Sommes-nous dominés par nos cerveaux ? La construction de notre EPTC

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Il vous est sûrement arrivé d’avoir des gestes, de faire des actions sans vous en rendre compte et de réaliser après coup que vous aviez été « en automatique », comme piloté par votre cerveau sans que votre conscience en soit informée. La question de la conscience et aussi vieille que la philosophie, celle du cerveau s’est constamment actualisée du fait de l’évolution des savoirs et surtout de l’abandon partiel des croyances et autres illusions magiques que chacun de nous peut avoir, intuitivement de son cerveau. Depuis les travaux de S. Freud (entre autres), l’inconscient a connu une popularité telle qu’il est souvent considéré comme une sorte d’espace inconnu qui contrôle notre vie. Depuis un siècle, les débats sur cet inconscient et même plus largement sur le fonctionnement du cerveau n’ont cessé d’interroger cette question d’une sorte de « moteur caché » qui serait, au sein de notre système psychique, en train de nous « imposer », au moins en partie, nos conduites.

Quel lien avec le numérique éducatif ? Tout simplement parce que en changeant notre environnement perceptif et relationnel, les moyens numériques font aussi évoluer notre fonctionnement mental et donc, probablement l’organisation de notre cerveau. En élargissant cette analyse, on peut s’interroger sur ce que les moyens numériques font aux enfants qui les utilisent de manière courante et de quelle manière leur cerveau s’adapte à cet environnement. Les utilisations compulsives du smartphone par les adultes, les adolescents et les usages fréquents de cet appareil par de jeunes enfants semblent indiquer que les transformations sont en cours. Mais de quelle nature sont ces changements ? Beaucoup de croyances, de constats empiriques, de propos médiatisés au service de conviction, et des travaux scientifiques controversés. Ainsi en est-il de la question désormais ritualisée des écrans. La succession impressionnante de publications de toutes natures depuis de très nombreuses années (antérieures bien sûr à l’ordinateur et à Internet) met en évidence outre les controverses, la très difficile analyse de ce domaine (cf. une récente enquête sur les enfants et le numérique qui ne prend pas en compte le smartphone…). Dans notre approche par l’Environnement Personnel Techno-Cognitif (EPTC), nous avons tenté de mettre à jour certaines évolutions de notre fonctionnement psychique liées aux objets (matériels, logiciels, documents, …) présents dans notre entourage. Nous faisons l’hypothèse que notre fonctionnement psychique est transformé par les « objets » qui nous entourent et leurs usages (les actants).

Nous connaissons tous la notion de plasticité cérébrale qui désigne le fait que le cerveau fonctionne de manière dynamique et qu’il est capable d’évoluer dans le temps (lentement), de transformer sa structure aussi bien au travers des générations qu’au cours d’une vie. Plusieurs éléments de l’environnement du cerveau contribuent à ces changements. Que ce soient des changements physiques, chimiques ou techniques (parmi d’autres), les causes d’évolution du cerveau sont nombreuses. Avec l’invention du langage puis de l’écriture, le cerveau humain s’est transformé pour « accueillir et développer » sa capacité à traiter ces nouveaux éléments du contexte. Si l’on considère l’invention de l’imprimerie, on s’aperçoit que celle-ci a multiplié la quantité d’écrits accessibles dans l’environnement humain. Cela a pris du temps, et les transformations se sont progressivement accélérées avec la mécanisation. Toutefois on considère cette invention comme majeure et transformant profondément la société, comme le passage de l’oral à l’écrit avait pu le faire antérieurement (cf les écrits en Égypte ancienne et leur rôle dans l’organisation sociale). A entendre les témoignages concernant le rapport à l’écrit et aussi au livre, on peut effectivement penser que la transformation a été profonde au cours des siècles derniers.
En partant de cette analyse, on peut imaginer que l’apparition et le développement rapide de l’informatique et de sa socialisation à travers le numérique va produire progressivement des transformations de comportements mais aussi de processus mentaux et qu’à long terme cela transformera aussi le fonctionnement du cerveau (et de ses prolongations) et peut-être même sa structure ou certains des processus qui s’y déroulent. Plusieurs facteurs agissent de manière systémique dans l’environnement humain et, à l’instar des travaux de Darwin et des scientifiques qui travaillent cette question, on peut penser qu’il y a une adaptation progressive qui se traduit jusque dans le corps lui-même. L’étude des comportements qui se développent dans une société marquée par la généralisation du numérique permet de commencer à détecter des transformations qui pourront se traduire durablement ensuite ou être abandonnées jusqu’au plus profond du corps, du cerveau.

Une approche intéressante nous permet d’aborder de manière située la question. La thèse de Magali Loffreda (Magali Loffreda. L’activité d’organisation des ressources éducatives par les enseignants.. Education. Université Paris-Saclay, 2021.) montre comment les enseignants organisent leur « poste de travail » et comment celui-ci est articulé avec l’ensemble de leur mode de vie. Elle cite ainsi cette enseignante « Non c’est vrai je n’avais jamais pensé aux liens entre mon matériel scolaire et la façon dont je range la maison, dont je conçois le rangement à la maison, mais c’est vrai que c’est exactement le même principe (Élisa, Lettres). ». Serions-nous ainsi guidés par notre « cerveau » à tel point qu’il induise des comportements non conscients ? Qu’en est-il des plus jeunes, des élèves ? IL faut, comme pour les enseignants, identifier dans quelle mesure le mode de vie quotidien et l’activité habituelle induisent des transformations. Ainsi le cadre scolaire est-il un cadre qui « forme » le cerveau et induit des rituels des pratiques et des usages qui sont l’écho comportemental de cette forme.

Si l’on élargit le questionnement, on peut rapidement comprendre que nous sommes souvent « enfermés » dans ce que notre cerveau a construit de l’expérience, des situation vécues (école compris), et plus largement de notre éducation « tout au long de la vie ». Ainsi, quand on parle de point de vue, d’opinion, et même d’approche critique, sommes-nous vraiment en mesure de nous affranchir des propositions faites par notre cerveau tel qu’il est. En écoutant des propos d’enseignant(e)s qui se sentent en opposition au numérique à l’école tout comme ceux des volontaristes, on s’interroge sur ce qui a pu les amener à orienter leur propos. Sont-ils réellement dominés par leur cerveau et son fonctionnement ? Les opinions et croyances sont-elles issues d’un processus de maturation psychique progressif ? On peut effectivement observer notre difficulté à nous affranchir de ce que le cerveau a construit et parfois même notre renoncement. Si l’on y regarde de plus près, l’organisation synaptique et cellulaire ainsi que leur fonctionnement semblent progressivement structurer la pensée et si l’on reprend la théorie de l’analogie et de la catégorisation proposée par Sander et Hofstadter, on comprend que nous élaborons au cours de notre vie ces éléments qui peuvent aussi nous limiter, voire nous enfermer dans notre mode de fonctionnement psychique.

La généralisation rapide du numérique se traduit par deux grandes tendances : ceux qui ont construit leur cerveau sans avoir connaissance de ces objets dans leur environnement et ceux qui naissent dans cet environnement. Comme celui-ci est très peu stable et en pleine évolution, les smartphones ont à peine quinze années d’existence massive, on ne peut encore mesurer ou au moins identifier les mutations profondes en cours. Toutefois, les discours et autres controverses sur le sujet font écho à celles qui antérieurement émergeaient lors des sauts techniques qui se propageaient dans la société. Entre enthousiasme et crainte profonde, les débats sont nombreux, mais manquent de distance en particulier par rapport au « cerveau antérieur » de ceux et celles qui débattent. On ne peut cependant mettre de côté les termes de ces échanges tant qu’ils ne sont pas étayés de manière plus scientifique, mais en même temps nous avons la nécessité, dans le cadre d’une éthique du débat, de chercher les éléments de preuve qui peuvent nous aider à comprendre.

L’éducation des jeunes est invitée à se situer dans cette perspective développementale globale et essayer d’en tirer les éléments pour permettre aux jeunes, mais pas seulement, de sombrer dans les formats que les forces influentes de la société tentent d’inculquer, en lieu et place de la réflexion, comme le suggérait il y a quarante ans Jacques Ellul.

A suivre et à débattre
BD

EPTC Schéma

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