser de trace cela est bien difficile. On peut penser ici à l’étrange affaire de M Dupont de Ligonnès et à la disparition de cette personne, ou encore à l’assassinat du préfet Erignac éclairé par l’enregistrement d’appels téléphoniques. Historiens et policiers sont amateurs de traces dont ils tentent de faire usage pour donner sens à des actions passées. Avec la possibilité informatique d’enregistrement de traces d’activités nouvelles on passe à une autre échelle de gouvernance. Ni policière, ni politique, désormais elle deviendrait éducative. Devant un groupe d’élèves dont j’ignore souvent l’activité réelle, je serai, peut-être, content de pouvoir surveiller leur activité. Ainsi ce concepteur de réseaux informatiques pour l’enseignement donnait jadis comme argument la possibilité de voir ce que fait chaque élève sans changer de place, depuis le bureau de l’enseignant. A l’époque on ne parlait pas encore des traces, mais simplement d’une surveillance en temps réel. Imaginons le discours tenu par un concepteur ambitieux déclarant que vous pouvez non seulement surveiller en direct, mais aussi en différé, et en plus vous pouvez aussi disposer d’un outil d’analyse du comportement passé qui vous guidera dans votre enseignement (pour maintenir l’ordre dans la classe ou pour améliorer vos interventions pédagogiques.
Si nous ajoutons un peu de « neuro » dans le cocktail on pourrait avoir un outil de contrôle de l’autre, de l’élève… Quand un enseignant déplore le fait que ses étudiants se cachent derrière les écrans, peut-être rêve-t-il à un outil de contrôle et de surveillance. Quand il utilise des systèmes de vote ou de QCM pendant le cours il peut aussi disposer d’un retour assez fin de ce que ses étudiants font. Si l’on couple le logiciel de questionnement et un système d’enregistrement de l’activité détaillée de l’étudiant (tracking sous forme d’enregistrement des frappes clavier – keylogger) et si l’on met en arrière-plan un logiciel d’analyse comportemental de ces traces, on peut aller très loin à l’intérieur de l’individu. Si pour l’instant l’imagerie du cerveau reste très lourde à mettre en place dans un contexte ordinaire, on peut imaginer ce qui se passerait si un simple implant permettait de visualiser les flux interneuronaux…. D’ailleurs on peut être surpris de certains propos sur la neuroéducation (?) tant ils laissent à penser que ce fantasme du prof qui voit dans le cerveau des élèves est proche… On me dira que j’exagère, mais l’expérience montre que nous avons assez souvent tendance à nous imaginer en contrôleur mental de l’autre, c’est un fantasme courant.
Si les politiques ont très tôt compris l’importance des traces pour contrôler la société, les marchands s’en sont longtemps remis à des enquêtes et des observations (panels et autres) pour tenter de comprendre les clients. Avec les systèmes de traces désormais disponibles, la captation des traces a pris une ampleur qui rend désormais essentiel tous les systèmes de captation comportementale pour pouvoir vendre des produits. Du ticket de caisse à la carte de fidélité ou aux puces RFID, l’arsenal se renforce chaque jour, sans pour autant que nous en ayons réellement conscience, et souvent avec notre complicité, tant les services proposés nous semblent justifier cette prise d’information en contrepartie.
Car là est désormais le problème : apprendre la contrepartie. Les politiques, comme les marchands, n’ont pas intérêt à ce que nous leur demandions une contrepartie à cette captation d’informations. Et pourtant ces informations nous appartiennent. Nos enfants et petits-enfants entrent dans une société qui parle de transparence mais qui ne la met pas réellement en œuvre ou seulement pour la vitrine. Avec les traces que l’on garde de nos activités, il y a une ambiguïté : c’est pour la transparence de l’activité, mais ce qui en est fait n’est pas transparent. Lorsque je me connecte à Internet, si j’ai en plus un compte Google, l’ensemble de mon activité en ligne va être tracée (cf. le lien ci-dessous du site lavenir.net) comme vous pouvez le constater. Cette impressionnante manière de faire est souvent fustigée par l’idée commerciale associée. Mais ce n’est qu’une partie émergée de l’iceberg. Mieux vous connaître c’est mieux vous gouverner, mieux vous manipuler. Les défenseurs des libertés individuelles ont encore du travail… cf. la Quadrature du net. Quand on voit la faiblesse des institutions publiques chargées de cette surveillance (CNIL etc.…) on peut qu’être inquiets et demander à tous ceux qui veulent nous imposer leur modèle de toujours expliquer comment ils recueillent nos traces et ce qu’ils en font. Manifestement les pouvoirs politiques n’ont pas les armes pour s’opposer aux pouvoirs techniques et marchands qui développent ces moyens… Il est temps d’ouvrir les yeux.
Dans l’établissement scolaire, il est un exercice intéressant à faire sur les traces : que ce soit avec l’ENT de l’établissement, ou que ce soit avec les divers usages fait de l’Internet et de l’informatique, quelles traces sont collectées ou peuvent l’être, par qui, et pour quelles raisons ????
 
 
 
Page de google qui présente les relations avec les sites et applis partenaires (consulté en juillet 2017) :
https://www.google.fr/intl/fr/policies/privacy/partners/
Un article qui permet de savoir ce que Google sait de vous (consulté en juillet 2017) :
http://m.lavenir.net/cnt/dmf20160707_00851062/voici-comment-consulter-tout-ce-que-google-sait-de-vous?platform=hootsuite
Article de D Cristol pour Thot Cursus : « Et si les traces d’apprentissage en ligne remplaçaient les diplômes ? » rédigé en juin 2017
http://cursus.edu/article/29131/les-traces-apprentissage-ligne-remplacaient-les/#.WYSHLelpy03
Le site de la Quadrature du net :
https://www.laquadrature.net/fr

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  1. […] Mais une nouvelle technique exploite les réseaux sociaux. Tout ce que votre navigateur peut balancer sur vous. Peu de gens en ont conscience, mais votre navigateur peut en dire beaucoup sur vous. Votre adresse IP évidemment, les plugins installés sur le navigateur, mais aussi votre géolocalisation, le type de machine et de connexion que vous avez, et même les sites web sur lesquels vous êtes connecté. Si vous lisez mon site depuis longtemps, vous savez déjà tout ça, et vous savez aussi que rien qu'avec ces infos, on peut vous tracer de manière individuelle. E-réputation : 3 outils pour savoir qui parle de nous sur Internet. Des traces qui nous gouvernent ? – Veille et Analyse TICE. […]

  2. […] Vous dirigez un observatoire dont l’objet est de faire connaître et de combattre les inégalités, pourquoi donc vous élever contre ceux qui dénoncent les injustices de notre système scolaire? Louis Maurin. Notre observatoire est un organisme indépendant, notre objet n’est pas de caricaturer la situation sociale pour nous faire valoir mais de décrire les évolutions de notre société. Des traces qui nous gouvernent ? – Veille et Analyse TICE. […]

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