Le professeur et le représentant de commerce

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Il vous est sûrement arrivé de rencontrer dans tel ou tel salon, colloque, et autre rassemblements consacrés au numérique en éducation, des enseignants dont on pouvait se demander s’ils n’étaient pas en fait des représentants de commerce des sociétés du numérique. En charge de la démonstration de produits de différentes marques, ils ne sont certes pas des commerciaux mais ils en ont parfois le langage avec, en plus, en guise de légitimité, la coloration « pédagogique » qui ajoute l’utile à l’agréable. En d’autres termes certaines entreprises sollicitent des « relais » crédibles pour mieux accompagner leur processus commercial. En repérant des enseignants en poste, elles font donc un travail de rapprochement, qu’il faut distinguer des partenariats. En effet il s’agit surtout de « convertir » en promoteur de l’entreprise l’enseignant ainsi fidélisé.
Du côté de l’entreprise, que se passe-t-il ? Ayant travaillé très souvent en lien avec des entreprises du secteur informatique depuis de nombreuses années, nous nous sommes aperçu du déficit de connaissance et de compréhension fine du système éducatif de la part de personnels qui n’ont que leurs souvenirs d’élèves et d’étudiants comme repère. Cet état de fait est logique, mais pose problème lorsque deux cultures professionnelles se croisent autour d’un projet que l’un tente de proposer à l’autre. Du coup, dans notre cas, l’entreprise d’informatique va tenter de trouver des alliés, des traducteurs dans le monde de l’enseignement. Ces personnes vont devoir d’une part expliquer à l’entreprise ce qu’est ce monde, mais plus subtil, les entreprises vont surtout utiliser ces personnes comme « cheval de Troie » pour faire passer ses produits dans les établissements. Elles s’appuient non seulement sur leurs compétences mais aussi leur légitimité auprès des collègues qui aiment bien avoir des exemples « concrets ». Car c’est bien ce qui est souhaité : que le « traducteur » soit d’abord quelqu’un qui ne donne pas l’impression de parler un autre langage que celui de ses pairs.
Observons de plus près quelques-unes des caractéristiques que nous avons pu observer auprès de ces enseignants :

  • Ils (ou elles) sont passionnés du numérique et sont convertis à sa religion;
  • ils (ou elles) sont utilisateurs/trices avancés des produits que l’entreprise promeut;
  • ils (ou elles) sont repérées comme des enseignants ayant déjà obtenu une reconnaissance de leur dynamisme au travers des prix, des reconnaissances institutionnelles, plutôt situées du coté de « l’innovation » car c’est un vecteur potentiel de reconnaissance;
  • ils (ou elles) ont du mal à se développer dans leur environnement proche qui parfois même les rejette;
  • ils (ou elles) aspirent à une reconnaissance dans un autre milieu que celui de l’enseignement;
  • ils (ou elles) savent « se vendre » auprès de leurs collègues du quotidien qui parfois même leur reconnaissent une place particulière.

Observons quelques détails des présentations qu’ils (ou elles) font :

  • le numérique est incontournable, il faut y aller; les moyens numériques transforment la pédagogie et ringardisent les pratiques anciennes;
  • l’utilisation des produits est facile, voire très facile;
  • tout le monde peut faire comme eux, puisqu’ils (ou elles) le font dans leur classe;
  • les dernières nouveautés dans le champ du produit ou de l’entreprise qu’ils promeuvent n’ont aucun secret, les entreprises leur fournissant parfois même les moyens de cette « mise à jour »;
  • la présentation de soi est toujours enrichie de nombreuses références, parfois rutilantes; le langage utilisé permet à un enseignant de se sentir avec un pair proche.

Faut-il critiquer, encenser ou déplorer ces pratiques ? Elles sont là, il faut en être conscient et ce n’est pas nouveau. Jadis les petits cadeaux que pouvaient donner les entreprises à certains décideurs étaient un levier puissant (matériels, voyages, repas, hôtels, colloques privés etc… oui oui, on connait). Mais elles ont rapidement compris qu’il leur fallait trouver d’autres leviers, car ces pratiques relevaient du domaine de la corruption ou perçu comme tel. Dans le cas actuel il y a un autre rapport, parfois proche de ces pratiques anciennes, mais la couverture pédagogique évite d’y tomber de manière trop évidente. Et puis il y a cette passion de l’enseignant impliqué dans ce processus qui ne demande qu’à trouver là un accomplissement nouveau. A titre personnel, ceux et celles qui s’engagent sur cette voie peuvent y trouver une contrepartie intéressante.
Mais le problème que posent ces pratiques c’est l’effet sur le système. Ce que l’on observe c’est que l’effet séduction d’un produit, d’une solution sont souvent renforcés par ces traducteurs. Or ce renforcement amène à des conduites d’achat, des prises de décision qui parfois laissent peu de place à une véritable réflexion. On préfère être séduit que de construire un raisonnement rationnel. Mais surtout nombre de décideurs sont aussi pris dans ce jeu de traduction : devant tant de dynamisme on a tendance à s’y adosser pour développer un projet. Surtout que la personne qui va être dans ce rôle d’intermédiaire pourra éventuellement être un fusible en cas de non satisfaction. D’ailleurs un certain nombre de ces personnes ont pris du recul devant l’absence de reconnaissances qu’elles attendaient de leur action dans leurs structures, de leur investissement pour reprendre les termes souvent employés.
Un autre problème que posent ces enseignants « engagés », c’est qu’eux-mêmes peuvent perdre pied et repères. Etre reconnu par une société ayant pignon sur rue (voir dans le monde) est très valorisant, cela peut donner un sentiment de supériorité. Etre engagé dans de telles actions peu amener à changer de « référentiel personnel ». Chacun d’entre nous peut être pris dans ce genre de tourbillon sans s’en rendre compte : séduction de la reconnaissance, des moyens matériels, du regard des autres… on peut finir par se sentir différent, jusqu’envers ses proches, sa famille. Un ensemble de contradictions dans l’attitude doivent être interrogées lorsque la passion l’emporte sur un minimum de raison.
Le système scolaire, traditionnellement méfiant vis à vis des agents du marché, l’est beaucoup moins face à ce genre de personnes. C’est d’ailleurs ce qui fait que les entreprises les utilisent et les « gèrent ». Le système scolaire, dans sa culture égalitariste, est d’ailleurs parfois un laminoir à initiatives au nom de la suspicion envers celui ou celle qui sort du rang, surtout lorsque celui-ci le fait en direction du « marché », des « marchands »… Le numérique et son développement nous fournissent là une belle étude de cas aussi bien sur le plan de la psychologie que sur celui de la RH ou encore de la gestion de l’innovation et des personnes qui s’y emploient. Ni bons, ni mauvais, ces personnels interrogent, parfois dérangent. Souhaitons qu’eux-mêmes en soient conscient et qu’ils soient capable de dire pour eux-mêmes ce après quoi les mènent leurs manières de faire, ce après quoi ils courent.
A suivre et à débattre
BD

12 Commentaires

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  1. Des enseignants « engagés » ou compromis, question de point de vue : c’est parfois le rectorat d’un académie qui se compromet en abdiquant toute distance critique avec un groupe technologique. Une coquille : « cheval de Troie ».

    1. J’avais bien pensé lors de la rédaction en train aller vérifier… Troyes, Troie… et le temps passant, la coquille est resté au fond de l’assiette… Merci de l’avoir signalé
      Bruno Devauchelle

  2. Oui, je connais mal le Café pédagogique… Je ne sais pas quelle est la part du soutien de Microsoft dans son fonctionnement. Le savez-vous ? La question a été plusieurs fois posée sans réponse claire à ce jour. Après chacun en tirera les conclusions qu’il souhaite.

  3. Notre association publie tous ses bilans. Est-ce le cas du Café ? Là n’est pas la question.
    Je vois que vous êtes agacés/énervés mais me permets quand même de renouveler cette simple question : « quelle est la part de Microsoft dans votre fonctionnement ? ».
    Merci.

    • Thierry Vedel sur 5 octobre 2014 à 19:56
    • Répondre

    Bonjour,
    Admin a dit : « nous avons chacun une main qui nous nourrit…  » C’est un aveu ?
    C’est moi qui finance l’APRIL ainsi que beaucoup d’autres impliqués dans le libres, des citoyens, Monsieur, pas des multinationales.
    Librement
    Thierry Vedel

    • ThierryM sur 5 octobre 2014 à 20:41
    • Répondre

    Bonjour,
    En préambule : Le mélange des genres entre enseignants et industriels n’est pas nouveau et n’est pas propre qu’au numérique. Combien d’enseignants, inspecteurs…perçoivent des droits d’auteurs sur leurs ouvrages à destination du monde enseignant ? On peut là aussi s’interroger sur la légitimité, la neutralité, mise à profit de leur position, relations avec le monde enseignant, … Leur caution arrange bien les éditeurs.
    Pour en revenir au billet :
    Voilà pourquoi on (l’Éducation Nationale) devrait promouvoir l’utilisation de logiciels libres, ce qui éviterait ce mélange des genres avec des industriels, éditeurs « commerciaux ». Sans être totalement naïf (derrière des logiciels libres, il y a aussi des entreprises avec un modèle économique reposant sur la vente de services), je pense que cela serait plus sain.
    Il faudrait aussi une obligation d’interopérabilité des produits (essayez de faire fonctionner des manuels numériques sous Linux…) ce qui n’imposerait pas un type de matériel : on limiterait encore plus le mélange des genres. Le « don » de matériel par les industriels devrait être prohibé dans les établissements scolaires ou très encadré (en permettant d’utiliser tous les logiciels, OS que l’on veut) : car c’est là un véritable cheval de Troie ou la technique du dealer qui commence par créer une dépendance dont il sera très difficile de sortir.
    Autre point, il manque à beaucoup d’enseignants une culture du numérique (enjeux autres que pédagogiques) ou de recul sur le choix des outils (qui imposent souvent un type de matériel). Il faudrait donc une formation des enseignants qui interroge davantage sur notre position de prescripteurs. Car d’une certaine manière nous nous comportons aussi un peu comme ces enseignants VRP face à nos élèves en leur « imposant » des logiciels ou produits (je pense aux tablettes notamment) : les élèves (et c’est normal) voudront avoir eux-aussi à la maison, les outils qu’ils ont à l’école… D’une certaine manière, nous forçons aussi la main de notre « public » captif.
    Bref, l’Éducation Nationale devrait peut-être aussi davatage occuper le terrain avec ses propres équipes (enseignants et techniciens) indépendantes des industriels ou éditeurs qui ont leurs intérêts propres : je trouve qu’elle est trop dans une situation attentiste ou suiviste alors qu’elle devrait exiger des choses comme l’interopérabilité, le partage (une fois que le développement d’une fonctionnalité a été financée par une collectivité publique, celle-ci devrait être accessible gratuitement à tous les utilisateurs suivants), … Mais ce sont là, des choix politiques (économiques… à court terme).
    Cordialement,
    Thierry

  4. C’est un peu facile. Vous écartez d’un revers de plume les interrogations légitimes de rboulles. Car enfin, vous ne parlez pas du même point de vue, lui comme citoyen vous comme journaliste. De deux choses l’une, ou bien vous ignorez les modalités de soutien de Microsoft au CP ou bien vous les connaissez sans vouloir les publier. Dans un cas comme dans l’autre, cela n’inspire pas confiance !

    • Haricophile sur 6 octobre 2014 à 01:55
    • Répondre

    Bon alors, il est de combien ce financement ? C’est honteux de le dire ? La fondation Mozilla a sa plus grosse subvention en provenance de Google mais ils ne s’en cachent pas. Pas grand monde ne remet en cause leur indépendance ce qui est plus facile quand on est transparent.

    • Charles FREOU sur 6 octobre 2014 à 05:50
    • Répondre

    Bonjour,
    Le café pédagogique fait depuis des années un excellent boulot, mais cette suspicion de financement MS hante les forums et listes de discussion.
    Personnellement j’ai du mal à y croire mais il faudrait lever le doute.
    Pouvez-vous éclaircir la chose une bonne fois pour toutes ?
    Ça nous économisera les guéguerres …
    Merci

    • Marie-Odile Morandi sur 6 octobre 2014 à 06:59
    • Répondre

    Bonjour,
    Le titre de ce billet n’était-il pas «Le professeur est le représentant de commerce», puisqu’il devient le promoteur de l’entreprise en question.
    La relation entre les deux parties est déséquilibrée : un commercial, qui a fréquenté l’école, qui a suivi des cours de psychologie parfaitement orientés face à un enseignant qui a rarement mis le pied dans le monde de l’entreprise et pour lequel la contrepartie se fera à titre personnel : un accomplissement nouveau.
    L’objectif du commercial c’est son chiffre d’affaire. Les prévisions indiquent que le marché de l’éducation est énorme, lieu de toutes les convoitises.
    Peut-on en vouloir à l’enseignant qui est pris dans les crocs du commercial qui s’intéresse à lui ? Les profs ne vivent pas hors du monde et l’effet « bling-bling» de la publicité les séduit aussi. Peut-on en vouloir à l’enseignant qui ne sait pas, ne veut pas savoir ou «ignore» : liens entre Café Pédagogique et Microsoft, 50 % du budget du Forum des profs innovants alloué par Microsoft.
    Cependant la hiérarchie se comporte, elle aussi, de la même façon ; on ne compte plus le nombre de réunions de « cadres » de l’Éducation nationale » organisées, chez Microsoft. Pour la dernière en date on nous explique que le recteur a fait preuve d’une forme de naïveté, ce qui ne manque pas de laisser perplexe ! (http://www.framablog.org/index.php/post/2014/09/30/microsoft-education-logiciel-libre-video)
    N’est-il pas grand temps que les acteurs du monde de l’Éducation retrouvent indépendance et liberté au service des élèves qui leurs sont confiés ?

    • Philippe-Charles Neste sur 6 octobre 2014 à 17:40
    • Répondre

    Il est de notoriété publique que le site Café Pédagogique est maintenu, hébergé et bénéfice de la bande passante de société Microsoft.
    De ce fait, on ne trouvera que très exceptionnellement sur le site Café pédagogique (qui proposa il n’y a pas si longtemps encore de l’assistance pour l’usage de la suité bureatique de Microsoft) d’informations sur les logiciels libres. En revanche on ne compte pas les infos de type forum des enseignants innovants sponsorisé par la société Microsoft sur le site Café pédagique.

    • Nathalie sur 7 octobre 2014 à 12:08
    • Répondre

    J’allais commenter en protestant vigoureusement contre cette façon insidieuse de jeter, l’air de rien sous couvert de réflexion pertinente, le discrédit sur ces enseignants précurseurs. En effet ils se bougent et osent se mettre en danger en faisant malgré -et parfois contre- l’institution ce qu’ils peuvent au mieux de l’intérêt de leurs élèves… ils ont besoin de soutien pas qu’on les soupçonne ou qu’on les dénigre en les jugeant naïfs.
    Mais je vois qu’au final on est dans un cas typique d’arroseur arrosé ! Effectivement il serait judicieux de commencer par balayer devant votre porte et de vous demander si vous n’êtes pas vous-même instrumentalisé par le Café Pédagogique qui se garde bien de dire exactement à quelle hauteur il est financé par Microsoft ! Ce n’est pas forcément honteux de l’être mais c’est inadmissible de le cacher y compris aux nombreux contributeurs et aux participants aux forums…

  1. […] Le professeur et le représentant de commerce. Il vous est sûrement arrivé de rencontrer dans tel ou tel salon, colloque, et autre rassemblements consacrés au numérique en éducation, des enseignants dont on pouvait se demander s’ils n’étaient pas en fait des représentants de commerce des sociétés du numérique. […]

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