Réinterroger notre relation au monde, disponibilité et numérique

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« Rendre le monde indisponible » tel est le titre un peu provocateur du dernier livre traduit en français d’Hartmut Rosa (La Découverte 2020, 2018). On connait ce chercheur pour ses travaux d’une part sur l’accélération et d’autre part sur la résonance. Dans ces travaux précédents, il avait montré que nos vies sont dans une accélération importante et que retrouver le sens de la relation aux autres et au monde qui nous entoure est une des clés essentielles pour reprendre la main sur notre devenir. Désormais, il poursuit son travail en nous permettant de comprendre que ce qui pousse notre développement, notre culture (mondiale) c’est le besoin de rendre « le monde disponible » de le mettre à notre disposition. En même temps il met en avant le fait que d’une part, comme pour Bruno Latour, l’humain est inséparable du monde qui l’entoure, il en est un élément, et que d’autre part, le monde lui ne répond plus comme l’humain s’y attendait. Ainsi la crise du coronavirus illustre en partie cette thèse tout autant que la question du réchauffement climatique. Ce qui est impressionnant dans ce travail c’est qu’il met en évidence que nous sommes à un point de rupture : où nous écoutons ce monde auquel on n’appartient ou on continue de le penser extérieur alors que l’on ne lui parle plus et qu’il ne répond plus.
« Les quatre moments de la mise à disposition – rendre visible, atteignable, maîtrisable, utilisable – sont, dans les institutions fondatrices de la société moderne, solidement institutionnalisés » (p.25) Cette phrase résume la thèse qu’il défend dans laquelle il démontre que nous voulons rendre le monde disponible, à notre disposition. Cette critique s’applique bien sûr à ce qui sous-tend le progrès, la science, les techniques. Elle sous-tend en particulier ce qui favorise le développement de l’informatique et du numérique actuel. Pour le dire autrement, l’accélération induite par l’informatique, le web et plus généralement le numérique et l’adoption par la quasi-totalité des humains de ces dispositifs confirme la thèse selon laquelle nous voulons mettre le monde « à nos pieds ou plutôt dans nos écrans et derrière nos pouces ».
La lecture, difficile par moment, de cet ouvrage ne révèle pas un pessimisme ou déclinisme (collapsologie…). Bien au contraire, il s’agit que chacun de nous prenne conscience de ce qui est parfois enfoui au fond de nous, peut-être dans notre inconscient individuel mais aussi dans nos représentations sociales de l’humain dans le monde. A partir du moment où les adultes prennent conscience de cela, il est possible aussi de le partager avec les jeunes avant qu’eux-mêmes ne le comprennent et ne viennent le crier à la figure de leurs parents et autres éducateurs. Ainsi en est-il de cet exemple que constitue la généralisation du numérique que nous imposons aux enfants : nos jeunes sont déjà en train de nous révéler les limites de « notre progrès d’adulte », alors que nombre d’entre nous en sont encore à leur découverte. Ne nous méprenons pas. Les « spécialistes » qui déclarent que les jeunes n’y connaissent rien peuvent avoir raison sur le plan des savoirs faire, mais ils ont tort sur le plan des savoirs être. Effectivement, comme tout un chacun, je maîtrise ce que j’utilise, sur un plan technique et manipulatoire. Par contre, comme tout un chacun, je découvre une dimension de la culture qui m’est étrangère. Or, à la différence, les jeunes sont « nés avec » ou plutôt « nés dedans ». C’est ce déjà-là qui s’impose à eux, alors que pour nous c’est du « construit ». Mais pour nous adultes et pour rejoindre Hartmut Rosa, le numérique contribue au développement de notre volonté de nous rendre le monde disponible, d’abord individuellement.

En termes d’éducation, cela signifie qu’il nous faut engager réellement un dialogue autour du numérique, de la manière dont il construit le monde, dont il se construit dans le monde, dont il nous construit. Le prisme de base de cette éducation peut tout à fait être celui de la « disponibilité » et celui de la « résonance ». On peut rapprocher cette réflexion de celle menée par Sylvain Tesson (https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-20-mars-2020) au travers de ses expériences personnelles dans sa relation au monde. La crise du coronavirus traduite au quotidien par la peur de la maladie, mais aussi la nécessité du confinement, pourra être fondatrice de cette prise de conscience, de ce changement de point de vue devenu nécessaire.

Le potentiel du numérique, en ces périodes de confinement, est positif et négatif. Positif, car il permet de conserver le monde à portée de clic et donc d’éviter l’aliénation, le rejet. Il permet aussi de répondre à la rupture du lien : on peut enseigner et apprendre à distance. Du jamais vu pour la plupart d’entre nous et les moyens numériques vont gagner en indice de popularité. Négatif, car il pourrait bien que les moyens numériques (re)deviennent l’alpha et l’oméga de notre volonté de rendre le monde disponible, et que nous oublions les analyses des deux auteurs que je convoque ici. Non qu’il faille rejeter les moyens numériques et techniques actuels, mais repenser le sens qu’à leur développement, leurs finalités. Il ne s’agit pas seulement des dernières technologies, mais aussi des précédentes, le livre, la radio, la télévision, le téléphone, toutes ces techniques et leurs extensions, qui au cours de l’histoire ont façonné en notre for intérieur notre idée du monde et de sa disponibilité.

L’école, la scolarisation, sont par définition en dehors du monde tel qu’il est, à distance de ce monde, et c’est logique. Par contre ils sont en reprise de que ce monde a été, et surtout en prédiction de ce qu’il convient d’en faire. Quand les hussards noirs de la république préparaient nos jeunes à la vengeance de 1870, ils construisaient ce qui sera par la suite le XXè siècle et ses deux grandes guerres mondiales. Autrement dit l’école est un instrument de la construction de la manière dont on veut rendre le monde disponible, hier comme aujourd’hui. C’est pourquoi l’expérience du numérique que provoque pour l’ensemble des humains impliqués dans l’éducation la crise du coronavirus ne doit pas être une occasion de le béatifier, mais bien au contraire de repenser le passé et l’avenir de l’éducation et donc de l’école, dans son rôle pour apprendre à ne pas vouloir rendre le monde disponible mais bien de s’en sentir comme un des éléments qui dialogue avec les autres éléments de ce monde…

A suivre et à débattre
BD

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