Le paradoxe des inégalités

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Les bons élèves sont capables de se passer de l’école pour apprendre, pas les autres ? Cet aphorisme est aussi une relecture en creux de deux propos : celui du ministre d’une part : https://www.education.gouv.fr/des-activites-pour-les-vacances-en-periode-de-confinement-303381, celui du directeur d’un établissement catholique élitiste de Paris publiée par le journal Le Figaro : https://etudiant.lefigaro.fr/article/le-directeur-du-lycee-stanislas-alerte-sur-la-part-d-injustice-d-un-bac-attribue-sur-controle-continu_796cd100-7a4b-11ea-9e2c-96d0306afde6/

Les inégalités vont dans les deux sens semble-t-il à entendre ces deux discours : d’une part les bons élèves défavorisés par un bac en contrôle continu, d’autre par les élèves décrocheurs ou en difficulté plutôt dans les familles défavorisées. Comment se fait-il qu’il faille attendre cette situation de confinement pour que les inégalités prennent cette importance alors qu’en temps habituel, elles ne choquent personne ? Serions nous sommes habitués à cette course, cette concurrence pour parvenir aux meilleures places ? Sommes-nous convaincus que les inégalités soient inéluctables ? Il est paradoxal qu’il faille attendre cette période de confinement pour que ce thème apparaisse au grand jour : C’est après la première semaine dite d’enseignement à distance (merci le CNED) que l’on a commencé à comprendre ce que cette situation pouvait révéler d’inégalités. Bien sûr on a commencé à parler d’inégalité face au numérique qui s’imposait pour l’enseignement à distance. Mais rapidement il a bien fallu reconnaître qu’à distance comme en présence les inégalités demeurent, souvent les mêmes, mais parfois différentes. En tous les cas, apprendre à distance ça s’apprend, tout comme enseigner à distance, avec et sans numérique.

Rappelons ici quand même que si on relit l’ensemble des lettres de rentrée des ministres de l’éducation depuis 1998 (date de leur mise en place régulière), on s’aperçoit que le thème de la lutte contre les inégalités est systématiquement évoqué, même si les manières varient. Le discours rituel sur les inégalités (en particulier scolaires) semble être incantatoire tant il semble ne pas se traduire dans les faits par des rééquilibrages. Il y a plusieurs années qu’on entend les propositions de donner plus d’enseignement à ceux qui sont en difficulté, ce que le ministre reprend dans son propos récent. Pour certains élèves cela ressemble à la double peine : non seulement tu es en difficulté, tu décroche, mais on va-t’en donner plus, toi qui n’aimes pas l’école. On se rappelle ces soirées difficiles devant une assiette de soupe remplie qu’il fallait terminer sous peine de punition et que nos parents parfois re-remplissaient… Est-on capable de proposer « autre chose » que davantage d’école ? Les bons élèves sont d’abord ceux qui connaissent les codes de surface de cette école. Si un jour vous avez, au cours de votre scolarité été relégué en fond de classe, exotisé du groupe, puis puni de quelques heures de colles au cours desquels une impressionnante liste d’exercice rébarbatifs vous a été imposée, alors vous pouvez comprendre cette double peine. Si par contre vous êtes un habitué des rangs de devant (deuxième et troisième rang sont les plus efficaces car sous le regard direct de l’enseignant) alors ces inégalités peuvent avoir du mal à vous concerner, vous qui avez compris qu’on apprend à l’école mais qu’on apprend mieux si, à la maison on est stimulé ou accompagné.

Les moyens numériques ont apporté un renouveau à cette question : tous les élèves (ou presque) ont un smartphone dès le collège ! Plus largement la transformation de l’informatique en numérique au début des années 2000 a été le signal d’une transformation sociale. Si jadis la télévision avait inquiété l’école pour sa capacité à faire passer des informations et éventuellement des savoirs pouvant être appris indépendamment de l’école, elle n’a jamais réussi à atteindre l’école réellement (elle est restée confinée dans les familles à bonne distance de l’école). Quand on regarde quelques cours mis en ligne sur Lumni/France 4 en ce moment, on se rappelle les heures sombres de la radiotélévision scolaire du cours devant un tableau en train de faire cours, la classe habituelles quoi ! Ces cours singent semble-t-il en grande partie ce que l’on imagine être un cours en classe. Triste vision de la pédagogie et de la didactique basée sur le dyptique : discours/exercice. Certes le tableau noir est devenu numérique et interactif, certes la vidéo peut être vue sur un smartphone, mais est-ce suffisant ?

Le smartphone est en même temps admiré, car dans toutes les mains, et dénigré car insuffisant pour aller au-delà de l’habituel conversationnel. Du moins c’est ce qu’en surface on peut penser. Si l’on va au-delà de ces impressions, on peut signaler que le smartphone a bien remplacé l’ordinateur individuel dans de nombreux foyers. IL faut dire que le mode d’achat au travers de l’abonnement téléphone/internet rend l’achat presque indolore : c’est comme un prêt à la consommation qui ne se voit pas. Alors que l’ordinateur, qui parfois coûterait moins cher, est considéré comme un investissement et aussi semble plus difficile à utiliser qu’un smartphone (https://www.youtube.com/watch?v=3xwVLJocbt4). La commodité est passé par là. Ajoutons ici la culture de la téléphonie et donc de l’échange vocal pair à pair outre qu’elle est intégrée depuis longtemps sur un mode quasiment magique de présence à distance (« T’es où ? » Maurizio Ferrari), elle s’associe parfaitement dans le smartphone avec les autres services numériques multimédia connectés eux aussi disponibles sur le web.

Rendre ses devoirs sur smartphone n’est pas simple. Le clavier, même si les pouces sont aguerris, ne permet pas facilement l’écriture de documents longs et parfois complexes comme ceux que peut demander un enseignant. La tablette pourrait être un intermédiaire, mais avec clavier (ce que l’on voit de plus en plus souvent en milieu scolaire). Si l’on ajoute un clavier à un smartphone, reste alors la lisibilité de l’écran et la facilité de mise en page. Le smartphone serait donc source d’inégalités, en particulier scolaires… au vu des travaux demandés aux élèves.

Le paradoxe de l’inégalité dépasse le seul équipement puisqu’il concerne l’usage et la maîtrise plus ou moins avancée de ceux-ci. Seuls les établissements scolaires dans lesquels les élèves disposent d’un ordinateur ou d’une tablette en temps habituel en classe ont pu (pas toujours) permettre aux élèves d’être habitués à la manipulation et de développer les compétences adhoc. Si en plus ces matériels vont aussi à la maison, alors on peut penser, à condition que les enseignants l’accompagnent, que cela permet d’évider de nombreuses inégalités. Comment peut-on développer les habitudes, les habiletés et les compétences si l’on n’a pas de situation pour les mettre en œuvre ? Apprendre avec le numérique (à l’école et à la maison) est bien supérieur à apprendre le numérique ou apprendre par le numérique. On s’aperçoit donc que les inégalités sont bien préalables à la situation actuelle, même pour ce qui est de l’acquisition des compétences nécessaires en ce moment.

L’approche par le rééquilibrage (en distribuant du matériel) dans une visée d’équité est certes un moyen possible, mais équiper sans former et accompagner, même après 15 jours de confinement, est vain. Les moyens numériques et leur développement dans la société comme à l’école sont un révélateur des problèmes d’éducation et de notre système scolaire. La situation de confinement amplifie encore cela et l’élargit à un questionnement social et sociétal plus large (en particulier la question du lien à Internet). Mais elle renvoie aussi en miroir à l’école son incapacité à penser l’enseignement autrement. Il y a vingt ans que nous appelons de nos vœux à une réflexion globale sur l’apprendre dans nos sociétés. Il ne suffit pas de penser les compétences numériques ou les compétences du 21è siècle, il faut repenser le cadre de l’apprendre. Les timides essais d’interrogation sur la forme scolaire sont trop faibles pour faire bouger les choses. Peut-on penser qu’un mois et demi ou deux mois de confinement vont y parvenir ? La question reste ouverte pour tous les « prédictologues » qui veulent rêver.

L’inégalité est un étendard bien pratique en ce moment. Il donne une coloration sociale au discours, il donne une coloration sympathique et religieuse à des discours qui habituellement sont situés dans un espace social fondé d’abord sur des logiques de rentabilité, de marchandisation, d’économie, réelle et virtuelle. On a l’impression que chacun a le droit de se sentir victime de ces inégalités et donc de revendiquer une égalité ou même mieux une équité (donner à chacun selon ses besoins). Le paradoxe de l’inégalité tient dans ces revendications individualistes. Il est temps que fraternité et solidarité soient mise au centre de nos réflexions, non pas pour déplorer leurs manques, mais pour envisager d’autres manières de faire, dès demain, dès aujourd’hui.

A suivre et à débattre
BD

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