La machine à enseigner… quel avenir !

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Lire les discours étonnants sur la mise en ligne de cours vidéo, associés à des formes pédagogiques dites nouvelles (enseignement inversé par exemple) ne peut que laisser rêveur les gens qui se soucient un tant soit peu de suivre les évolutions de la place prise par les moyens d’information et de communication dans l’éducation, mais aussi tous ceux qui s’intéressent à la pédagogie….  Un mot inventé, une technologie considérée comme nouvelle et nous voici avec une mode et un rêve, mais surtout pas d’analyse approfondie de ce qui a été, ce qui est ce qui sera, le tout ajouté à des généralisations hâtives sur « l’éducation », « l’enseignement », « la jeunesse », « les technologies », « la pédagogie » etc…
Dans les annonces qui se multiplient en ce moment dans les médias, on a l’impression d’un grand spectacle de cirque dont les vedettes sont davantage les paillettes et le strass que les artistes eux-mêmes. Il faut donc rappeler chacun à la nécessaire distinction entre ce qui est de l’ordre de l’intérêt de la passion de ce qui est la résolution des problèmes et situations considérées comme difficiles ou en tout cas à résoudre. Si aller à la découverte est légitime, balayer la réalité au nom de cette démarche l’est beaucoup moins. Ainsi la machine à enseigner (chère à Eric Bruillard, auteur d’un livre éponyme) revient-elle à intervalles régulier et sous des formes variées dans le paysage des technologies éducatives. Le monde bruisse actuellement des xMooc, de l’enseignement inversé etc… au nom des possibilités ouvertes par les technologies numériques. Que n’a-t-on oublié l’histoire de la télévision scolaire ?
Dans un billet récent j’évoquais la question de ce qui peut constituer un cadre d’apprentissage réel (il ne suffit pas de mettre en ligne) et non pas rêvé comme on l’entend trop souvent. Les enseignants des classes maternelles ont depuis toujours compris la question face à des enfants « non formatés » par le transmissif. Si pendant longtemps l’école primaire (celle de Jules Ferry, inspirée par les descendants de la révolution française) a été un lieu de mise en forme des élèves pour les faire entrer dans l’idéal transmissif (construit surtout par ceux qui savent déjà pour ceux qui ne savent pas, ou censés tels). D’autres révolutions dans le monde et l’histoire ont aussi amenés à la création de « lieux de mise en forme », culturelle (comme la révolution du même nom) par exemple. Comme si les gens de pouvoir n’avaient de cesse de normaliser la population. Avec les technologies numériques on a l’impression que l’on passe de l’ère de l’industrialisation de l’enseignement (massification) à l’automatisation de cette industrie, cette automatisation reposant sur l’acceptation du postulat transmissif antérieur, en l’habillant de technologie.
L’idée de mise en ligne des cours est désormais souvent accompagnée de l’idée de suppression du cours magistral au profit d’une médiation pédagogique nouvelle. Derrière un habillage fort convaincant on retrouve en fait le vieux mythe de la machine à enseigner mais contextualisé et enrichi. Un enseignant Québécois présentant l’enseignement inversé déclare, sans sourciller, que les élèves regardent les cours à la maison, puis font des exercices en classe. Autrement dit, cela présuppose que les élèves vont écouter ces « conférences » en ligne pour ensuite les retravailler en classe… D’expérience, avec des adultes, et aussi avec des jeunes, il est courant, lorsque l’on met en place du « travail à la maison », que celui-ci soit fait « à l’arrache », voire pas fait du tout et que l’arrivée en classe se traduise par une simulation (faire croire qu’on a fait le travail). On nous propose, pour y remédier, évidemment un tutorat, une aide en ligne, mais on omet la donnée principale : les raisons de l’entrée du sujet dans un acte d’apprentissage explicite et formel. On omet aussi une deuxième donnée qui est le maintien de la dynamique d’apprentissage dans le temps. Enfin on omet aussi une troisième donnée qui est le consensus culturel entre la société et ses membres sur les dynamiques et les modalités d’apprentissage tout au long de la vie.
Le problème de la machine à enseigner c’est qu’il manque, pour reprendre le triangle pédagogique de Jean Houssaye, le troisième terme, l’élève, celui qui apprend. Et pourtant c’est en son nom que ces dispositifs sont construits, à partir d’une représentation que l’on se fait de la génération dont on parle (et qu’on s’empresse de catégoriser…). Mais dès que l’argument est passé il est oublié, mis de coté, négligé. En partant de l’idée que l’on se fait d’une génération, on déclare qu’il faut donc construire de nouveaux dispositifs, mais quand on les construit on oublie de revenir à ceux à qui ils sont destinés et à la réalité du contexte dans lesquels ils vivent. Par contexte, il faut entendre, au sens large, celui que la société dans laquelle on vit donne comme cadre stable et qu’il contient au mieux (cf. les discours des ministres sur le numérique à l’école depuis quarante années).
L’innovation, faire nouveau par rapport à un existant, est un phénomène normal et ordinaire. L’invention elle est beaucoup plus rare (cf. Norbert Alter). Or on tente de faire passer l’un pour l’autre et souvent on l’habille du terme nouveauté. L’intérêt des innovations est évidemment de mettre en mouvement ce qui est en l’état, en reproduction, qui semble aller de soi. La limite de l’innovation c’est d’une part lorsqu’elle ignore l’histoire (s’appuyer sur ce qui s’est fait avant) et l’avenir (passer l’innovation à la généralisation). Autrement dit l’intérêt réel de l’innovation c’est qu’elle disparaisse comme telle pour devenir banale. L’idée de mettre massivement des cours en vidéo à disposition de tous n’est pas une innovation pédagogique. Ce n’est que la reproduction de ce qui s’est fait dans l’histoire de la transmission. Ce n’est pas parce que des cours vidéo sont populaires qu’ils ont permis d’apprendre… On nous parle des nombre d’inscrits, on ne nous parle pas des abandons, des refus, des contestations… On nous dit que l’on n’abandonne pas les enseignants ni l’école, au contraire même on nous dit qu’ils sortent renforcés. Mais on a oublié simplement que l’école, le collège, le lycée, l’université restent tels quels sans que leur forme soit questionnée et que finalement cette organisation reste la matrice première des chacun de nous. Or dans cette matrice, fondée sur une industrialisation, les technologies numériques n’avaient pas de place. Désormais qu’elles sont là, réapparait la tentation de l’automate enseignant, mais cette fois-ci agrémenté d’un environnement qui essaie d’humaniser le cadre et de rassurer les acteurs.
Pendant ce temps, les enfants puis les jeunes tentent d’entrer dans le monde. Je propose cette grille de progression à la réflexion qui serait à mettre en lien avec la manière dont on tente d’introduire les TIC dans l’éducation:
Les plus jeunes tentent de dialoguer avec leur environnement de 0 à 6 ans
Ensuite ils essaient de comprendre les règles du monde adulte de 6 à 12 ans
Puis ils tentent de prendre possession du monde qui les entoure de 12 à 18 ans
Avant d’essayer d’y trouver leur place (parfois en bousculant ceux qui étaient là avant… conflit des générations…) et de progresser tout au long de la vie à partir de 19 ans et plus
A suivre et à débattre
BD

5 Commentaires

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  1. Bonjour Bruno,
    je viens de lire vos propos et je vous trouve « un peu » sévère dans votre analyse.
    Depuis la rentrée, j’expérimente un dispositif de classe inversée avec mes collégiens de 3emes. Cette décision n’a pas été prise pour suivre un mouvement quelconque, mais est le résultat d’une réflexion personnelle sur « quels dispositifs puis-je mettre en place pour produire un enseignement intéressant de ma discipline et favoriser les situations d’apprentissage chez mes élèves ». En faisant cela, je n’ai pas l’impression de participer à quelque « cirque » que ce soit et si médiatisation il y a aujourd’hui (je sais qu’elle s’arrêtera aussi bien vite), je continuerai simplement à réfléchir, essayer, à faire mon métier au mieux, dans l’intérêt des élèves, très loin des strass et des paillettes.
    Je dépense pas mal d’énergie dans ce sens et depuis la rentrée et le début de mon expérimentation, je constate que je n’ai jamais passé autant de temps à échanger et discuter individuellement avec tous mes élèves… Les élèves sont (je crois et en tout cas, j’essaie) au centre du dispositif. Je cherche simplement à les faire avancer (et le plus souvent loin des caméras) …
    Pascal Bihouée

    1. Vous avez raison, je suis un peu sévère. Mais pas envers des gens comme vous, mais envers ceux qui enferme par leur propos médiatiques ces expérimentations dans un tournis médiatique bien connu. Dans une vie antérieure je me suis retrouvé, en établissement scolaire, dans votre situation, expérimentant, mais observant avec déception qu’il était bien plus important de dire que de faire. Aujourd’hui encore, dans un autre contexte je rencontre ce même genre d’écueils.
      Du coup je vous incite à consolider votre expérience, à l’analyser et à en garder trace, pour pouvoir la partager dans de bonnes conditions. Il faut, à mon avis se méfier des expressions accrocheuses (comme enseignement inversé) même si on les utilise pour des fins de communication, pour aller vers ce qui est essentiel et que vous signalez dans votre texte, à juste titre, les apprentissages des élèves.
      Tous mes encouragements…

      • AnnieDoc08 sur 26 février 2013 à 22:26
      • Répondre

      Pascal,
      Je vous ai entendu au salon Educatec, et j’ai été convaincue par la dynamique mise en place. J’ai entendu aussi Marcel Lebrun et vu des reportages sur France Télévisions. Il semble qu’on ne développe pas suffisamment les informations relatives aux phases d’activité réelle des élèves entre eux et avec l’enseignant. Les reportages donnent l’impression
      – que tout élève est effectivement prêt à regarder la vidéo demandée et surtout apte à la comprendre d’emblée et à en faire son miel
      – qu’une courte vidéo remplace un court magistral (et ce serait un bien puisque la capacité d’attention des élèves est limitée)
      Le reportage sur TF1 le 21/02 montre le travail en groupes des élèves et vous réaffirmez que vous êtes davantage disponible avec les uns et les autres. Mais qu’imaginent les spectateurs de ce qu’ils font ? Des exercices ? Ils co-construisent une leçon « avec leurs propres mots » ?
      Dans le dernier des reportages sur votre site (http://www.biweb.fr/projekktorprive/BiwebTV.html), la journaliste parle des « cours à la maison ». C’est très simplifié, on reste dans le transmissif alors que beaucoup reste à construire en classe justement. Ce n’est pas de votre fait évidemment. Et d’ailleurs merci pour la compil de vidéos.
      AJ

    • Wepionais sur 24 janvier 2013 à 21:39
    • Répondre

    Moi aussi je vous trouve bien pessimiste et négatif! Bien entendu que transposer le transmissif sur des outils basés sur internet n’est pas une révolution!
    Cela n’a de sens que si cela permet de développer d’autres stratégies et dispositifs pédagogique en parallèle. Beaucoup le font et ne se contentent pas de le dire, avec de beaux succès semble-t-il!
    Alors agissons, profitons d’outils qui n’existaient pas il y a quelques années pour replécer l’étudiant au centre de son apprentissage!

  2. Bonjour AnnieDoc08,
    tout à fait d’accord sur la difficulté de présenter précisément en moins de 3 minutes un sujet. Bien sur qu’il ne s’agit pas de regarder une vidéo de quelques minutes pour remplacer un cours. Dans la séquence filmée par TF1, chaque élève d’un groupe avait (la veille) une activité « maison » différente (vidéo, animation flash, site internet) : l’objectif est que chacun vienne avec des choses nouvelles, des questions, et qu’ensuite en classe ils coopèrent et collaborent pour produire ensemble une synthèse et une trace écrite (carte mentale, poster, …). Moi, je suis le catalyseur, l’accompagnateur, l’animateur, le modérateur, tout ce qu’on veut … Le principal (l’apprentissage) se fait toujours en classe entre élèves et avec moi.
    Pascal

  1. […] commentaires dans les dernières semaines me donnent parfois cette même impression (deux exemples, ici et ici) et aujourd’hui, dans un seul gazouillis de George Siemens – en anglais […]

  2. […] Cependant, son intérêt ne peut être balayé sous prétexte que les nouveaux adeptes des NTICE recycleraient de vieilles recettes telles le téléenseignement des années 70… (Cf. article de Bruno Devauchelle « La machine à enseigner… quel avenir ! »). […]

  3. […] Lire le billet de Bruno Devauchelle […]

  4. […] cette IA faible est le machine learning. Une intelligence capable de surpasser celle de l’homme ? La machine à enseigner… quel avenir. Lire les discours étonnants sur la mise en ligne de cours vidéo, associés à des formes […]

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