Les questions de 1981 peuvent se reposer aujourd'hui…. sur le numérique en éducation

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JACQUES ELLUL Education 2000 1981
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En 1981, Jacques Ellul est interrogé dans une revue de l’Institut Supérieur de Pédagogie de Paris sur le lien entre enseignement et informatique. Son analyse, bien que datée, mérite d’être relue, ligne à ligne et mise en perspective avec ce que l’on vit aujourd’hui. Malheureusement, les questionnements qu’il a soulevé en son temps n’ont pas été entendu suffisamment, et encore aujourd’hui je vous invite à le lire « précisément et jusqu’au bout… car s’il ne fait pas 100 pages, il ne fait pas non plus 288 caractères….
 
Jacques Ellul, Professeur de droit à 1 ’Université de Bordeaux], est l’auteur de nombreux ouvrages sur des questions aussi différentes que la technique, l’information, la propagande, l’éthique, la foi. Les deux plus récents sont, rappelons-le : La Foi au prix du doute (Hachette) et La Parole Humiliée (Seuil). Ses récentes prises de position sur l’évolution de l’enseignement supérieur ont été remarquées. Sa réputation ne cesse de croître à l’étranger où il est reconnu comme une des voix libres en France. Il aborde ici le rôle fondamental de l’enseignant.
Education2000 N°19, Informatique au présent, ISP, Paris, 1981
Informatique et Enseignement
Ce thème est d’autant plus important que le gouvernement a décidé de faire pénétrer l’informatique dans les collèges et lycées. Nous sommes en présence d’une volonté délibérée, à l’égard de laquelle, il me semble, 1e corps enseignant a nettement à prendre parti. Mais il faut d’abord essayer d’éclairer le problème. Ce qui n’est pas simple. Il faut évidemment séparer l’enseignement de l’informatique d’avec l’enseignement où l’ordinateur est intégré comme appareil d’enseignement. Pour le premier point, il ne soulève pas de grandes difficultés à première vue : du moment que les élèves seront appelés, dans tous les métiers qu’ils exerceront, à utiliser l’informatique, il vaut mieux qu’ils soient au courant de l’utilisation des ordinateurs, de la programmation et qu’ils puissent s’intégrer dans le « logiciel ». Soit. Je n’insisterai pas là-dessus, je me bornerai à faire deux remarques.
Tout d’abord, s’il fallait préparer les élèves à l’usage de tous les engins, pourquoi la conduite automobile ou la dactylographie ne seraient-elles pas, aussi, enseignées dans les collèges ?
La seconde est plus sérieuse : la décision est prise en fonction d’une certaine conception de la société, de l’évolution : « C’est la fatalité, 1e destin. On n’arrête pas le progrès. » Maintenant que l’on a commencé à informatiser, bien entendu, il y aura de plus en plus d’ordinateurs partout, de robots, d’engins de bureautique, de télétex, etc, etc. c’est fatal. Donc il faut préparer les enfants à entrer dans cet univers informatisé. Or, ce n’est pas tout à fait évident. Mais surtout, il faut être très au clair Sur le fait que personne au monde n’est actuellement capable de dire quels seront les effets de cette informatisation. Les experts les plus compétents sont tous en contradiction sur tout. Non pas sur la technique des appareils eux-mêmes, bien sûr, mais sur les effets psychologiques, sociologiques, économiques, politiques, de cette informatisation. Nous sommes dans une ignorance totale. Pour les uns, il est évident que l’informatique va accroître le chômage, mais d’autres démontrent que l’informatique est créatrice d’emplois. Pour les uns, il est évident que l’informatique est l’instrument par excellence de la concentration des pouvoirs, de la centralisation et du contrôle socio-politique, mais les autres tiennent pour non moins évident que l’informatique est créatrice de décentralisation, d’autonomie des petites unités, de libération. Pour les uns il est évident que l’informatique restitue le pouvoir à la base et fournit de l’autonomie de choix, de décision, et qu’elle est créatrice de relations conviviales multiples. Pour les autres, qu’elle supprime toute possibilité d’intervention, de choix, et qu’elle substitue à des relations personnelles des relations anonymes. Or chacun a des arguments décisifs Et je pourrais multiplier les exemples. Autrement dit, c’est un domaine où nous ne savons rien.
Et il ne faut surtout pas dire que l’informatique est un outil neutre qui sera ce que nous voulons ! En réalité, l’informatique entre dans une société d’un type donné : élitiste, centralisée, concentrée. Où seraient les forces capables d’aller à l’encontre ? Il ne faut pas imaginer que l’informatique va produire un changement du courant social par elle-même. Il paraît vraisemblable qu’elle entraînera d’une part une croissance de l’atomisation sociale et en même temps une centralisation croissante. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il paraît dangereux de préparer les enfants à entrer dans une société informatisée dont on n’a pas la plus petite idée de ce qu’elle peut être et de les y adapter d’avance. Autrement dit, l’enseignement de l’informatique n’est pas tout à fait identique à l’enseignement de toutes les autres matières du programme, ou bien, pour ceux qui s’accordent avec les thèses de BOURDIEU et PASSERON, c’est une matière d’enseignement qui porte à la puissance n les orientations qu’ils avaient détectées.
Mais notre propos ici n’est pas tellement de penser l’informatique en tant que matière à enseigner, c’est l’autre aspect qui doit nous retenir, l’informatique participant à l’enseignement, l’ordinateur, aide ou substitut du professeur. Et il semble que nous soyons en présence alors de deux ordres de questions. L’ordinateur peut-il se substituer à l’enseignant ? Celui-ci, par ailleurs, peut-il accepter d’être un acteur supplémentaire d’intégration sociale par la diffusion et l’accoutumance à l’informatique ?
On a eu quelques illusions il y a une dizaine d’années quant aux possibilités pédagogiques de l’ordinateur. Aux deux extrêmes on vous représentait, soit un enseignement distribué par un ordinateur central, relayé dans chaque classe de tout un pays, et l’enseignement s’effectuant par le complexe « Ordinateur-Télévision-Téléphone ». Un ordinateur à lui seul, convenablement programmé, pouvait distribuer pour tout un pays un même enseignement d’une certaine matière, à un certain niveau. L’autre extrême : l’ordinateur répétiteur pédagogue individualisé. D’une patience inlassable et capable de conduire méthodiquement chaque élève au point de compréhension ou d’exécution satisfaisant. L’ordinateur fera, sans impatience, répéter la phrase d’anglais par l’élève jusqu’à ce que celui-ci l’ait formulée sans faute grammaticale et avec un accent parfait. Des deux côtés c’est absurde. Les problèmes sont malheureusement plus complexes. Admettons d’abord que s’il s’agit d’une transmission de connaissances, l’ordinateur peut être programmé pour ce travail parfaitement bien. Il saura tout, il n’oubliera rien, il communiquera les connaissances matérielles, formelles, sans lacune, et il répétera autant de fois que cela est nécessaire. S’il s’agit de corrections de devoirs, l’ordinateur peut évidemment corriger des épreuves, dire si la solution du problème est exacte ou non, en mathématique, physique, etc. et même détecter où a eu lieu l’erreur de raisonnement. De même, il peut corriger les fautes d’orthographe ou, s’il a été programmé de façon particulièrement sophistiquée », corriger des thèmes et des versions. Ceci étant déjà beaucoup plus contesté par les spécialistes. En réalité, on n’a pas encore d’ordinateur qui soit une machine à traduire de façon satisfaisante. Enfin dans le domaine du contrôle des connaissances, l’ordinateur peut toujours fonctionner tant qu’il s’agit de réponse par « vrai ou faux ». Il ne peut guère aller au-delà. C’est-à-dire que, pour prendre deux exemples dans ce domaine des corrections, d’une part l’ordinateur restera totalement incapable d’apprécier la qualité du style d’une composition française (il ne pourra jamais qu’apprécier la conformité du style à celui que le programmateur a estimé être le bon), encore moins les inventions stylistiques ; d’autre part il restera totalement incapable d’évaluer une nouvelle interprétation des faits historiques ou des opinions philosophiques. L’ordinateur ne pourra jamais corriger des copies sur les « origines du capitalisme » par exemple, ou sur la relation de Kant et de Hegel…
Mais venons-en au plus sérieux : la formule qui s’est répandue partout ces derniers mois était que « les Machines à enseigner rendront caduque l’éducation nationale enfermée dans les murs de l’École ». Je prétends pour ma part que c’est une énorme sottise. Et ceci à deux niveaux. Transmettre des connaissances par des moyens plus efficaces, c’est le même problème que la Télévision. Il est absurde de dire que la TV est la grande concurrente de l’école, ou plutôt ceci dénote la démission des enseignants. La TV transmet quoi ? Un amas informe de connaissances, vous Verrez de façon passionnante un reportage sur les phoques, des films sur les animaux sauvages, une information de vulcanologie, des explications (sommaires) sur tel phénomène économique, une pièce de Shakespeare Ou de Sophocle… (pour les meilleures émissions !) et j’entends bien que tout cela est fort intéressant, mais cela ne constitue ni une culture, ni une pensée. Pour comprendre et utiliser correctement ces informations, ces manifestations, il faut déjà avoir un cadre culturel dans lequel chacune de ces pièces viendra se situer. Il faut avoir un outil intellectuel qui permette d’analyser, de décrypter les significations, de procéder à des comparaisons, etc. Autrement dit : la TV peut servir de complément à une formation intellectuelle et culturelle, sinon elle donne un magma de connaissances absurdes, elle produit une parfaite incohérence mentale et de la confusion.
Une culture ce n’est pas une accumulation d’informations, mais une organisation capable d’assimiler et de mettre en place ces informations. Une intelligence n’est pas un outil capable de répondre aux questions du Quitte ou double, mais une capacité de critique, d’analyse et de synthèse, que ni la TV ni aucun ordinateur ne permettront de développer. Autrement dit, l’ordinateur comme assistant d’un professeur pour la répétition des connaissances, pour l’illustration ou pour la totalisation : oui. Mais il reste parfaitement inerte pour la formation de cette intelligence ou de cette culture. Il peut même devenir un obstacle important. En effet, jusqu’ici l’intelligence a toujours fonctionné à partir des données concrètes (seule l’algèbre ou la mathématique moderne y échappait). On pensait sur des faits rencontrés, sur des expériences effectives, Il y avait un rapport entre la vie et la pensée. On critiquait, à juste titre, les programmes qui faisaient apprendre du Racine à des enfants de treize-quatorze ans qui ne pouvaient guère entrer dans ces finesses psychologiques. Avec l’ordinateur, on passe à un autre type de pensée, il y a modification du mode même, non seulement de raisonnement, mais de pensée : on va travailler sur des informations qui seront toujours abstraites. Précisément parce qu’elles sont totales et globales. Elles ne se réfèrent plus à rien d’expérimental vécu. Je ne peux ici développer cette indication.
Mais nous voyons déjà par ce que nous disions plus haut, apparaître, non pas une modification du rôle des professeurs, mais je dirai le retour à l’essentiel. Et c’est assurément une des qualités importantes de l’informatique de nous mettre au pied du mur pour savoir si nous sommes capables d’assumer notre rôle humain. Ici, en particulier, est-ce que le professeur va cesser d’être un diffuseur de connaissances pour devenir (ce qu’il doit être !) un formateur d’intelligence et un initiateur de culture  » Et ici l’informatique ne peut en rien le remplacer. Mais il devra se battre pour surpasser la logique informatique et la fascination de l’appareil miraculeux !
Et voici un second domaine où l’enseignant-personne » me parait indispensable, irremplaçable dans l’enseignement, un domaine où l’ordinateur ne peut entrer, une qualité irréductible à l’informatique. Le professeur n’est pas, ne peut pas être seulement un transmetteur d’information ; qu’il le veuille et le sache ou non, il est immanquablement pour les élèves une présence vivante, un adulte, qui va être soit un modèle d’identification, soit un vis-à-vis de répulsion. L’élève inévitablement se forme par rapport à Ia personnalité du professeur. Il peut l’admirer, le mépriser, le haïr, le redouter, l’aimer, le rapport humain est inséparable de « l’instruction ». Il y a en même temps apport intellectuel et « in-struction >>, c’est-à-dire construction à la fois d’une connaissance, d’une culture et d’une personnalité. La relation humaine est indispensable à la formation intellectuelle. Aucun ordinateur ne transmettra en fait aucune formation intellectuelle (sinon des capacités abstraites de raisonner juste) parce qu’il n’est qu’un mécanisme et ne présente qu’une voix de robot et un écran glacé de téléviseur. Or, dans la mesure où l’école reste le lieu principal pour les enfants (depuis la réduction du temps passé dans la famille, du rôle de la famille, depuis aussi le développement du travail des mères de famille), il faut, il est indispensable que l’enfant ait une relation humaine à l’école avec des adultes. Le professeur doit (devait déjà, et il y manquait parfois, mais doit absolument, encore plus maintenant !) être un « modèle de vie » dont l’enfant a besoin. Or, ceci comporte deux aspects également indispensables. Tout d’abord nous savons de mieux en mieux, depuis BUBER, que la personnalité ne se forme et ne se développe que dans la relation à une autre personne. C’est parce que je suis quelqu’un qui existe pour l’autre que j’apprends à exister en moi-même. La fameuse relation du Je et du Tu. Je suis parce que Tu es là. Je suis appelé « Tu » par l’autre, et par là je deviens ce que je suis. Or, cette relation me paraît fondamentale dans la pédagogie, dans la relation Maître-Élève. Et peut-être s’il y a eu des réactions dures et négatives de la part des élèves, c’est aussi parce qu’ils se sont trouvés en présence de Professeurs qui étaient sans doute de bons techniciens pour leur faire apprendre des choses, mais pas exactement le vis-à-vis qui permette à l’élève de devenir un « Je ».
Et l’autre aspect est complémentaire, il s’agit encore de la formation de la personnalité : là aussi la psychologie a évolué, on reconnaît maintenant que celle-ci apparaît toujours dans un affrontement à un obstacle, à une discipline, à un interdit. Bien entendu, il ne faut pas que l’autorité, la contrainte, soient telles qu’elles écrasent celui qui en est l’objet. Il faut une discipline, une « loi », mais qui soient telles que l’enfant qui entre en conflit avec ce pouvoir développe ses propres forces, soit capable d’un dépassement. Il faut que la transgression soit toujours possible. La réaction d’une pédagogie non directive contre l’autoritarisme et la rigueur absolue a conduit à une sottise, l’abandon de toute autorité. Autrement dit, tout doit se jouer dans une relation humaine souple où celui qui est investi d‘autorité la manifeste à un niveau tolérable et de façon telle qu‘elle puisse être un facteur de développement de l’autonomie de la personne de l’élève et non pas une « mise au pas » et une conformisation. Or. il est évident que dans tous ces domaines, l’ordinateur ne peut strictement rien ! Il ne sert à rien. Il n’existe pas. Mais la conjugaison : ordinateur-professeur, conduit à magnifier le rôle du professeur, agent de culture d’une part et de formation de personnalité de l’élève d’autre part. Il est maintenant dans cette fonction l’agent décisif de ce que va devenir la génération qui vient, bien plus important que la TV ou l’ordinateur. Mais il est évident que, ou bien il acceptera cette mission, ou bien il sera remplacé par la machine.
Or une autre inquiétude s’est faite jour. L’ordinateur est évidemment un instrument d’intégration et de contrôle social. Nous n’allons pas ici discuter de centralisation ou décentralisation, la question est controversée et « indécidable » pour le moment, malgré, à mon avis, une très forte probabilité en faveur de l’ hypercentralisation. Mais de toute façon avec l’enregistrement des données, l’inter-connexion des fichiers, la rapidité de transmission des informations, on est obligé d’admettre que le contrôle social s’exercera inévitablement et de façon de plus en plus lourde et, en même temps, dans la mesure où l’individu est de plus en plus accoutumé, adapté, familier à l’égard des systèmes informatisés, il tend à réagir de moins en moins contre une telle possibilité. Le gadget électronique n’est pas innocent. Il nous conduit à considérer comme tout-à-fait simple et normal le développement des banques de données et des fichiers de contrôle. Dès lors, l’entrée de l’ordinateur à l’école paraît exactement du même ordre, et présente les mêmes dangers : adaptation de l’enfant à cet appareil, reconnaissance que tout ce que fait l’ordinateur est à la fois compréhensible, utile, efficace et même indispensable, dès lors acclimatation à toutes les applications de ce qui est non pas un appareil, mais un énorme réseau. Bien entendu, cette crainte est tout-à-fait légitime.
Mais j’avancerai alors dans une voie qui est périlleuse, car elle conduit à prendre des orientations inverses des intentions de nos gouvernements quand ils veulent informatiser l’école. Si nous considérons qu’il s’agit d’élever des hommes et non pas de fabriquer des techniciens, si nous pensons d’autre part que l’informatique présente, dans la diversité incontrôlable de ses applications, des dangers extrêmes, j’aurai tendance à considérer alors cet ordinateur en tant qu’ennemi. Je précise bien : je ne dis pas qu’il le soit. Mais il a la potentialité de l’être, et nous n’avons aucune garantie qu’il ne le soit pas. Or, à l’égard d’un ennemi totalement invisible et inconnu, nous n’avons aucune arme, aucune possibilité de nous protéger, et de nous défendre. Tant que la médecine ignorait les microbes, elle ne pouvait pas défendre le malade contre eux. En face de la propagande, j’ai montré par ailleurs que la défense ne consiste pas à faire une contre-propagande (qui reste une propagande !) mais bien à démonter les mécanismes de propagande, à expliquer les ressorts et les processus, à montrer pourquoi telle personne dit ceci, à apprendre au propagandé qui va se passer, sur quoi, en lui, on agit, comment on attend qu’il réagisse et comment il peut déjouer cela. De même encore, un grand spécialiste des tests de personnalité, ayant vu l’extrême danger de leur application, a écrit un livre remarquable pour avertir le public non pas de ce danger, mais du « comment ça fonctionne », comment sont conçues les questions, comment sont interprétées vos réponses, comment les données sont croisées, de façon à ce que le lecteur apprenne à échapper à ce type de classement et de contrôle. Il en est, à mon sens, exactement de même ici. Ce n’est pas en refusant de faire de l’informatique en classe que l’on préservera les élèves. Ils seront possédés par les gadgets et des écoles d’entreprises. Il faut au contraire leur apprendre ce que c’est, comment on s’en sert, ce qui est possible avec ces appareils démonter à la fois l’apparei1 lui-même et la société dans laquelle il se développe, et montrer le réseau de toute l’informatique, pour apprendre à l’élève à se méfier et à critiquer cette évolution. C’est le seul moyen de limiter le contrôle social par l’informatique. Bien entendu, il ne s’agit pas de développer une hostilité systématique (et à la limite de provoquer la destruction des appareils !), ni une mentalité de panique devant un tel pouvoir (ce qui fut parfois le tort dans la propagande antiatomique). Mais il faut partir de la certitude que c’est quand on connaît effectivement une situation que l’on peut la dominer. C’est quand on a analysé les éléments du pouvoir que l’on peut élaborer un contre-pouvoir. C’est toujours à partir une appréhension exacte, approfondie, rigoureuse de la réalité que l’on peut trouver une réponse au défi de cette réalité. Il serait alors nécessaire de concevoir cet enseignement non pas comme : « Comment peut-on se servir le mieux possible de l’ordinateur ? Comment peut-on servir le mieux possible l’informatique ? Comment être, grâce à l’informatique, un agent plus utile au développement de la société ? ». Mais bien : « Comment, connaissant les pièges et les dangers de ce réseau, de ces mémoires ces contrôles qui recouvrent la société, trouver une parade, une riposte pour sauvegarder la liberté de l’homme et sa capacité de jugement ? Comment détourner l’informatique de son orientation évidente pour la faire servir à un contre-pouvoir ? Comment rompre la systématique technicienne précisément en utilisant l’extrême développement de cette technique ? ». Voilà quel est l’enseignement, tout à fait orienté, thématisé, qui peut en même temps mettre l’élève au courant de cet appareillage inévitable et dans une situation de choix, de décision et d’indépendance. Il est évident que ceci implique de la part des professeurs une mutation pédagogique exactement comme le premier point. Il n’a encore jamais été pratiqué, cet enseignement « en partie double », d’une part apprendre une science ou une technique, d’autre part, et en même temps, apprendre la critique à l’égard de cette même science et technique. Il est très intéressant de constater que, ou bien le professeur était tellement séduit, enthousiaste, convaincu de la validité de la science qu’il oubliait totalement la réserve critique. Ou bien ceux qui prétendaient faire la critique le faisaient à partir d’un a priori idéologique (la science est bourgeoise, il faut faire une critique de classe, etc.) qui se situait tout-à-fait en dehors du cadre scientifique, et il faut bien dire que dans ce cas, très souvent, l’enseignement dans sa scientificité et sa technicité manquait de rigueur et d’exactitude. Il faut, autrement dit, accéder à un niveau supérieur de l’enseignement où la critique soit intégrée (mais non pas comme on le faisait souvent en science : on faisait la critique d’une théorie, à partir d’une meilleure…) et effectuée à partir de la connaissance qu’il n’y a pas de science innocente et qu’il faut l’apprendre aux élèves. L’informatique me paraît être le cas privilégié pour faire cette démarche, en même temps qu’elle est le défi qui nous est adressé (peut-être le dernier, avec le génie génétique) pour nous obliger à repenser un enseignement qui permette à l’élève de devenir un adulte capable de procéder à des choix dans un monde d’objets d’informations et de machines. Il va de soi que ces orientations, qui montrent que le rôle des professeurs reste absolument central, vont exactement à l’encontre de l’attente gouvernementale. Mais il serait temps que le corps professoral retrouve 1e sens de sa vocation spécifique et de son pouvoir.
 
Jacques Ellul

  1. Whyte : L’homme de l’Organisation

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