Existe-t-il une intelligence numérique ?

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A force de constater la place prise par le numérique et en écoutant les promoteurs des intelligences multiples, on peut s’interroger pour savoir s’il n’existe pas une intelligence numérique. Ce serait la 8è,la 9è voire la 10è forme d’intelligence si l’on en croit les commentateurs et les promoteurs de cette approche initiée il y a longtemps par Howard Gardner et devenue à la mode il y a peu dans le monde de l’enseignement. Cette mode qui propulse tantôt les cartes mentales, tantôt les classes inversées, tantôt les intelligences multiples ou encore la gestion mentale et tant d’autres modes qui passent dans le monde éducatif doivent être interrogées, à l’instar de tous les mythes qui accompagnement tout ce qui touche aux neurosciences et autres sciences cognitives (cf. les travaux de MaryvonneSorel à Paris 5 il y a quelques vingt années). Malheur à ces travaux de recherche, si tant est qu’ils soient scientifiquement discutés et qu’ils soient vraiment issus de travaux établis, qui sont jetés en pature au grand public, et en particulier à des enseignants parfois friants de ces solutions clefs en main qui prétendent résoudre les problèmes éducatif.
On est toujours dubitatif quand on observe l’impact de ces approches sur des publics qui, pour certains, sont fascinés, voire fanatisés. Dès lors impossible de trouver un travail de vérification rigoureuse de l’état de l’art, car la passion et l’engouement l’emportent sur la raison. La théorie des intelligences multiples n’échappe pas à cet engouement, tout comme certaines approches du numérique (jadis l’opposition entre Apple et IBM, aujourd’hui entre le libre et le protégé etc…). La fanatisation des débats est surprenante surtout quand elle s’applique à l’éducation. Car elle fait oublier l’essentiel de ce qu’est l’acte éducatif, un tâtonnement permanent qui tente de s’appuyer sur quelques acquis sérieux (mais pas toujours).
La question de l’intelligence numérique doit être posée à deux niveaux : d’une part au niveau des modifications possibles provoquées par les moyens numériques sur le fonctionnement mental, d’autre part sur l’idée même d’intelligence, en lien avec le numérique ou non, qui est une notion dont on a pu observer qu’elle n’était jamais clairement définie avant d’engager les travaux à son propos, mais pas davantage après. Le livre récent de Sylvie Chokron sur l’évaluation de l’intelligence nous rappelle avec justesse qu’il convient d’être prudent et elle observe bien évidemment l’impossibilité de dégager des définitions claires. En fait la notion d’intelligence et avant tout contextuelle et fonctionnelle. Contextuelle en cela qu’elle est le plus souvent définie non pas en tant que telle, mais en lien avec des usages de la notion dans des situations particulières. Fonctionnelle en cela qu’elle est toujours utilisée dans un but utilitaire comme trier, contrôler, évaluer, comparer. Outre Sylvie Chokron, dans les années 1970,un ouvrage démontrait aussi preuve à l’appui que le fameux test d’intelligence (WAIS) qui servait à mesurer le QI ne faisait rien d’autre que de choisir quelques critères opérationnels du fonctionnement mental pour définir l’intelligence. De plus la définition n’était jamais donnée autrement que pas « notre test mesure l’intelligence, ce qu’est l’intelligence c’est ce que mesure notre test ». Depuis quarante année le WAIS (et son petit frère le WISC) a évolué et les débats autour de la dernière version ont été suffisamment vifs pour qu’on s’interroge sur le sens de l’intelligence et aussi sur la notion d’intelligence multiple. Car en proposant de nouvelles épreuves à ce test, on envisageait bien sûr de trouver de nouvelles intelligences.
Si le numérique est aussi présent dans notre société et si ses effets sur le développement de « l’environnement personnel techno cognitif » de chacun de nous sont réels, alors certains pourront faire l’hypothèse d’une intelligence numérique (à condition de ne pas définir le terme intelligence, bien sûr). Essayons alors de penser les deux dimensions. D’une part ce n’est pas d’intelligence dont on va parler mais de fonctionnement mental en situation. D’autre part on ne va pas parler de numérique, mais plutôt d’activités instrumentées par le numérique. La perspective est dès lors bien différente et elle permet d’entrer dans une autre approche. Si l’on part de l’hypothèse de l’unicité de l’humain, on peut imaginer que ce que l’on nomme intelligence n’est autre que l’ensemble des fonctions mentales que l’on développe face à des situations qu’elles permettent d’aborder (plus ou moins bien). Si l’on fait l’hypothèse de l’humain en même temps isolé et en même temps relié, alors il faut concevoir l’intelligence comme un équilibre entre le spécifique de chacun, le distribué du collectif et les interactions qui relient les deux. SI maintenant on se tourne vers le numérique, on s’aperçoit (en s’appuyant sur de nombreux travaux de recherche : de Wenger à Engeström, de Callon et Latour à Michel Serres ou Dominique Cardon) que ce sur quoi il s’applique et agit c’est bien sur ce qui constitue notre deuxième approche. Parce qu’il permet à chacun de développer son potentiel, parce que la mise en lien avec les autres au travers d’instruments augmente le rayon d’action, parce que la dialectique collectif individuel permet à chacun de se construire et d’exister, de s’individuer, le développement des moyens numériques est à la base d’une nouvelle forme d’être au monde qui s’ajoute aux autres. Être au monde et non pas intelligence, car le terme intelligence, hormis s’il est associé à située ou distribuée, ce que l’on associe scientifiquement avec la cognition, n’est pas le terme qui permet de traduire une dynamique de développement individuel et collectif, alors que l’intelligence renvoie à l’individuel et à une forme de compétition, opposition entre humains.
Mais pourquoi alors les intelligences multiples ont elles autant de succès en éducation, alors que le concept est flou voir contestable ? Parce qu’il offre à chacun une porte vers la complexité humaine, sa compréhension, sa gestion et donc son éducation. Parce que aussi, cette notion est suffisamment porteuse d’imaginaire pour inviter chacun à faire évoluer ses pratiques éducatives. Parce que enfin, elle met en évidence les raisons de l’échec de la voix unique de l’école dans le développement de la personne. Cela ne signifie pas un refus d’école, mais au contraire l’envie de la transformer. Malheureusement beaucoup de personnes qui portent l’idée des intelligences multiples ne vont pas assez loin dans la logique sous jacente qu’induit une telle proposition.
Étonnamment ce succès rencontre, sur les mêmes arguments, les discours sur le numérique dans la société et en éducation. Mais de la même manière on ne va pas jusqu’au bout de la logique de remise en cause. Paradoxalement même, ces discours renforcent l’institution scolaire dans sa très lente évolution face à une société pour laquelle elle a de plus en plus de mal à faire face. C’est aussi le sens que prennent les résistance quasi systématiques à des évolutions qui feraient changer réellement la forme scolaire. Car à ouvrir ces débats, c’est s’obliger à imaginer et à construire d’autres chemins que ceux qui structurent actuellement la société, incarnés par les voies de la réussite académique, traduites par la réussite sociale et les positions dominantes. Combien de temps acceptera-t-on encore de laisser près de 20% des jeunes dans des situations difficiles face à leur devenir dans notre société ? Le numérique nous donne des signes de mouvement, d’évolution possible, mais ils disparaissent très vite, dès lors qu’ils sont devenus trop importants et qu’ils troublent trop l’ordre établi…
A suivre et à débattre

6 Commentaires

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    • Marie-Odile Morandi sur 8 juin 2015 à 05:34
    • Répondre

    Bonjour
    S’il vous plaît, quel est le sens
    du mot « protégé » dans cette phrase ? « …d’opposition…, aujourd’hui entre le libre et le protégé etc… ».
    Merci

    1. Le mot protégé est un terme non attesté qui est utilisé ici pour indiquer toutes les formes de protection de l’oeuvre, du produit, de l’idée. J’ai recherché un terme qui sorte du jargon général et qui désigne davantage ce que je revendique plus fondamentalement à savoir l’absurdité de toute forme de propriété au delà du respect de la personne humaine.
      Le mot libre, signifie donc pour moi, bien plus que les logiciels libres (refrain connu et intéressant), il porte l’idée de partage et d’une nouvelle forme de vivre ensemble qui interdit à chacun de s’approprier (au sens propriété du terme) le bien commun.

      1. Bonjour,
        précision intéressante et perspective passionnante.
        Toutefois, les (Biens) Communs ont besoin de protection contre les appropriations ou les exploitations à sens unique. C’est tout le sens des Licences (GNU, Creative Commons, GPL…) et règlements (règlement de copropriété…).
        Du coup, le mot « protégé » utilisé par opposition ne convient pas très bien. Je propose : propriétaire, asymétrique, excluant, fermé, privatisé…

        1. Certes je vous comprends bien et dans notre contexte actuel je suis d’accord avec vous. Mais il ne devrait pas y avoir besoin de protection dans une société « idéale ». Or nous avons du mal à imaginer la société autre que ce qu’elle est et du coup nous avons tendance à la renforcer dans ses mauvais cotés.
          – Privatisé m’irait bien, mais il s’oppose à la dimension vie privée qui pourtant me semble nécessaire dans le cadre de la dialectique individuel collectif.
          Quant aux autres termes ils mériteraient un bon travail d’approfondissement probablement passionnant.
          En vieillissant, je ne parviens pas à accepter la fatalité de notre société et de son modèle de concurrence. Cette sagesse là ne parvient pas à me rassurer. Je préfère encore garder quelques utopies, quelques illusions… en espérant qu’un jour…
          Merci de cet échange

  1. Bonjour,
    comme Marie-Odile et Laurent, je trouve que l’opposition entre « le libre et le protégé » ne manque pas de sel…Le non-libre ne protège pas, il installe des dissymétries préjudiciables, des spoliations.
    La liste des termes à opposer à « libre », que propose Laurent, me convient parfaitement. J’y ajouterais le « réservé », au sens de la chasse gardée. Au sens où l’entend Michel Foucault, qui parle d’une mainmise sur les savoirs par les pouvoirs.
    Gardons, alors, Monsieur, quelques utopies, vous avez raison. Dans leur premier sens, exigeant.
    Lorsque, en 1516, Thomas More prend le risque de faire paraître l’Utopie, la même année que le Prince de Machiavel, le chancelier qu’il est se fait lanceur d’alerte. Il s’oppose à la dystopie historique qu’est devenue l’Angleterre, dont la terre ne peut plus nourrir le peuple. Les éleveurs de moutons dont la laine est si précieuse ont installé partout des pâtures, qui nécessitent peu de gardiens. Les paysans, affamés, sont contraints à voler, et sont pendus. L’Utopie, antidote au Prince de Machiavel, suggère que les gouvernants, au lieu d’avoir pour seule préoccupation d’accaparer toujours plus de pouvoir, devraient restituer au peuple de quoi tuer la faim, garnir à nouveau les greniers de blé, pour que chacun certain de manger à sa faim, puisse s’adonner à la lecture de Platon, à l’art des jardins, cultiver ses talents musicaux.
    Certes, il y a dans l’Utopie de More quelques dimensions inquiétants, comme les parois de verre, une surveillance mutuelle et perpétuelle, qui n’est pas sans lien avec le futur panoptique de Bentham, (cf une conférence déjà évoquée ici :
    http://www.april.org/conference-1984-foucault-societe-de-surveillance-et-libre-de-luc-fievet-et-veronique-bonnet-lors-de ).
    Mais il s’agit, pour More, qui s’inspire de la République de Platon, de substituer à ce qui est confiscatoire et violent, des dispositifs protecteurs qui évitent que le sol soit réservé au profit de quelques-uns, pour le rendre à tous.
    Gardons, Monsieur, soigneusement reconfigurées, quelques utopies à notre disposition, pour résister aux appropriations léonines, dont la légitimité, rideau de fumée, est illusoire.
    Véronique Bonnet.

    1. Merci Madame de votre contribution qui enrichit notre réflexion.
      J’apprécie en particulier la notion de « dispositif protecteur » qui mériterait un long développement. Mes connaissances de More et de son oeuvre étant très modestes, je ne me permettrai pas d’aborder sur le fond la manière dont il définit le concept.
      Bruno Devauchelle

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