Arrêtons de les admirer, utilisons-les !

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Le développement des projets de toutes sortes autour des tablettes numérique est révélateur d’une fascination collective. L’observation plus fine des possibilités techniques (matérielles et logicielles) et des activités réellement menées avec ces tablettes dans des contextes éducatifs (scolaires ou non) montre qu’un écart important existe entre plusieurs éléments. Entre les discours et les réalités. Entre les pratiques et les nouveautés. On ne redira jamais assez combien les technologies ou les dispositifs technologiques suscitent autant « d’irrationalité » à chaque nouveauté (tablette, classe inversée mooc en sont les derniers avatars) qui apparaît sur le marché. On ne redira jamais assez que dans le domaine de l’éducation, l’environnement est certes important, mais il n’est que de plus faible importance, en soi, en regard de l’action des sujets sur et avec cet environnement. Ainsi introduire des objets numériques dans un espace éducatif est vain si l’on ne prend pas en compte les sujets qui y sont « exposés ». Rappelons aussi les critères fondamentaux qui permettent d’évaluer le lien entre sujet et environnement : accessibilité, utilisabilité, utilité, acceptabilité.
En échangeant avec des élus locaux on entend parfois dire : « il y a quatre ans, on a été sollicité pour mettre des TBI dans tous les établissements scolaires. Maintenant, les mêmes arguments servent pour mettre des tablettes dans les classe ». Il ajoute « et si l’on refait l’histoire récente du domaine, on a une succession ou  plutôt une répétition de ces demandes ». A lire les argumentaires des promoteurs de ces technologies, on retrouve les mêmes manières de présenter les choses : séduction de la modernité, séduction de l’efficacité pédagogique, séduction de la motivation des jeunes, séduction de la facilité d’utilisation etc…. Pour accompagner la démarche de vente, les entreprises engagent des « ambassadeurs ». Ce sont des enseignants, souvent passionnés de technologies numériques, qui vont être chargés d’accompagner l’acte de vente et surtout de le crédibiliser. Cette crédibilisation se fait de deux manières : séduction des responsables décideurs des achats en présentant le versant des usages potentiels (je le fais donc ça marche); séduction des équipes en présentant le versant enseignement (je le fais donc vous pouvez le faire).
Ayant assisté, aussi bien dans ces grandes fêtes numériques (educatice, printemps du numérique et autres salons) que dans des établissements acheteurs, à ces présentations on est rapidement devant un modèle argumentaire qui relève d’abord du registre de l’affirmation. La force de conviction est le premier argument et elle trouve, en face, un accueil qui mérite qu’on s’y arrête. D’abord on regarde. Ensuite on se sent ringard. Puis on découvre ce qu’est le modèle à imiter. Enfin on renonce à s’opposer à la décision d’achat en se disant qu’on verra bien. Et quelques mois, années plus tard, on ne fait pas de bilan : les ambassadeurs sont repartis dans leurs niches, les équipements sont toujours là. Et pourtant les usages restent bien en deçà de ce qui avait été énoncé lors des séances initiales. La plupart des enseignants sont d’une étonnante passivité positive face à des marchands dynamiques. De plus un vernis de réflexion, une conférence par exemple, vient parfois alimenter leur réflexion pour que cette passivité ne se transforme pas en refus. La stratégie en trois parties est en place : matériel, ambassadeur, justificateur.
La plupart des enseignants et des éducateurs sentent bien que leur écart avec la modernité technologique les dessert. Les vendeurs en jouent appuyant là sur un registre très intime des personnes : le déclassement par rapport à la société, l’estime de soi qui baisserait. Ils rassurent en s’appuyant sur l’idée de facilitation technique permis par la machine (qui est vendue). Les enseignants ambassadeurs prennent en charge la justification pédagogique et servent de médiateurs : on pense quand même à la pédagogie. Les conférenciers justificateurs élèvent le débat et restaurent l’estime de soi des enseignants en les mettant en position surplombante par rapport au problème posé par ces machines : au moins on a réfléchi au sens.
Une fois cette séquence initiale passée, restent les usages réels. Si la première angoisse de l’élu (et du décideur) est que « ça marche », sa deuxième angoisse est que « ce soit utilisé ». L’imaginaire d’utilisation est embelli par tous les promoteurs du numérique en éducation. Les réalités sont bien éloignées de cela. D’autres freins apparaissent la plupart du temps lorsqu’on donne la parole aux enseignants après ces premières séquences : le premier de ces freins est celui de la sécurisation des usages, le deuxième est le respect de la loi, et en particulier la protection des droits (auteur, image…) des enseignants, le troisième frein concerne les élèves et l’inquiétude qu’ont les enseignants pour eux (leurs usages, leur manière de faire, voire le copiage).
Quand on dépasse ces deux premiers temps, on entre dans les pratiques ordinaires. Pour les promoteurs, les décideurs, cette phase-là est bien lointaine et largement oubliée, pour la plupart d’entre eux. Les usages ordinaires n’intéressent que très peu : ils ne sont pas spectaculaires, et surtout ils ne sont plus nouveaux. Car c’est cette fascination du nouveau qui tire ce mécanisme. Ce nouveau qui fait confondre innovation et invention, mettant le second de côté, est un autre étendard de la fascination qui traverse l’univers éducatif envahi par le numérique. Porté par les médias, relayé pas les politiques (en mal de reconnaissance électoral i.e. service de tous) et aussi par les décideurs (soucieux de traces de modernité), le nouveau, qui devrait être temporaire, est en fait le mode dominant de développement du numérique dans l’éducation. Malheureusement ce qui est ordinaire n’intéresse que peu de monde, sauf quand il est tellement en décalage avec les images idéales qu’on ne peut plus l’ignorer. Or c’est justement ce qui se passe avec les usages sociaux du numérique : ils sont désormais ordinaires…. sauf à l’école.
A suivre et à débattre
BD

8 Commentaires

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  1. J’apprécie au plus haut point cet article, et les anecdotes qui font preuve d’une belle lucidité, qui je l’avoue me surprend un peu de votre part, tellement, je vous rangeais dans ma tête dans la catégorie des béats du numérique.
    Seul la dernière phrase de votre billet m’interpelle. Je ne suis pas sur de voir ce que vous placez derrière les usages sociaux du numérique, mais pour moi ils existent dans l’école. Car je crois que si un outil est mature d’un point de vue technique notamment, les profs l’utilisent quand ils y voient un intérêt pour l’exercice de leur mission.
    C’est peut être la sagesse des foules qui fait qu’ils ne se précipitent pas sur le dernier cri avant qu’il ne soit montré que ça peut être efficace. Avec mesure donc.

    1. J’avoue que je suis un peu atterré de lire l’expression « béat du numérique ». D’une part il y a bientôt dix-sept ans que je dépose sur la toile des contributions qui sont suffisamment interrogatrices et loin d’être béates. D’autre part je trouve que cette expression est suffisante en elle-même et n’amène pas à l’analyse. Enfin, regardant de très près les relations des enseignants avec le numérique et depuis plus de trente cinq ans, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à classer les gens dans ce domaine.
      Quant aux usages sociaux du numériques, il nous faut situer ce dont on parle. Les enseignants sont professionnellement des exemples de la rupture qu’il y a entre pratiques sociales et pratiques professionnelles. C’est un fait observable, mais de manière variable chez chacun. Lisez le livre de Jean Houssaye sur la pédagogie traditionnelle et vous pourrez y comprendre quelques unes des raisons qui les amènent à être parfois schizophrènes dans ce domaine.

      1. Il s’agissait pour moi de faire amende honorable. Lorsque l’on intervient dans le débat public, on peut voir ses idées reprises, louées, déformées, critiquées…parfois de manière injuste j’en conviens. Il est toujours sain de se demander comment on est arrivé à penser ce que l’on pense.
        En ce qui me concerne, et ce n’est pas sans rapport avec mon deuxième point, je crois que c’est la prescription permanente à utiliser le numérique qui a tendance à radicaliser mon analyse, et ma réception des textes que je lis. Mieux, l’innovation présentée comme le paradigme du métier de prof a tendance à me crisper.
        Et voyez comme je vous retrouve.
        Merci pour ce billet.

  2. Il y aurait bien d’autres freins, et sans doute d’un autre ordre.
    On pourrait également citer Vincent Peillon, pourtant artisan convaincu de la « refondation de l’école par le numérique », à l’occasion d’une interview accordée à Elizabeth Martichoux et publiée le 18 décembre 2013 : « La France en a fait l’expérience car les régions, les conseils généraux ont fortement équipé à un moment donné leurs écoles, leurs collèges, leurs lycées mais comme on ne formait pas en même temps les professeurs, qu’on n’avait pas de logiciels pédagogiques, qu’on avait pas de nouvelles pédagogies adaptées à ces enseignements, ça n’a rien donné. »

  3. On ne le dira jamais assez, les tablettes constituent une vraie révolution dans la facilitation croissante de la qualité de vie des individus.

    • Marie-Odile Morandi sur 8 mai 2014 à 15:13
    • Répondre

    A Capitole
    Ceci est une affirmation qui mériterait d’être développée ! Chacun des mots de la phrase interpelle : révolution est très fort ! Facilitation croissante ? Quand à qualité de vie, c’est très personnel ! Les commerciaux font vraiment bien leur travail : développer de addictions.

  4. Je suis bien d’accord avec votre terme de « fascination » qui rejoint mon propre sentiment. J’ai fait mon mémoire professionnel sur l’utilisation pédagogique des blogs et, à l’époque, en 2007, je ne trouvais que des articles enthousiastes sur l’intérêt pédagogique des blogs. Mais j’avais le sentiment qu’on était plus dans le déclaratif que dans l’analyse réelle. Je n’ai trouvé qu’un seul article d’une personne du CLEMI qui soulignait la dimension communautaire des blogs pour les ados et que, si les adultes s’en emparaient, ils passeraient à autre chose. 5-6 ans après, les blogs avaient disparus des écrans radars et, aujourd’hui, on utilise les mêmes arguments pour justifier l’intérêt pédagogique de Facebook ou de Twitter. Je ne rejette pas en bloc ces outils mais cela me laisse perplexe et j’aimerais que le monde pédagogique soit un peu moins dans la fascination et un peu plus dans l’étude vraiment poussée des effets de ces outils sur les apprentissages des élèves. En même temps, ce sont des outils tellement éphémères qu’à mon avis il serait plus pertinent de faire acquérir aux élèves des connaissances, des compétences et un recul critique qui puissent leur servir face aux nouveaux outils numériques qui ne manqueront pas d’apparaître dans les années à venir et à comprendre ce qui se joue avec ces outils numériques.
    La question est la même, à mon sens, concernant les tablettes. Est-ce qu’on en équipe les établissements parce que ça peut être vraiment utile pour les apprentissages ou est-ce pour dire : « vous voyez, on a les derniers équipements high-tech ; inscrivez vos enfants chez nous » ? J’ai l’impression que depuis les premiers plans de développement de l’informatique dans les établissements, l’EN reste toujours dans une logique d’équipement et non d’intégration et d’appropriation.

    1. Le coté apparemment éphémère est le plus souvent caché par l’effet nouveauté. Les blogs continuent d’exister, mais nombre de personnes prises par la tourmente médiatique (cf Skyblog) ont abandonné leur blog. Il y a une sorte d’amnésie de ce processus que l’on retrouve effectivement avec les arguments justes que vous évoquez avec les nouveautés plus récentes.
      Cela sert aussi à certains enseignants qui profitent de ce « saut dans la nouveauté » pour faire avancer leur « identité professionnelle personnelle ». Eux aussi sont parfois oubliés, ou sont récupérés dans les instances de pilotage. En tout cas on les montre dans les « foires » technico pédagogiques, ils servent de caution aux promoteurs de l’innovation, puis souvent, sont délaissés. S’ils ont réussi à en titrer partie, tant mieux pour eux. Malheureusement cela ne fait pas vraiment avancer la pédagogie….
      L’effet image qui fonctionne pour les personnes fonctionne aussi pour les institutions, établissements scolaires compris. D’ailleurs certains chefs d’établissement en jouent pour leur propre évolution (personnelle ou établissement).
      La difficulté est qu’on ne peut éduquer aux instruments sans utiliser les instruments… en contexte et au moment où ils sont disponibles et magnifiés. Du coup les formateurs et autres chercheurs (dont je suis) doivent prendre garde de mettre en perspective ces instruments et leur histoire….

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