Tous pareils, tous différents… avec le numérique ?

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Quand nous regardons de près un ordinateur, on y voit des zéros et des uns (symboliquement). Mais quand on s’en éloigne on ne voit que des appareils, des logiciels au sens difficilement perceptible, en profondeur, par le commun des mortels. Fondamentalement, les « machines ordinateurs » sont toutes pareilles !!!
Quand je regarde de loin une foule, un groupe humain, un auditoire, j’ai l’impression qu’ils sont tous pareils, à quelques détails prés. Mais quand je regarde de plus près chaque humain qui est face de moi, j’ai l’impression que plus je me rapproche plus ils sont différents. Est-ce donc ça qui différencierait fondamentalement l’ordinateur de l’être humain ?
En fait peu importe, ce qui compte d’abord c’est que l’ordinateur est une invention humaine. Or dès que l’on rentre dans la part d’humain contenue dans les machines et leurs logiciels, on peut commencer à percevoir toutes ces petites différences que l’on trouve quand on observe les humains. Tous pareils et pourtant tous différents. Pour s’en convaincre il suffit d’observer nos congénères, d’abord leur physique, puis ce qui est plus difficile, leur mental. Nous sommes tous globalement identiques : jambes, bras, têtes, mains, pieds etc… hormis quelques situations peu fréquentes, ils sont là. C’est d’ailleurs ce que l’on appelle souvent la « normalité », un de ces mots qu’il faudrait bannir de notre cerveau, tant celui-ci est porteur d’une histoire épouvantable tout au long de celle de l’humanité.
En quoi le terme « normalité » peut-il poser problème ? Tout simplement parce qu’il est le signe du début de l’exclusion : si je définis le normal alors je définis aussi le non-normal. Disons le autrement, la différence est gênante, toujours gênante quand elle se prend à questionner la normalité. Le traitement statistique et informatique des données fait des ravages dès lors qu’il est mis au service de cette normalité. Car ce que le développement du big data, des algorithmes de nombre de nos applications quotidiennes est en train de définir, c’est une nouvelle normalité. Loin de la théorie du complot, mais au plus près des travaux de Michel Foucault, cette évolution de la société, appuyée par le numérique renforce progressivement l’idée de normalité, voire de normalisation. Bien sûr cela s’entend si nous n’y prenons garde. Mais la faiblesse humaine c’est souvent la recherche de la facilité (principe d’économie mentale) qui nous invite à être rassurés par ce qui nous ressemble et que nous considérons comme normal (le proverbe « qui se ressemble s’assemble » conforte cette idée très ancienne). Amazon ou Facebook et tant d’autres commerçants ont bien compris cette faiblesse dont ils utilisent le potentiel pour nous conforter dans notre normalité, loin des différences.
Comment accéder à « autre chose » que ce à quoi je suis habitué dans un tel contexte. On peut ressentir l’impression que le monde numérique nous enferme dans nos catégories : qui a acheté le même livre que moi, que font mes amis, que pensent ceux de ma communauté. L’autocentration serait ainsi l’autre versant de la normalité et de la recherche de l’identique mais en même temps de l’identité. L’ambivalence du terme identité est trop peu souvent analysée chez tous ceux qui parlent de la construction de l’identité numérique. Se distinguer des autres et en même temps être comme eux, c’est ce paradoxe de l’humain. Accepter d’être finalement aussi banal que les autres, et pourtant accepter ses différences. C’est aussi ce qui amène à réfléchir à la différence entre individuation et individualisation. Cet autre point mériterait aussi de longs débats qui nous éloigneraient de notre question centrale de ce billet : pareils ou différents.
Ce que l’humain a de particulier c’est justement de savoir qu’il est pareil tout en étant différent et donc d’accepter un jour ou l’autre dans son développement de dépasser ce paradoxe essentiel. Le monde numérique apporte un renouveau de la question qui mérite d’être analysé. D’autant plus que ces technologies sont d’abord des technologies industrielles et massives. En d’autres termes elles ne se soucient pas des différences mais plutôt de ce qui est commun. C’est en particulier ce qui fait le succès des tablettes qui, en enfermant les usagers dans des limites choisies par les concepteurs, visent à encadrer les comportements dans une normalité définie en amont par les concepteurs de ces produits. L’ordinateur avait déjà, ne serait-ce que dans son nom (1955), invité à cette normalisation. Mais lors de ses développements, il a commencé par s’adapter aux différences, c’est d’ailleurs ce qui lui a fait rapidement atteindre ses limites, comme l’échec de l’intelligence artificielle des années 1980 l’a montré. C’est donc pour cela que, petit à petit, les ergonomes ont amené à réduire les espaces de liberté des usagers pour faire en sorte que les machines paraissent plus efficaces : puisque nous ne savons pas gérer les différences (statistiquement marginales) gérons les ressemblances, les identiques, la normalité. Il sera temps ensuite de penser à ce qui est différent. Interfaces tactiles graphiques permettent rapidement à « l’individu normal » (mais c’est qui, c’est quoi ?) d’utiliser le produit que j’ai conçu pour eux.
Fort heureusement, les différences sont vites réapparues. D’où les méthodes Agiles, ou encore l’UX design (design d’expérience utilisateur) ont été développées pour les prendre en compte, même si c’est souvent a minima. Parce que la normalité des concepteurs n’est pas celle des usagers. Longtemps les techniciens ont été tentés par le « ils n’ont qu’à s’adapter aux produits qu’on leur donne ». Puis les usagers ont fait savoir qu’ils n’en voulaient pas toujours, créant même des mouvements de lutte contre cette normalité imposée. Plusieurs philosophes, de Jacques Ellul à Michel de Certeau, entre autres, ont su mettre en évidence ce qu’Albert Jacquard a appelé « l’éloge de la différence ». Mais le naturel revient vite dans une société informatisée et pilotée par des sortes de méta-mécanismes qui, justement, s’opposent aux différences. Certains appellent cela du totalitarisme, d’autre de la rationalité, d’autres encore de la croyance aveugle. Mais le résultat est là. La recherche d’une solution identique pour tous est vouée à l’échec, car inhumaine. Souhaitons alors que la tablette ou le smartphone ne deviennent des outils de « normalisation intensive » et que nous sachions en faire des instruments de la liberté humaine, donc du respect de la différence.
A suivre et à débattre
BD

4 Commentaires

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    • Marie-Odile Morandi sur 9 janvier 2015 à 08:57
    • Répondre

    Bonjour,
    Foucault, Libertés, Libre. Conférence à écouter ou à lire : 1984, Foucault, société de surveillance et Libre
    http://apr1.org/uW
    Amicalement

    • Véronique Bonnet sur 9 janvier 2015 à 12:17
    • Répondre

    Merci Marie-Odile.
    Et aussi :
    Hommage à Michel Foucault : quelques hétérotopies, de la bibliothèque aux Communs de l’espace numérique.
    Conférence et texte.
    http://mediatheque.meusegrandsud.fr/EXPLOITATION/accueil-info-hommage-a-michel-foucault.aspx
    Cordialement.

    1. Je suis toujours intéressé par la relecture de Michel Foucault, mais je suis aussi fortement intéressé par sa lecture ou l’écoute directe. Par exemple cette vidéo : http://www.ina.fr/video/I05059752 ou encore celle-ci http://www.dailymotion.com/video/xv6xmh_michel-foucault-sur-le-pouvoir_webcam
      Cela permet d’avoir l’information de première main…

    • Véronique Bonnet sur 10 janvier 2015 à 08:24
    • Répondre

    Monsieur,
    soyez remercié pour ces éléments, le Portail Foucault en ligne étant également très précieux.
    Il va de soi qu’une conférence ou un texte sur une oeuvre aussi inspirante que celle de Foucault supposent la prise en compte respectueuse et argumentée des dits et écrits eux-mêmes, que vous appelez, de façon belle « de première main », ou pourrait ajouter aussi « de première voix », pour reprendre la métaphore qui traverse sa conférence inaugurale au Collège de France.
    Sincèrement.

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