Les TIC insaisissable objet du monde éducatif

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En espérant désespérement introduire une discipline spécifique informatique dans le système scolaire (en dehors de l’enseignement technique et professionnel), les promoteurs de ce projet ont mis en évidence un fait important : l’incapacité du système scolaire à se saisir d’objets autrement que sous sa propre forme. En d’autre termes, les objets de savoir doivent être scolarisés pour entrer à l’école et la première étape de cette scolarisation est la mise en place d’un enseignement spécifique comme jadis Jacques Arsac (et aussi Bruno Lussato) avait tenté de le proposer.
Les débats qui ont traversé la période 1983 – 1991 n’ont pas permis l’émergence d’une telle discipline. Même si l’option informatique avait pris sa place dans le paysage, à partir de 1985, sa disparition définitive en 1999, après quelques soubresauts, a sonné le glas des espoirs et, jusqu’à présent, cela ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui. L’hypothèse de l’informatique intégrée aux mathématiques semble être celle qui recouvre le plus d’espoir actuellement. Cette hypothèse était celle qui avait été aussi à l’origine de la création du B2i. 
L’idée d’un enseignement de l’informatique, comme objet technique, dans l’enseignement de la technologie est durement mise à mal. Cette façon de penser ne porte pas sur l’informatique pour elle-même, mais à cause de la considération ahurissante de l’objet technologique dans les mentalités de ceux qui décident comme d’une non discipline ou comme d’un moyen de satisfaire les « manuels ». Pensée d’une élite qui n’a jamais estimé le geste et l’objet technique car trop éloigné d’elle et du pouvoir politique et intellectuel ? Dans le même temps le corps des enseignants de technologie, symboles vivants de l’existence disciplinaire, sent bien qu’une évolution est en cours, (cf les nouveaux programmes), mais que ses contours réels doivent être examinés de près, aussi bien à l’aune des débats sur la discipline elle-même qu’en regard des volontés actuelles d’économie de moyens dans le système éducatif. Le mélange entre ces deux débats s’alimente entre autres choses de la place de l’informatique dans le système scolaire. On ne peut le leur reprocher.
Au moment où l’on reparle du B2i lycée, des ENT et plus généralement de la réforme du lycée général et technologique, la question des TIC revient dans le débat, même si elle n’en est pas vraiment un objet essentiel; Et c’est probablement là que se situe le réel problème. Pratique professionnelle, pratique sociale, pratique personnelle, comment le système éducatif peut-il penser ces objets TIC ?
 
– Le premier constat que l’on peut faire de l’évolution des trente dernières années est le déplacement des questionnements : on est passé de découvertes techniques fondamentales et appliquées à des pratiques sociales ordinaires qui ont enfoui de plus en plus la complication technique jusqu’à la rendre presque invisible. Dans le même temps la multiplication des usages et des innovations autour de ces usages et des techniques matérielles et logicielles disponibles a permis de constater que le processus d’appropriation avait pris le pas sur celui d’apprentissage scolaire. 
– Le deuxième constat que l’on peut faire concerne l’école. La récente annonce de l’introduction de la dimension juridique dans l’enseignement pour tous au lycée montre bien l’embarras des décideurs face à ces objets sociaux exclus traditionnellement de la formation générale. N’oublions pas que la législation du travail et plus généralement les notions de droit sont enseignées dans les établissements techniques et professionnels depuis très longtemps (avant 1980 en tout cas) du CAP jusqu’au Baccalauréat. Ainsi l’introduction de ces objets dans l’école l’orienterait vers un utilitarisme voir une inféodation au monde de l’activité professionnelle. On l’a vu plus haut, cela reste difficilement honorable dans la forme scolaire dominante.
– Le troisième constat que l’on peut faire concerne les usagers eux-mêmes, les jeunes en particulier qui avant d’être élèves sont d’abord des acteurs sociaux comme les autres, pris dans la tourmente moderne, à l’instar de leurs parents. A ce titre ils naissent et vivent dans ces univers numériques comme un « état de fait ». Ils en adoptent donc une culture (au sens large du terme) qui interroge innévitablement le système scolaire.
– Le quatrième constat est celui de l’opposition entre apprendre et s’approprier. Le développement de la notion d’appropriation dans les travaux du monde de l’éducation n’a pas encore été suffisamment questionnée pour en faire un véritable objet de travail. Or, à l’occasion des TIC et dans la confrontation entre les sciences de l’information et de la communication et les sciences de l’éducation, voire même de la psychologie cognitive, il est grand temps de s’interroger sur les « processus d’appropriation. Un approche sociologique, centrée sur les usages, met pourtant en évidence l’importance de ce processus dans le développement des personnes (cf les travaux de D.Pasquier) et sur l’impact et l’interaction de cette appropriation avec les processus de socialisation au sein desquels l’école joue aussi un rôle important. Un système scolaire qui oppose apprendre et s’approprier serait peut-être voué à s’exclure progressivement, la question mérite d’être posée rapidement.
 
L’imitation, la reproduction, le mimétisme, l’héritage, sont autant de phénomènes qui caractérisent la difficulté à intégrer le nouveau dans l’actuel. L’école résiste à la nouveauté, l’école résiste au changement, et c’est normal, tant l’éphémère est présent dans notre société actuelle. Mais l’école se fossilise sur l’anecdotique et oublie l’essentiel, le sujet en devenir, la personne en construction. Qu’elles que soient les réformes (que l’on appelle trop souvent nouveauté alors que ce sont surtout des toilettages) l’école tend à se reproduire. Les TIC sont un sujet désormais insaisissable pour elle en tant qu’objet spécifiquement scolaire. L’approche par la certification des compétences, parce qu’elle fixe une norme scolaire, tout comme l’approche par le seul enseignement disciplinaire, sont vouées désormais à l’échec. L’envahissement de la culture par le numérique rend caduc toute tentative de scolarisation traditionnelle. 
Si l’école veut tenir sa place dans cette évolution, il lui faudra penser l’appropriation et donc son rôle dans ce processus. Or ce rôle est essentiellement celui de la « structuration réflexive », c’est à dire la mise en place d’une dynamique dialectique fondée sur la réflexivité de pratiques, qu’elles soient ou non convoquées par les enseignants, et sur l’insertion sociale globale de ces pratiques. Il en est probablement des TIC comme d’autres objets présents dans notre environnement social et culturel. Notre histoire scolaire nous dessert fortement dans ce contexte et nous empêche d’inventer d’autres modèles que des pays à l’histoire intellectuelle et culturelle différente ont su essayer et parfois même pérenniser.
Réconcilier l’école et la société est probablement l’enjeu principal des prochaines années. Les TIC illustrent cette nécessité non pas à partir de vaines polémiques, mais sur un véritable objet qui interroge désormais notre devenir collectif.
 
BD

2 Commentaires

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    • Philippe-Charles Nestel sur 18 septembre 2008 à 18:14
    • Répondre

    Je n’arrive pas à comprendre ce que vous entendez par « l’idée d’un enseignement de l’informatique, comme objet technique, dans l’enseignement de la technologie est durement mise à mal ».
    L’informatique, dans sa partie logicielle, n’est pas un objet technique, c’est-à-dire un objet matériel. C’est l’une des raisons pour laquelle dans les anciens programmes de technologie on apprenait aux élèves à distinguer la partie matérielle de la partie logicielle.
    Ce qui est donc mis à mal dans les nouveaux programmes de technologie en collège c’est l’étude de l’informatique sous ses aspects logiciels, en tant qu’objets technologiques.
    De ce fait, les nouveaux programmes réduisent l’enseignement de la (les) technologie(s) à la seule étude des objets techniques. C’est la vision qu’en avait le XIXème siècle.
    Par ailleurs entendez-vous par : « Cette façon de penser ne porte pas sur l’informatique pour elle-même, mais à cause de la considération ahurissante de l’objet technologique dans les mentalités de ceux qui décident comme d’une non discipline ou comme d’un moyen de satisfaire les “manuels » ?
    Si les logiciels peuvent être qualifiés d’objets mathématiques en ce qu’ils sont constitués d’algorithmes, d’objets culturels, ce sont également et aussi bien sûr : des objets technologiques.
    Plus loin, dans votre article vous évoquez les aspects juridiques.
    Sur le plan du droit Européen ne peut être brevetable que ce qui revêt un caractère technique. Etant défini comme technique ce qui modifie directement des forces de la nature. Les logiciels sont donc considérés comme une oeuvre de l’esprit et de ce fait, protégés par le droit d’auteur ; ce qui permet de les considérer comme des objets technologiques et non pas comme des objets techniques.
    Si sur le plan des usages sociaux, certains ont pu considérer les TIC comme des « outils », ce n’est que par métaphore, raisonnement analogique. Du point de vue technologique, c’est-à-dire également des modes de production, les logiciels sont avant tout définis par les femmes et les hommes de l’art : comme une écriture, comme un code-source.
    Utiliser les TICE sans que dans le même temps ne puissent être enseignés un minimum de fondamentaux qui permettent de rendre intelligible notre environnement technologique est une gageure. C’est au mieux former des utilisateurs-consommateurs de produits logiciels.
    Monsieur de Gaudemar et l’Académie des sciences préconisent d’introduire, au sein de modules spécifiques, un enseignement de l’informatique parallèlement à leur usage en tant qu' »outils » dans toutes les disciplines.
    Je ne peux que m’en féliciter.
    Je regrette seulement que l’on n’ait pas appliqué la même logique au collège en s’appuyant sur l’éducation technologique, comme il était prévu au départ.

    • christing sur 19 septembre 2008 à 10:19
    • Répondre

    Il y a tant de choses importantes dans ce billet que j’ai du mal à construire un commentaire réflexif. Je me rabats donc sur l’analogie : il me semble que l’enseignement des TIC aujourd’hui ressemble fort à celui de la musique. La musique est un puissant marqueur social pour nos jeunes, ainsi qu’un environnement à part entière. Je ne connais pas un seul jeune (il doit pourtant y en avoir !) qui « n’aime pas » la musique. Ou les musiques ? Or, une part importante des cours de musique au collège semblent n’avoir d’autre but que de la transformer en un objet repoussant, archaïque, et de la mettre à distance de ses amateurs. J’ai connu un professeur de musique en collège qui avait choisi d’axer son enseignement sur la place des musiques dans notre univers social (publicité, films, bruit de fond, etc.). Il a été inspecté, il ne respectait pas le sacro-saint « programme » et il s’est fait saquer. Les jeunes ne s’y trompent pas, qui écoutent, pratiquent, partagent… leurs musiques de manière totalement distincte de ce qui leur est imposé dans les cours à l’école. Je crois qu’il en est de même pour les TIC : les premières tentative de transformation de cet objet social en discipline scolaire n’ont fait que mettre en évidence de manière criante le fossé qui existe entre les véritables usages et ce que l’école est capable d’en dire. Malheureusement, c’est, toujours, l’école qui a le dernier mot et impose ses critères de valeurs, même quand ceux-ci sont manifestement obsolètes.

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