L'énergie d'apprendre, avec ou sans les TIC

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Les mots et expressions « sens de l’effort », « plaisir d’apprendre », « motivation », « attention », « estime de soi », « sentiment d’autoefficacité », sont parmi ceux qui accompagnent le plus souvent des propos sur l’évolution actuelle de l’éducation, en particulier de la dimension scolaire de celle-ci. Le monde académique (scolaire et universitaire) a longtemps rejeté la télévision comme étant « distractive » au double sens du terme par rapport aux apprentissages nobles ceux qui ne peuvent se faire que dans un monde encadré et défini par la société. Cette vision du rôle de l’école est bâtie principalement sur la philosophie des lumières et incarnée principalement par Condorcet pour qui il s’agissait que l’état mette en place une institution qui libère de l’esclavage, celui-ci étant d’abord issu de l’ignorance des savoirs et donc de l’impossibilité pour le citoyen d’en discuter. Les religieux avaient, bien avant la révolution (mais aussi après), pensé cette école ou plutôt cet enseignement qui conduit vers une connaissance et une croyance (l’une et l’autre étant d’ailleurs peu distinguées).
L’arrivée de la troisième révolution cognitive, après celle de l’écrit puis celle de l’imprimé, celle du numérique, oblige donc à reposer fondamentalement ces questions et aussi à réinterroger les institutions issues de ces révolutions antérieures. L’écrit, puis le livre sont à l’origine de nombreux bâtiments visant à leur conservation par exemple. Mais là où le questionnement est le plus vif c’est sur l’apprendre et tout ce qui y est attaché. Il est dommage que de nombreux chercheurs soient tellement centrés sur leurs propres disciplines qu’ils n’aillent pas voir du coté des disciplines voisines, allant parfois jusqu’à les combattre pour aborder ces questions. Les théories de la complexité ont mis en évidence que ce découpage absurde n’autorisait en aucune manière chacune de ces disciplines à tenir un discours universel sur quelque sujet, humain en particulier, qui soit. Or l’apprendre est bien un de ces thèmes de travail qui ne peut se suffire d’une seule approche et qui au contraire doit faire la part belle à la pluridisciplinarité et surtout la multiréférentialité.

Ce dernier paragraphe n’a d’autre but que d’interroger plus largement nos collègues sur leur posture scientifique et/ou professionnelle, à la manière dont Bruno Latour le propose et d’une certaine manière aussi dont Michel Serres pose ces problèmes. En prenant l’expression « sens de l’effort » avant celui de « plaisir d’apprendre » (dont Ludovia a fait sont thème cette année), il me semble important de lever ce manichéisme ambiant que je relie assez largement au développement de l’acceptation de la pensée concurrentielle dominante évoquée ici dans un précédent billet . En revenant sur l’expression « sens de l’effort » déjà évoquée ici dans un billet de novembre 2011 , il me semble qu’il faut aller au delà de ces termes et expressions et rechercher du coté d’autres approches des éléments de réflexion qui peuvent alimenter la réflexion.

C’est du coté de la psychanalyse, de la psychologie et de la physique (entre autres) que l’on peut se tourner pour évoquer la notion d’énergie. Sans entrer dans un discours scientifique rigoureux, mais en croisant empirisme et réflexion scientifique, il me semble que le terme « énergie » doit être mis au centre de cette réflexion en la considérant comme base du fonctionnement humain, mais aussi en écoutant ce que les astrophysiciens nous disent de son importance. Lorsque Sigmund Freud parle d’énergie, de plaisir, d’Eros et de Thanatos, il parle de pulsion et d’énergie. Comme si au fond de chacun il y avait une sorte de feu qui brûle et dont chacun se fait fort d’orienter la puissance ainsi dégagée. Lorsque la physique parle de la matière, et en particulier de ses plus infimes particules, elle met l’énergie au centre de celle-ci. Lorsque la psychologie (Albert Bandura ou encore Boris Cyrulnik et Laurent Cosnefroy…) parlent d’auto-efficacité et de résilience, ils évoquent directement ou indirectement l’énergie qui sous tend l’activité humaine.
Lorsque l’on parle des jeunes, on dénonce souvent leur manque d’effort, leur manque d’énergie. Je me suis amusé à reprendre des propos tenus au début des années 1980 sur la jeunesse pour interroger, une fois devenus adultes, ceux qui en étaient la cible. Je leur ai demandé s’ils avaient le sentiment d’avoir été, d’être devenu « moins bons » que leurs ancêtres… Bien évidemment ils ont refusé cette hypothèses, mais n’ont pas renoncé à celle-ci pour les jeunes auprès desquels ils enseignent, attribuant désormais ce fait au nouveau trublion : « le numérique » et ses avatars. L’histoire semble bégayer !!! Mais au delà il faut reparler de « l’investissement énergétique » possible. En fait un jeune qui se développe cherche à investir son énergie interne. La rapidité et la qualité des apprentissages « spontanés » réalisés avant la scolarisation sont, à ce sujet, impressionnants. Or le monde scolaire, s’il se veut libérateur, est aussi enfermant, formatant, qu’il le veuille ou non. D’ailleurs quand on lit un peu plus loin les écrits de Condorcet, on voit vite les limitations qu’il met à son projet… il ne peut aller, comme certains anarchistes, au bout de la logique initiatrice. Autrement dit, là encore le passage d’une énergie dirigée de manière endogène à une énergie dirigée de manière exogène avec les institutions d’enseignement. Certains ont été beaucoup plus loin dans ces logiques (cf. l’éducation dans les kibboutz ou encore les camps de rééducation), mais elles n’ont pas perdurées tout en étant récurrentes dans certains discours, en particulier totalitaires.
Il se trouve que, si avec la télévision la concurrence de l’investissement énergétique individuel restait relativement faible, et ne touchait principalement que les populations les plus défavorisées, avec le numérique cette concurrence concerne désormais toutes les couches de la société, et donc aussi les couches les plus favorisées ou celles qui ont le plus de pouvoir. En d’autres termes, le métissage culturel, social, est une des moteurs des questionnements actuels sur l’école et l’éducation.
En parlant de « plaisir d’apprendre », Ludovia renverse habilement la question de la perte du « sens de l’effort ». Malheureusement le risque dichotomique est là et on risque à nouveau d’avoir une querelle entre le bien et le mal ! Rappelons ici, et une recherche rapide sur Internet le confirme, que l’expression sens de l’effort a une forte connotation religieuse chrétienne (péché originel). Ceci permet de situer l’ancrage culturel de la problématique bien au delà du seul fait observable du moment.
Nous vivons dans une société qui a développé la multiplicité et la concurrence entre les investissements de l’énergie personnelle. Parler des TIC ne doit pas faire oublier le contexte marchand dans lequel elles se développent et qui est lui aussi un des forts espaces de captation de l’énergie. Ceci dit, les faits sont là et les TIC sont devenu un « fait social total » (M. Mauss) et doivent donc être pris en considération en tant que tel, mais pas isolément. Ainsi dès la petite enfance, directement ou indirectement par l’intermédiation des parents et éducateurs, l’orientation de l’énergie interne est au centre du développement. Il se trouve que les TIC ont un fort potentiel de captation de cette énergie parce qu’elles ouvrent des possibles imaginairement illimités. Le numérique transforme la distance en l’imagination et la réalité, autrement dit pour l’individu les objets d’investissement énergétiques ne sont pas perçus de la même façon et donc peuvent être choisi de manière préférentiel à d’autres objets qui peuvent paraître désormais moins satisfaisant (analysons pour ce faire les nouveaux comportements de lecture des jeunes et aussi (ne pas les oublier) des adultes.
Si l’effort c’est la capacité qu’un individu se donne pour franchir un obstacle alors il n’y a pas de perte de la capacité d’effort. Si le sens de l’effort c’est la capacité à choisir les objets d’investissement énergétique, alors oui, nombre d’objets proposés actuellement ne font plus sens de la même manière qu’il y a trente années et bien davantage. Le numérique repose donc la question du sens à donner à l’effort. On utilise souvent l’expression « donner du sens aux apprentissages » parce que justement, les objets proposés ne font plus sens, n’attirent pas l’investissement énergétique. Penser qu’il suffit du plaisir pour ouvrir les portes est aussi un leurre. L’ambivalence fondamentale, signalée par Freud et par d’autres, de l’énergie humaine dans son développement (cf. Jacques Ellul) invite tous ceux qui cherchent à inventer l’éducation de demain et plus largement la société à l’ère du numérique à dépasser les oppositions et à s’engager dans une voie dite « d’orientation ». En d’autres termes comment permettre à chacun d’orienter son énergie interne sans que les contraintes externes ne viennent irrémédiablement le mettre en dépendance, en esclavage. C’est probablement le sens du nouveau combat (au sens de celui mené au siècle des lumières) qui se dresse devant nous pour les années à venir dans ce contexte numérique…
A suivre et à débattre
BD

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  1. Je me suis permis d’installer un extrait de votre texte sur le site de PRISME wcar il me parait utile pour…refonder l’Ecole!

  1. […] L’énergie d’apprendre, avec ou sans les TIC Les mots et expressions « sens de l’effort », « plaisir d’apprendre », « motivation », « attention », « estime de soi », « sentiment d’autoefficacité », sont parmi ceux qui accompagnent le plus souvent des propos sur l’évolution actuelle de l’éducation, en particulier de la dimension scolaire de celle-ci. Le monde académique (scolaire et universitaire) a longtemps rejeté la télévision comme étant « distractive » au double sens du terme par rapport aux apprentissages nobles ceux qui ne peuvent se faire que dans un monde encadré et défini par la société. Cette vision du rôle de l’école est bâtie principalement sur la philosophie des lumières et incarnée principalement par Condorcet pour qui il s’agissait que l’état mette en place une institution qui libère de l’esclavage, celui-ci étant d’abord issu de l’ignorance des savoirs et donc de l’impossibilité pour le citoyen d’en discuter. Guide du formateur – Premier degré memoire cafipemf La première question est : quelle est ta problèmatique ? Que cherches-tu à montrer ? Sujet difficile, car outre les rythmes, la pédagogie mise en oeuvre joue un rôle fondamental sur l'attention des élèves. Difficile à montrer sur une seule classe à mon avis. Selon l'âge, les rythmes ne sont pas les mêmes. http://www.ac-nice.fr/ia-06/sections/l_inspection_academi/personnels/enseignants_1er_degr/examens_professionne/der_cafipemf2493_1/downloadFile/attachedFile_4/RAPPORT_JURY_CAFIPEMF20092010.pdf <p style="text-align:right;color:#A8A8A8">Read more</p> […]

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  6. […] nous écrivons des recueils de poèmes, de contes, des articles pour le journal de l’école. L’énergie d’apprendre, avec ou sans les TIC. Les mots et expressions « sens de l’effort », « plaisir d’apprendre », « motivation », […]

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  9. […] Ce dispositif est passionnant car il évolue en fonction du groupe classe et de l’enseignant. Son gros point fort donc est qu’il n’est pas figé. L’énergie d’apprendre, avec ou sans les TIC. […]

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