De l'usage des traces dans les ENT et ailleurs…

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Le développement des ENT, et surtout l’intégration de plus en plus grande des services dans le même cadre technique et logiciel intégrateur, pose bien évidemment la question des traces. Posons simplement les questions qui apparaissent les plus évidentes : qui laisse des traces ? Quelle est la nature des traces ? Quelle est l’exploitabilité des traces ? Qui peut exploiter les traces et pourquoi ? Si ces questions ont un sens particulier lorsque l’on se situe dans le champ de l’identité numérique ou celui du droit à l’oubli, elles semblent ne pas en avoir, a priori, dès lors que l’on parle d’ENT en milieu scolaire. Or l’expérience nous montre qu’il est essentiel de parler de ce sujet qui fâche avant que des difficultés ne surviennent, si tant est qu’elles adviennent.
Les travaux menés depuis de nombreuses années sur les traces dans le cadre de l’enseignement (un des derniers documents parus à ce sujet s’intitule : le numérique dans l’enseignement et la formation, Analyses, traces et usages, l’Harmattan 2009, sous la dir de François Larose et Alain Jaillet, et l’on peut aussi aller lire la thèse de J Laflaquière soutenue en 2009, « Conception de système à base de traces numériques dans les environnements informatiques documentaires » etc…) ont montré que l’usage des moyens informatiques était un formidable outil à générer des traces et donc à être tenté d’en faire quelque chose. Oui mais quoi ? On se rappellera qu’il y a de plusieurs années l’AFL avait conçu un logiciel d’enregistrement des traces d’écritures qui, à l’instar d’un cahier de brouillon, permettrait de visualiser les hésitations de celui qui écrit non seulement dans la forme (cf. la trace papier) mais aussi dans le processus (trace numérique). On se souvient aussi que devant tant de traces, beaucoup ne savaient qu’en faire. C’est donc au risque de la modélisation de l’activité que certains se sont lancés, tandis que d’autres cherchaient surtout à identifier des types de comportements ou encore des types d’hésitations. Observons les plateformes d’apprentissage à distance (LMS) et nous verrons la place qu’ils donnent aux traces des usagers et de l’exploitation possible de celles-ci.
Le fait que l’activité (apprendre par exemple) que je mène puisse générer automatiquement des traces ne constitue en soi et dans un premier temps qu’une prouesse technique. Il renvoie, en particulier, le carnet de notes que l’enseignant garde soigneusement dans son cartable au rang des objets dignes des musées pédagogiques de 2040… Outil de traces par excellence, le carnet de notes du professeur (complété par les bulletins scolaires) auquel s’ajoute le cahier de texte sont les deux traces principales générées par l’acte d’enseignement (en dehors de la préparation de cours et des supports de ce cours ainsi que des éventuelles évaluations).
Garder trace de ce que fait celui qui apprend est la base de l’évaluation (au sens général du terme – mise en valeur). C’est jusqu’à présente une activité principalement humaine, c’est à dire basée sur l’existence de relations interpersonnelles situées dans le temps et l’espace. Utiliser ensuite cette trace constitue la mise en acte de la finalité que se donne celui qui génère et accède à ces traces. Le fait que des outils techniques génèrent automatiquement des traces dont traditionnellement il est impossible de disposer apporte dans le paysage de la vie en société un cadre nouveau que l’on ne peut aborder sans quelques précautions. Jamais l’enseignant n’a pu disposer de tels éléments, jamais l’institution, à tous les niveaux n’a pu accéder à de telles informations. Dès lors que ces traces sont rendues possibles et mises à disposition, on peut tenter de lire l’intention initiale de ceux qui l’ont rendu possible mais aussi les intentions que pourraient y ajouter ceux qui voudraient utiliser ces traces. Sans vouloir faire de procès d’intention à qui que ce soit, le seul fait que l’on puisse imaginer tel ou tel mésusage laisse à penser que cela pourra se traduire dans la réalité…
Quelques exemples actuels vont éclairer notre questionnement. Quelles sont les intentions contenues dans l’application comme SDO (suivi de l’orientation) ou encore Webclasseur (ONISEP), cahier de texte électronique et ENT, et livret numérique du socle commun qui sont présentée dans la circulaire de rentrée 2010 ? Ajoutons à celles-là quelles sont les intentions contenues dans des logiciels comme Gibii, ou encore les logiciels de suivi des retards absences etc… ? La plupart du temps on y lit le terme « amélioration », parfois on y lit « meilleur pour l’usager », et aussi une « plus grande efficacité ». Tous ces logiciels vont produire des traces, parfois à l’initiative de l’auteur (il choisit de garder trace de) parfois à l’initiative de l’informatique (elle décide de garder trace de…). Mais si on cherche un peu plus loin, on trouve très rapidement, dans les pratiques observées, les notions de suivi, de contrôle, de prise de décision. Autrement dit plusieurs versants de la même montagne doivent être revisités pour mieux en mesurer les enjeux.
– L’informatisation de la société s’est appuyée sur des éléments de facilitation qui ont convaincu les usagers de s’y mettre. On se rappelle que c’est en premier lieu celle de la comptabilité/banque qui a été la plus facilement mise en place, tant cette informatisation facilitait le fonctionnement du système. Mais cette facilitation a pris des sens variés : abaissement du temps de traitement, fiabilisation des données, diminution des manipulations humaines avec son corollaire les évolutions des postes de travail (et des licenciements), amélioration du suivi…. Mais dès que ces données ont été accessibles, d’aucun se sont aperçus que cette réification de l’humain permettait d’engager un traitement sans avoir besoin de se poser des questions de consciences. Rappelons ici que l’acte de réification est un acte de déshumanisation parce qu’il renvoie à l’objet ce qui émane du sujet et en coupe le lien initial.
– Le développement de l’informatisation dans de nombreuses activités qui nous entourent a apporté des modifications significatives de la vie ordinaire. Est-ce un bien ou un mal, seul l’usage réel le dira, sachant que le potentiel reste ouvert. En effet que penser de la carte vitale, ou encore de la carte bancaire quand on observe la manière dont elles facilitent plusieurs aspects de la vie quotidienne. L’informatisation de la gestion des impôts par les services compétents a été prolongée par la gestion informatisée de chacun des contribuables de leur propre déclaration et suivi. L’amélioration du service qui s’ensuit est certes peu perceptible et pourtant elle est réelle. Nul ne songe à remettre en question le système de réservation des billets d’avion ou de train par terminaux informatiques et pourtant cela permet un suivi temps réel des déplacements individuels et donc de la vie privée (pour peu que l’on réserve sous son nom) Bien évidemment de nombreux secteurs ont désormais une informatisation des services qui développe et gère des traces de chacune de nos activités.
– Le développement des pratiques personnelles de l’informatique connectée, sur ordinateur ou téléphone portable, a apporté une gestion nouvelle de l’information et de la communication. Au plan personnel la gestion de l’absence de l’autre est totalement modifiée par ces outils. Qui se rappelle encore du tableau de poste restante sur les quais des gares ? L’accès à l’information sur des terminaux connectés génère, comme pour la communication, des traces qui permettent au moins d’identifier le terminal et probablement celui ou celle qui est derrière. Au delà de cette identification peut alors s’effectuer le suivi des pratiques personnelles (ce qui est illustré par le travail des forces de police dans leurs enquêtes comme pour la pédophilie par exemple). L’objectif dans ce cas est de réguler les pratiques de la société et les pratiques individuelles. Chacun de nous entretien une ambigüité vis à vis de ces services : tantôt nous les convoquons, parfois sans le savoir, tantôt nous les diabolisons. Là encore la question des traces et de leurs usages est un problème à double tranchant : si je veux savoir ce que font mes enfants… est-ce pour les aider ou pour les surveiller… ?
– Le développement des outils numériques dans l’établissement scolaire suivent le même chemin. Comment l’enseignant documentaliste peut-il fournir les statistiques d’usage s’il n’utilise pas les outils de trace des prêts, De même le CPE n’est-il pas sollicité pour développer un suivi de plus en plus en temps réel des présences et absence des élèves dans l’établissement ? Le développement des ENT et de toutes sortes de livret s’inscrit dans la même lignée, en vue d’améliorer, du moins le pense-t-on, le suivi des élèves. Sans entrer dans le détail, tant les choses diffèrent d’un établissement scolaire à l’autre, on ne peut qu’observer l’arrivée progressive de ces outils et donc de se poser la question des traces. Or cette question se pose d’autant plus vivement que le ministère et les rectorats, voire les collectivités locales proposent « d’héberger » ces services et donc d’avoir un potentiel de gestion des traces important.
On comprend donc la prise de conscience « tardive » de nombre de nos collègues qui semblent découvrir les ENT (cf. l’article sur skhole). Mais pourquoi cette prise de conscience est-elle aussi tardive ? Car jusqu’à présent le monde enseignant avait laissé ces outils à la marge de leur activité quotidienne d’enseignement. Certes il y a bien eu l’informatisation des bulletins et des notes. Là cela n’a pas vraiment fait problème. Il suffit d’assister à un conseil de classe assisté par ordinateur pour comprendre que nombre d’enseignants y voient un outil facilitant le travail… Les ennuis ont commencé avec la possibilité offerte aux élèves et à leurs parents d’accéder de chez eux à leur bulletin scolaire en temps réel, les notes des devoirs étant dans certains cas connus avant le rendu de ceux-ci. En quelque sorte le monde enseignant a fait preuve d’une ignorance coupable vis à vis de l’informatisation rampante des traces de vie comme il a fait preuve d’une ignorance coupable vis à vis des véritables enjeux des TIC. Et pourtant les programmes des anciennes options informatiques et autre APTIC (créés en 1992 pour y succéder) ou encore les B2i n’ont pas manqué de l’évoquer, sans parler des programmes de certaines disciplines ayant les TIC comme objet de travail (cf. le tertiaire). Autrement dit il est facile, depuis longtemps de savoir cette évolution, mais dans l’enseignement scolaire cela est resté en dehors car non touché dans le coeur même de l’action pédagogique (même parfois pour des enseignants de l’informatique comme discipline mais pour les services ou la production). Or la production de traces et la gestion qui s’en suit est un outil utilisé depuis très longtemps (on se rappelle la Stasi de l’ex Allemagne de l’Est) que l’informatisation n’a fait que mettre sur le devant de la scène.
Les enseignants commencent à se réveiller du fait de l’arrivée de nouveaux outils qui touchent au coeur même de leur pratique dont en particulier la relation évaluative avec l’environnement : le livret de compétence du socle par exemple ou encore le cahier de texte numérique illustrent cette émergence. Les ENT restent un objet lointain et fortement teinté d’imaginaire pour l’instant. Cependant on sent progressivement monter un mouvement qui va questionner l’institution scolaire dans son entier. Et pourtant il est trop déjà bien tard pour se préoccuper de questions sur lesquelles depuis longtemps les pratiques ordinaires ont accepté l’état de fait. Faut-il pour autant ne rien faire ? Surement pas. Mais en tout cas pas commencer par diaboliser ces évolutions sans discernement surtout si cette posture consiste à ne pas vouloir prendre en compte cette réalité parce qu’elle nous semble a priori mauvaise. En effet cette façon d’aborder les choses ne ferait qu’aggraver le décalage entre le système scolaire et la société. C’est pourquoi il me semble nécessaire que dans le monde scolaire on tente d’avancer dans les directions suivantes (qui ne sont ni certaines ni exhaustives et qui ont comme ambition d’engager la réflexion)

  • – L’attitude première est de se donner des repères pour identifier clairement ce qui est en train de se passer. En d’autres termes il faut que chacun « apprenne » de manière attentive, distancée, mais scientifique ce qui se passe.
  • – Ensuite il ma parait nécessaire que dans le déploiement de ces outils dans les établissements scolaires un travail collectif soit engagé pour identifier ce qui est en train  de se passer localement – quels outils, quelles traces, quel usage de ces traces… ?
  • – Il faut évidemment poursuivre l’analyse en déplaçant la réflexion vers une dimension politique, éthique et anthropologique qui débattant des enjeux des « progrès techniques » pose un cadre commun pour la mise en place et le suivi de ces outils
  • – Il est indispensable que dès que la possibilité de gestion de trace sont identifiées dans l’établissement (et au delà concernant l’activité scolaire), les membres du collectif éducatif de l’établissement s’impliquent dans tous les lieux de décision concernant ces évolutions (rectorats, collectivités territoriales, ministère, sociétés de service…)
  • – Il apparaît indispensable de construire de manière simultanée toute un dispositif d’éducation et de formation des jeunes et des adultes de la communauté éducative sur les enjeux individuels et collectifs de ces outils et sur la manière de les « gérer », en fonction de nos convictions…
  • – Enfin il est nécessaire que chacun, en tant que citoyen, fasse sa propre analyse de ses pratiques, de ses convictions, de ses contradictions personnelles, pour mieux assumer une prise de position sur ces questions qui dépasse les habituels arguments d’autorité ou arguments idéologiques, mais bien des arguments éprouvés et situés sur un plan philosophique.

Au moment où les ENT se déploient sous des formes diverses dans toutes les strates de la vie sociale, il me semble dramatique que les enseignants puissent adopter une attitude de simple rejet ou d’évitement. Cela serait totalement contraire aux finalités éducatives de chacun des acteurs de l’enseignement qui s’appuient pour la plupart de nous sur une certaine idée de « l’esprit critique » que je me refuse à assimiler à un discoure sûr alors qu’il faut définir un véritable vivre avec qui soit contrôlé et contrôlable.
A débattre
BD

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