Apprendre ou la métaphore du boulet de canon

Print Friendly, PDF & Email

Lorsque le canonnier rempli le canon de poudre et qu’il insère le boulet, il organise le tir en se disant que s’il a bien calculé, le boulet devrait atteindre la cible dont il rêve. Lorsque l’inventeur de l’école se trouve devant son opus, il se dit que s’il donne la bonne poudre de connaissance, l’élève atteindra la cible dont il rêve. La modernisation des armes a amené à des évolutions qui méritent d’être examinées, en regard du projet de l’école.
Ainsi les bombes (formes modernes de nos boulets) peuvent être guidées de plusieurs manières : en leur montrant le but (la cible) à atteindre, en leur donnant les indications sur la nature de la cible et en les dotant d’un système qui permet de suivre cette cible  identifiée, en les guidant vers la cible par commande à distance etc… l’imagination ne manque pas pour permettre au projectile d’aller là où on veut qu’il aille.
L’enseignement programmé et certaines conceptions de l’enseignement et de l’école ne sont pas loin des idées des spécialistes du canon : l’important c’est la cible. Certains diront que la cible c’est l’examen, d’autres la classe supérieure, d’autres le métier, bref dans tous les cas le canonnier à raison.
La récente montée en puissance des idées de la formation tout au long de la vie, de l’autoformation, ou encore de l’impact du numérique sur l’apprentissage a mis en évidence l’idée que la cible, et le trajet pour y parvenir, pourraient bien ne pas être les plus importants.  Non qu’il faille ignorer la cible, mais que celle-ci n’est pas vraiment unique, stable et durable. Non que le trajet qui mène à la cible soit indifférent, mais que la dimension humaine pourrait bien mettre à mal le trajet et la cible en même temps. En d’autres termes aucun enseignant, ou responsable d’enseignement ne peut prétendre à gérer son métier comme un canonnier. Et pourtant on l’y incite souvent, à chaque fois que l’on invente une nouvelle mission à l’école, ce que l’on appelle « éduquer à ».
Dans le monde, tel qu’il est devenu, sous l’effet des moyens numériques, on observe très nettement cette lutte entre le canonnier et le navigateur.  Non seulement dans la conception de l’école, mais aussi dans la conception du monde numérique.
Dans le monde numérisé, et certains faits récents nous l’ont montré, la volonté de contrôler la trajectoire des individus est très présente dans l’esprit des gens de pouvoir.  Dans le même temps, d’autres faits viennent nous montrer que les trajectoires humaines  sont largement incontrôlables, surtout en matière d’apprentissage, de devenir cognitif. Autrement dit, les espaces ouverts par le numérique ont rendu de plus en plus difficile la politique du canonnier. Il suffit de se questionner sur l’orientation scolaire, en regard de la trajectoire professionnelle des individus… et on mesure rapidement la difficulté à contraindre les personnes à suivre le chemin prévu par le canonnier.
Dans le monde scolaire, les représentations des trajets à venir des jeunes ressemblent assez souvent à des travaux de canonniers. D’ailleurs certains parents (parfois même les enseignants en tant que parent) jouent à identifier par avance tous les paramètres pour atteindre la cible. D’ailleurs les analyses sociologiques des trajectoires scolaires leurs donnent raison : la prédiction d’atteinte de la cible est grande.
Mais aujourd’hui, si dans le monde scolaire ces stratégies fonctionnent, elles s’arrêtent de plus en plus à la sortie du système contraint : abandon, réorientation, etc… sont les symptômes des limites de ce système de prévision qui malgré tout semble encore bien fonctionner.  Le développement des moyens nouveaux d’information, de communication et plus généralement l’évolution de la structure de la société associée sont des éléments qu’il nous faut observer de près. Deux systèmes vont progressivement à l’affrontement : celui de l’apprentissage prévu et celui de l’apprentissage vécu. Les conséquences de chacune des modalités  d’apprentissage sont connues si on les considère séparément. Mais c’est dans l’entrelacement de ces modalités que se trouve actuellement une des questions les plus vives posées à l’enseignement. Comment concilier apprentissage prévu et apprentissage vécu, dans un univers qui déséquilibre le rapport de force entre les deux. Quand on crée le système scolaire moderne au début du XIXè siècle, on donne à l’apprentissage prévu dans l’école la mission de combattre l’apprentissage vécu dans les familles ou dans les usines (travail des enfants). Quand au début du troisième millénaire on découvre l’ampleur prise par Internet et les moyens numériques, on s’aperçoit que ce qui est vécu prend de plus en plus de place, non seulement dans l’apprentissage, mais plus globalement dans l’ensemble de la trajectoire de vie.  Certes la présence du vécu face au prévu n’est pas nouvelle, mais les moyens d’information et de communication lui donne une nouvelle importance aussi bien dans le temps que dans l’espace de vie.
Le canonnier n’avait pas prévu que le boulet pourrait ainsi interagir avec le contexte, la cible voire avec lui-même. Ainsi va notre institution scolaire lorsqu’elle se comporte comme un canonnier face à l’arrivée du numérique. Elle perd complètement les repères qui l’ont fondée. Elle tente de s’opposer d’abord (cf le cinéma puis la télévision) puis elle tente d’intégrer (transformons, scolarisons le numérique), enfin elle rate sa cible (désacralisation de la transmission éclairée). Au moment où de nouvelles formes, de nouvelles modalités d’enseignement/apprentissage tentent de se faire une place dans le système institué, poussées parfois par des intentions mal explicitées, il est encore temps de réfléchir plus globalement à ce que signifie se développer dans nos sociétés contemporaines et donc la place de l’apprendre. Mais la condition est d’arrêter de réfléchir en canonnier et de commencer à réfléchir en navigateur…
A suivre et à débattre
BD

2 Commentaires

  1. Intéressant article ! Et oui, le boulet est maintenant un peu plus autonome et il n’atteindra pas forcément la cible visée par le canonier 🙂
    Cependant, je m’inquiète que la cible soit l’examen, la classe supérieure ou le métier. Apprendre serai t il devenu une obligation pour s’insérer dans la société ? Je pensais que c’etait pour satisfaire sa curiosité intellectuelle, qu’apprendre était nécessaire à un équilibre mental voire à la VIE d’une manière générale.

    1. On peut aller voir du coté du dernier livre d’Edgar Morin « enseigner à vivre, Manifeste pour changer l’éducation » pour trouver quelques pistes de réflexion. Malheureusement je crois que le canonniers sont souvent dans un argumentaire « utilitariste » qui se traduit par « finir le programme », « amener les jeunes à l’examen » (obtenir le diplôme), les « orienter dans les bonnes filières » etc…

Répondre à admin Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.