Apprentissage en ligne : la grande ignorance

Print Friendly, PDF & Email

Au moment de ranger ma bibliothèque, je retrouve un certain nombre d’écrits, livres, rapports, articles que j’avais progressivement laissés s’enfouir au coeur de mon bureau. C’est en particulier le cas de deux domaines bien précis. Le premier concerne la relation aux médias et la nécessaire éducation aux… , le second concerne l’enseignement à distance ou l’apprentissage à distance. En retrouvant tous ces documents, on ne peut qu’être étonné de voir la variété, la richesse et la qualité de ces productions en particulier depuis la fin des années 1990, alors qu’Internet commençait à se démocratiser. Ce qui étonne encore davantage, c’est qu’il a fallu attendre une crise majeure de l’organisation sociale pour que ces questions deviennent essentielles et qu’elles soient traitées en urgence et surtout sans essayer de revisiter cette littérature.
Le défaut de mon approche est qu’elle s’appuie sur plus de trente années d’expérience et de pratiques autour de la mise à distance en formation et en enseignement. Du coup, ce qui peut apparaître ordinaire à quelqu’un d’habitué est en réalité totalement ignoré de la plupart des acteurs du monde éducatif. Le CNED, parfois décrié du fait de son histoire d’une part et du fait qu’il a été mis en avant d’entrée de jeu au mois de mars 2020 d’autre part porte depuis longtemps une revue scientifique sur cette question : appelée d’abord « Distances et Savoirs » puis rebaptisée « Distances et Médiations des Savoirs » cette revue est une référence dans le monde scientifique, mais largement ignorée au-delà de ce cercle. Et, pourtant les articles et colloques organisés par cette revue à comité scientifique de lecture sont reconnus de par leurs qualités.
À côté de cette revue, de nombreux ouvrages en France et à l’étranger ont été publiés au cours des vingt-cinq dernières années. Saluons ici des chercheuses pionnières dans le domaine, de Viviane Glikman à Geneviève Jacquinot en France ou encore Louise Marchand, France Henri au Québec et bien d’autres encore, femmes et hommes. Plusieurs structures se sont développées au cours des années dont le fameux FFFOD qui a depuis longtemps travaillé cette question. De même le CNAM qui dès les années 1990 travaillait, en particulier en région Pays de la Loire, à la mise en place d’un enseignement à distance (Alain Meyer à l’époque). Difficile de dire qu’il n’y avait rien avant le début de l’année 2020. Difficile tout autant de se rendre compte de cette grande ignorance.
Que peut-on penser de cet état de fait ? À plusieurs reprises, nous avons observé que la situation majoritaire d’enseignement, le présentiel, est tellement entrée dans les cultures et semble tellement confortable qu’elle n’a pas permis à la très grande majorité des enseignants du supérieur comme du secondaire de prendre connaissance d’alternatives et de les expérimenter. Et pourtant, il y a depuis plus de vingt années, même à l’université et aussi dans les établissements scolaires des expériences et même des pratiques ordinaires d’enseignement à distance (Lille, Paris, Poitiers, Rennes par exemple pour l’ingénierie des médias, du numérique et l’enseignement à distance). C’est que le gouffre qui sépare ces pratiques, minoritaires, et les autres peut être symbolisé par des lignes parallèles. Et pourtant, cela bruissait depuis une dizaine d’années dans les milieux « informés ». Il était temps de réfléchir à des formes nouvelles de formation (hybridation) qui sortiraient enfin des pratiques traditionnelles tout en ayant une efficacité similaire. La formation continue, initiale, scolaire, universitaire, chacun tentait timidement à la marge des expériences… laissant d’ailleurs au CNED l’idée qu’il était le seul sur la place, les entreprises ayant eu le projet de se lancer dans une offre privée étant très rares, elles aussi.
En reparcourant le livre de Louise Marchand et Jean Loisier, « Pratiques d’apprentissage en ligne » (2004, Chenelière éducation, Québec, Chronique sociale, Lyon) on s’aperçoit que la seule lecture du sommaire suffit à cartographier l’ensemble des questions spécifiques de cet apprentissage à distance. De plus, le titre de cet ouvrage est particulièrement intéressant car, bien avant que cela ne devienne un allant de soi, l’entrée privilégiée n’est pas celle vue du côté des enseignants mais plutôt de celle qui s’adresse à ceux et celles qui suivent ces enseignements, les apprenants.
On pourra ajouter à cette référence, le livre de Chantal Charnet « comment réaliser une formation ou un enseignement numérique à distance » (deboeck 2019) qui aurait permis à de nombreux enseignants de penser leur enseignement à distance….
Comment dépasser cette ignorance ? en commençant par retrouver tous ces auteurs, ces chercheurs, ces praticiens qui depuis de longues années ont su travailler cette question. En évitant, ce qui semble difficile en ce moment, que certains se sentent autorisés à publier de manière opportune des propos de toute nature alors qu’ils ignorent ce passé et qu’ils n’ont pas de recul. Malheureusement, le confinement semble avoir révélé des envies de s’exprimer chez certaines personnes qui reposent davantage sur l’effet d’opportunité, l’expérience personnelle que sur une approche plus riche et plus étayée. Si l’effet de sidération produit par une telle situation peut amener à partager la réflexion, on ne peut qu’être déçu de constater que la recherche d’opportunités commerciales et médiatiques (dans ce domaine comme dans d’autres) amène à cela.
Si relire les anciens, les prédécesseurs, est parfois fastidieux, effectuer malgré tout une recherche d’antériorité et donc de savoirs existants est un minimum. Ainsi en est-il du tutorat, par exemple, ou encore de l’accompagnement, sans parler de l’ingénierie et de la scénarisation pédagogique… Ce qui interroge en cette période c’est de constater qu’il y a un écart encore très grand entre ce qui a été vécu et ce qui était possible, compte tenu de ce que l’on sait. De plus, le sentiment très fort qu’expriment ceux qui rêvent d’un retour à la situation antérieure et qu’ils qualifient parfois de retour à une situation normale c’est qu’il faut oublier rapidement cette situation. Il faudrait ainsi la refuser massivement et surtout éviter qu’elle n’amène à des transformations plus globales de l’institution scolaire et universitaire (et de la formation continue). Cette « résistance » qui peut s’entendre dans une analyse à court terme mériterait d’être questionnée dans une perspective à long terme. La crise que nous traversons est probablement un signal d’autres crises à venir. Nous avons la chance d’avoir pu vivre cette période, encore faudra-t-il réellement capitaliser sur les acquis non pour les généraliser, mais pour construire de nouvelles formes d’enseignement qui soient plus souples et plus adaptables que ne l’est le système antérieur. Car c’est cela que l’on a d’abord appris : le système d’enseignement présentiel est très lourd et très peu adaptable. Non qu’il faille le faire disparaître, on connaît l’importance des interactions humaines, mais il faut l’assouplir, pour qu’il s’ouvre davantage à tous les publics et toutes les situations.

A suivre et à débattre
BD

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.