Intention, violence, conflit à l’ère post-médiatique

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Nous sommes entrés dans l’ère post-médiatique depuis quelques années, sous l’influence du développement de technologies qui ont amené les médias à évoluer, à se transformer. Dans le même temps, les pratiques humaines d’information et de communication se sont aussi transformées. Si l’humain reste humain, c’est justement parce qu’il a cette souplesse, cette adaptabilité, cette plasticité qui fait de lui autre chose qu’une machine mais aussi qu’un animal. Pour le dire autrement, le patrimoine génétique de l’humain n’est pas totalement déterministe et la rationalité des études développementales est vite mise à mal par les transformations humaines au fil du temps.

Hasard et Nécessité, quelle liberté ?

Dans un débat ancien entre J.Monod, F. Jacob et M.Barthélémy-Madaule, sur « le hasard et la nécessité » (https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/08/07/l-ideologie-du-hasard-et-de-la-necessite_2399618_1819218.html ) on trouve les bases (ou la continuation) d’un questionnement humain récurrent et porté par J.P. Sartre dès 1942 (les jeux sont faits), celui de la liberté ou du déterminisme. Les fondements de la liberté sont liés à ce questionnement que la science qui se veut « objective » tend à limiter de plus en plus en tentant de « connaître » le fonctionnement humain et en particulier celui de notre cerveau. Les sciences cognitives (avec toutes leurs composantes) et l’informatique (idem, dont les plus récentes comme l’IA) sont au centre de ce débat actuellement, accompagnant, parfois, l’idéologie de la singularité (portée entre autres par Ray Kurtzweil). Serions-nous libres dans ce monde numérisé qui, s’appuyant sur des techniques très individualisées, peut sembler nous contraindre et nous diriger ? Pour le dire autrement, sommes-nous encore libres dans cette ère post-médiatique.

Le sacrifice à l’ère post-médiatique

Revenons ici à l’idée de post-médiatique. Pour nous l’individualisation permise par les moyens numériques entraîne une dérégulation de la circulation des informations, telle que nous l’avons connue jusqu’à la fin du XXe siècle. En analysant les propos actuels des « anciens » médias, dits de flux, on peut noter l’importance qu’ils accordent aux flux communicationnels (médias dits interactifs) générés par ces moyens techniques (popularité sur les réseaux dits sociaux et numériques). Ils en empruntent d’ailleurs aussi les moyens et les méthodes, semblant parfois s’y fondre. De récentes affaires de conflit à propos des « influenceurs » ou encore de violences de toutes sortes semblent donner raison à René Girard dans son travail sur le « mécanisme sacrificiel ». En se demandant si nos sociétés humaines sont vouées à la violence, son travail nous touche directement en ce moment ou la « violence ordinaire » semble devenir la norme. Être violent serait-il devenu le seul moyen d’être ? Ou à défaut d’exister ? Car ce qui accompagne cette transformation individualiste, c’est l’expression du conflit et de la violence qui en serait devenu le passage obligé du fait même de cet environnement communicationnel. Or certaines violences qui ont trop longtemps été cachées sont désormais mises au grand jour (intra-familiales, harcèlement sexuel ou moral, etc…). Paradoxe d’une violence dont la révélation est essentielle à sa prise en compte et qui, dans le même mouvement, devient une norme d’expression publique et souvent individuelle ou exercée par de petits groupes humains. On peut trouver une expression de cette évolution dans cette affaire qui touche le monde cinématographique : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/04/24/la-polemique-autour-de-catherine-corsini-bouscule-le-cinema-francais_6170836_3246.html .

Vers la notion d’intention

L’émergence de nouveaux moyens d’expression mais aussi de traitement de l’expression doit nous interroger sur la notion « d’intention ». Qu’elle soit explicite ou implicite, l’intention pilote l’action, dans la plupart des situations que nous vivons. Qu’elle soit préalable à la situation ou qu’elle émerge au cours ou en réaction à la situation, il y a toujours intention. C’est la dimension implicite de l’intention qui est souvent niée (déni ?) et qui est très difficile à expliciter. L’action en situation repose sur une dimension profonde de chaque humain : l’intériorisation culturelle de notre histoire individuelle et relationnelle, considérée comme une dynamique de développement. La psychanalyse, aussi contestée soit-elle, a mis au jour l’existence de cet implicite qui est au cœur du fonctionnement psychique. L’activité cérébrale, enregistrée en continu par électro-encéphalogramme, montre bien l’existence de ce travail non contrôlé (autonome) par la conscience qui pourtant peut surgir sous diverses formes dans l’activité consciente et trahir ou traduire une intention.

Émettre, transmettre, recevoir

Lorsqu’un individu s’exprime dans un espace « partagé », voire « public », il le fait essentiellement pour « transmettre », « faire passer » en direction de… Que ce soit physiquement ou numériquement, l’expression publique ou partiellement publique est la traduction factuelle d’une intention individuelle. On ne présume pas de la qualité de l’intention, mais de l’idée même qu’il y a intention, plus ou moins consciente. Celui ou celle qui reçoit une telle expression fait œuvre double : il reçoit l’intention, il traduit l’intention. C’est ce deuxième volet de l’activité en réception qui est le croisement de l’intention de l’émetteur et de celle du récepteur, dès lors qu’il est situé ou qu’il se situe comme tel. Si je vais sur un réseau qui diffuse des vidéos en continu, j’ai l’intention de, dès lors que je vais consulter les vidéos, je vais accéder à l’intention des auteurs qui s’ajoute à celle de la plateforme elle-même qui a aussi ses propres intentions (cf. les publicités insérées dans les fils de vidéo ou encore les censures éventuelles exercées par elles-mêmes. L’intention est bien omniprésente.

Intelligence, intention, artifice

Alors que l’intelligence dite artificielle fait son grand spectacle en particulier dans les vieux médias de flux, on peut facilement y observer la lutte d’influence et donc d’intentions autour de ces nouvelles formes de production et d’utilisation des expressions. L’ampleur prise par l’utilisation de ces algorithmes sans finalité a priori autre que théorique, s’insère dans des politiques d’entreprises, d’États, d’associations et d’usagers. Il suffit d’observer comment le monde de l’enseignement supérieur et secondaire s’est emparé du problème posé par les applications génératives de textes ou d’images pour identifier ce « conflit d’intention ». Il suffit d’envisager ce que chacun peut vouloir faire de ce genre d’algorithmes, États, comme particulier, pour comprendre que l’avenir de ces moyens techniques va dépendre des intentions de ses utilisateurs. L’intelligence dite artificielle n’échappe pas à la question du rapport bénéfice/maléfice propre à tout développement technique nouveau.

Quand la violence s’impose

Reste enfin la question de la violence qui surgit désormais à chaque situation considérée comme problématique. La violence verbale, et aussi physique (sont-elles séparables ?), semble être une marque de l’ère post-médiatique. Pourquoi ? Parce que chaque individu se sent désormais fondé à exercer cette violence en lien avec l’évolution des communications interhumaines médiées et médiatisées. On assiste en ce moment à la construction progressive d’un encadrement législatif de ces pratiques, prolongeant celles existantes. L’exemple du harcèlement en ligne n’est que le révélateur de ces pratiques humaines très anciennes (rappelons la période trouble des années 1930 en France). À l’école, il en est de même. L’amplification permise par les moyens techniques accessibles à toutes et tous semble avoir accompagné un phénomène qui serait nouveau, alors qu’il n’en est rien. Ce qui est nouveau, d’où l’appellation d’ère post-médiatique, c’est justement le fait que ces pratiques soient désormais le fait de personnes qui n’auraient pu ou voulu le faire antérieurement. La libération de l’expression individuelle accompagne la lente déchéance de la communication et l’information médiatique et/ou officielle. La mise en doute des propos d’un « Autre », en dehors de tout débat construit, est à la base de ce déploiement de violence verbale (ou physique). Cela d’autant plus que cet « Autre » représente, outre une autorité ou une légitimité, une impression de refus d’entendre : ce qui porte ces discours dits complotistes, c’est le sentiment de ne « jamais » être entendu et donc qu’ils entrent dans une dynamique d’auto-renforcement et d’entre soi.

Éduquer, et pas seulement la jeunesse

Éduquer aujourd’hui devient de plus en plus difficile du fait de cette fluidité voire labilité des faits et des savoirs. Or la jeunesse, et l’ensemble de la population même adulte, doivent ouvrir les yeux sur leurs propres intentions. Ce besoin d’être et d’exister est le révélateur d’une double crise : celle du faire société et celle de l’ère post-médiatique et ses codes nouveaux. Soulever la question des intentions à chaque occasion où cela peut s’avérer pertinent devrait être au cœur de tout processus éducatif et de formation à l’ère post-médiatique.

 

A suivre et à débattre

BD

 

P.S. L’intention cachée est souvent tue et pourtant, trop souvent, l’intention tue réellement ou virtuellement.

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