Apprendre à résister, enseigner à vivre

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Deux ouvrages récents, l’un d’Edgar Morin (Enseigner à vivre, Manifeste pour changer l’éducation – Actes Sud 2014, 122 p.) et l’autre d’Olivier Houdé (Apprendre à résister, le Pommier 2014, 93 p.), devraient faire partie des « vraies lectures » de la rentrée de tout éducateur. En effet tous les deux commencent leur écrit par une thématique essentielle : l’erreur. Pour Olivier Houdé, résister, c’est lutter contre l’erreur, en termes de processus psychologique. Pour Edgar Morin, l’erreur est un point de départ qui doit être dépassé pour parvenir à vivre. Deux chemins donc, bien différents, mais complémentaires et proches si on relie ces approches en terme d’éducation. Chacun des auteurs revendique indépendamment une approche éducative, il nous semble qu’il faut les rapprocher, et tenter une analyse pragmatique et opérationnelle. En effet après quelques jours de « prise en main de la classe », du groupe d’élève ou d’étudiant, il est important que chaque enseignant ait en tête la question de la place qu’il donne à l’erreur dans son enseignement.
Dans les deux cas, le risque c’est l’aveuglement. En effet pour O. Houdé, c’est le mécanisme d’inhibition que chacun doit apprendre à maîtriser pour lutter contre les automatismes et développer l’activité algorithmique. Il montre comment cette approche est féconde dans le contexte scolaire dans le travail qu’il effectue auprès d’enseignants de l’école primaire. Pour E. Morin, c’est la connaissance de la connaissance et la compréhension qui doivent constituer la base de l’apprendre et ce dans un cadre systémique qui permet d’aborder la complexité. Pour les deux auteurs, les « activités mentales » doivent donc être portées au-delà des évidences immédiates (perception, schémas préconstruits, voire croyances aveugles ou idéologies). Pour les deux auteurs, le danger vient du risque de l’immédiat.
Nos travaux sur le développement des technologies en éducation sont évidemment interrogés par ces deux ouvrages (qui sont des ouvrages accessibles et destinés à un large public). D’une part car sur le plan éducatif, ils rejoignent nombre de préoccupations déjà évoquées ici ou ailleurs, d’autre part, parce que chacun des ouvrages, sans l’évoquer explicitement, tente de trouver un positionnement à ces objets numériques dans leur théorie. Il serait trop long d’entrer dans l’analyse détaillée de chacun de ces ouvrages (un ouvrage n’y suffirait peut-être pas), par contre il semble intéressant d’évoquer ici quelques points d’entrée qui peuvent amener chacun de nous à progresser dans sa réflexion.
Le premier point de notre analyse rapproche relier et complexité. Voir le monde au travers des moyens contemporains disponibles (les anciens et les nouveaux coexistent – livre, médias de masse, numérique, relations de proximité) nous ouvre désormais à la complexité, qui se traduit souvent par un « on n’y comprend rien ». Le risque est donc de s’en tenir aux premières impressions, au prisme local. Résister c’est ne pas se laisser aller au superficiel, à la perception immédiate des choses. La difficulté vient de la tâche difficile qui consiste à « rapprocher » les connaissances entre elles. C’est une tâche difficile et coûteuse en énergie. La facilité du moteur de recherche pourrait nous faire perdre la possibilité de mettre en place ce processus qui va de l’apprendre au comprendre.
Le deuxième point de notre analyse porte sur le processus de catégorisation. Pour O. Houdé, comme pour E. Morin c’est là une source d’erreur. Le premier auteur nous montre comment ce processus est au coeur, très jeune, du développement du cerveau de l’enfant. Emmanuel Sander et Douglas Hofstadter, dans leur ouvrage  » L’Analogie : cœur de la pensée. » (Paris, Odile Jacob 2013) évoque aussi ce fonctionnement mental de catégorisation, comme central. On voit bien l’importance de ce fonctionnement mental mais aussi le danger de générer des erreurs. Quand on travaille sur les typologies de toutes sortes on se rend compte bien vite du danger qu’elles représentent. De la caractérologie de le Senne au modèle SAMR récemment mis en avant à propos de l’utilisation des technologies par les enseignants, il est facile, pour celui qui s’approche au plus près des réalités de se rendre compte du danger d’aveuglement qu’il y a à ériger les typologies en vérités.
Le troisième point de notre analyse porte sur la place que prennent les usages du numérique en regard de ces questionnements. Nous avons récemment évoqué combien la communication (interaction dans les réseaux sociaux ou le web 2.0 en général) supplantait l’information dans le rapport que chacun de nous a au réel. Nous constatons chaque jour le désarroi d’une recherche « ouverte sur Internet » (la recherche sur les titres des livres évoqués ici vous renvoie d’abord aux commerçants et pas à des présentations et des analyses de ces livres). Nous constatons chaque jour les effets de l’accélération informationnelle et relationnelle et pour reprendre une phrase de Jacques Ellul « nous avons remplacé la réflexion par le réflexe » (émission canadienne de 1985 Jacques Ellul – La trahison de la Technique en ligne sur YouTube). En d’autres termes, les développements des usages quotidiens du numérique, par les adultes comme par les jeunes viennent alimenter les craintes d’O. Houdé et E. Morin. Plus encore elle concerne les éducateurs
La lecture de ces deux ouvrages, courts et accessibles, est probablement une bonne chose en ce début d’année scolaire et universitaire. Chaque éducateur y puisera des éléments de réflexion et d’interrogation. Bien plus encore, il serait intéressant d’aller au-delà de la simple lecture de ces auteurs (en plus de ceux évoqués dans notre texte) et d’engager la réflexion sur nos pratiques enseignantes et plus généralement sur nos conceptions de l’enseignement et de l’éducation
Bruno Devauchelle

6 Commentaires

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    1. Il est très dommage que l’on utilise le mode « répondre à  » d’un blog pour promouvoir des idées, plutôt que de discuter ce qui est proposé…. et donc engager la réflexion. De plus le lien proposé ne me convient pas… mais par respect pour son auteur, je le laisse en place…

  1. Pourquoi prendre un ton si sévère, M. Devauchelle? Vous savez comment on écrit les billets de blog. Je méditais celui-ci depuis assez longtemps, et la lecture de votre article m’a décidé (provoqué) à l’écrire. En quoi je vous dois un remerciement. Et c’est la raison pour laquelle je l’ai proposé en lien sur votre blog, en indiquant qu’il s’agissait d’une « réponse possible » au sens le plus physique du terme: un écho. Nos points de vue divergent, en effet. Je défends une idée minimaliste de l’école, quand vous me semblez défendre une position maximaliste. Ce sont moins nos idées qui s’opposent, que nous goûts. Ce qui rend la discussion des arguments entre nous difficile, et sans doute inutile. Mais bon, cela ne devrait pas nous empêcher d’échanger quelques salutations, en passant. Agréez les miennes, s’il vous plaît. Elles sont sincères. Ou supprimez cette discussion.

    1. Non je ne suis pas sévère, je m’interroge seulement sur nos logiques d’écritures, de nos logiques de communication. J’ai probablement été trop rapide par rapport à votre commentaire. Le développement de la curation (sur scoop-it, facebook, linkedin, et autre twitter) est certes intéressant pour mettre du lien, mais elle devient difficilement supportable quand elle relève d’une pratique « d’occupation du terrain » en vue d’une popularité personnelle. C’est en cela que j’ai probablement lu votre initiative (un simple lien) comme relevant du même procédé. Votre réponse m’éclaire.
      Quand à nos positions respectives, elles ne sont pas éloignées au point de ne pouvoir échanger. Par contre elles sont difficiles à mettre en regard car nous ne parlons pas avec les mêmes cadres implicites et explicites. Par exemple, je ne comprends pas l’expression « minimaliste » ou encore « maximaliste ».
      Ceci dit je vous remercie d’avoir pris le temps de prendre la parole et de me donner aussi l’occasion d’échanger. C’est pour moi une condition essentielle de la vie en société en ligne ou pas

  2. Juste une remarque, en 2008 déjà Philippe Meirieu publiait: Pédagogie le devoir de Résister……

    1. Oui mais bien avant lui, Neil Postmann, avait écrit « Enseigner c’est résister »… (Le Centurion). Le problème c’est le sens que l’on donne au terme « résister ». Et là je ne suis pas bien sûr que chacun ait le même….et pourtant Postmann conclut, p 275, la psychologie de l’éducation est une psychologie de l’erreur… il rejoint là très fortement, précurseur bien sûr, Olivier Houdé. Je ne suis pas sûr, mais il faudrait aller y voir de plus près, que Philippe Meirieu aille dans le même sens du mot « résister ».

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  4. […] Il faut sortir de cette évaluation à outrance, c'est l'analyse en forme de plaidoyer que nous livre la philosophe Barbara Cassin. L'ouvrage collectif que nous avons publié est d’abord un cri d’alarme, et même d’indignation, poussé par un ensemble de professionnels de tous les métiers. Il s’élève contre le type d’évaluation auquel nous sommes tous, aujourd’hui et plus que jamais, soumis en France, en Europe, dans le monde anglo-saxon, dans le monde mondialisé. Apprendre à résister, enseigner à vivre. […]

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