Sobriété, drôle d’expression !!! Surtout quand on parle de numérique éducatif.

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Rappelons tout de suite que le terme « sobriété » se rapporte d’abord à la boisson, et que par extension il se rapporte à la modération, à la tempérance !!! (https://www.cnrtl.fr/definition/sobri%C3%A9t%C3%A9) . On ne peut qu’être étonné de ce détournement de terme qui, pour ce qui touche au numérique, semble émerger au début des années 2000. Mais il faut consulter ce document de 2018 pour mieux comprendre de quoi il s’agit, même si l’on peut s’interroger sur les origines des auteurs de ces documents (dans leurs rapports au numérique) : la présentation d’abord https://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift/ puis le rapport complet
https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2020/10/Deployer-la-sobriete-numerique_Rapport-complet_ShiftProject.pdf. On pourra aussi lire la suite dans un deuxième rapport de 2020 : https://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift/. La généralisation de l’emploi du terme sobriété interroge sur l’effet de mode d’une part de l’emploi de ce terme mais aussi sur le fond de ce qu’exprime ce terme. Dans le résumé au décideurs du texte de 2018 on peut lire aisément une tension entre deux pôles : le développement économique et la pression écologique.

On peut lire d’abord ceci : « Le numérique étant reconnu comme un levier de développement économique et social, la transition numérique apparaît comme incontournable pour l’ensemble des pays et des entreprises, tandis que les objets et interfaces numériques irriguent peu à peu tous les aspects de la vie sociale. La transition numérique est aussi considérée comme un moyen de réduire la consommation d’énergie dans un grand nombre de secteurs (« IT for Green »), à tel point que l’on considère de plus en plus qu’il ne sera pas possible de maîtriser le changement climatique sans un recours massif au numérique. »
Un peu plus loin dans le texte cette définition attire notre attention : « Une transition numérique sobre consiste essentiellement à acheter les équipements les moins puissants possibles, à les changer le moins souvent possible, et à réduire les usages énergivores superflus. »

Le numérique serait-il comparable à l’alcoolisme ? Si l’on prend le terme dans son sens premier, la sobriété serait la réponse positive à cette question. Accoutumance, habitude, ou encore addiction seraient donc associées à ce terme de sobriété. Si l’on prend le terme dans le sens de modération, de tempérance, l’on retrouve ce lien avec la dimension plaisir et pas seulement dans la boisson. Plus généralement, l’idée de fond est donc d’utiliser ce terme pour indiquer que l’on n’est pas opposé au numérique, mais qu’on en connaît les limites, en particulier sur le plan écologique. Les utilisateurs de ce terme feraient bien de relire Jacques Ellul (le bluff technologique, Hachette, Pluriel 2004 – https://www.fayard.fr/pluriel/le-bluff-technologique-9782818502273) car sur le fond, il a depuis longtemps appelé à de la « modération ». Mais ce qui inquiète c’est aussi la banalisation du terme sobriété et son usage dans divers contextes qui ne sont pas en rapport avec la boisson, mais simplement avec les excès. Il me semble qu’il aurait fallu chercher un autre terme.

Il faut ajouter à cela la prise de conscience tardive des nuisances possibles du numérique dans nos sociétés. Si nous prenons simplement la question du renouvellement des machines et des logiciels, le vertige de ce rythme infernal de renouvellement (loi de Moore d’une part, système d’abonnement pour les smartphones d’autre part, à titre d’exemple) remonte au début des années 1970/1980 quand l’informatique s’est démocratisée, massifiée et est entrée avec le vent de la financiarisation du monde. La sobriété arrive bien tard. Employer ce terme, c’est aussi reconnaître que l’on a su intoxiquer la population et que maintenant on voudrait calmer le jeu, pris les mains dans le pot de confiture du progrès « quoi qu’il en coûte ». Depuis cinquante années, le monde éducatif a prôné ce développement sans presque jamais mettre en garde face à cette dérive. Maintenant que le climat fait des siennes, que la planète commence à signaler ses limites, chacun tente d’y aller de son couplet, sorte de discours de bonne conscience.

Ce discours semble aussi être celui de l’impuissance chronique face à des évolutions guidées par les systèmes économiques de développement humain. Rappelons ici que les temps soviétiques et les temps capitalistes sont bien sûrs sur le même rythme… car derrière il y a l’idée que la technique donne la puissance (les militaires en ont fait leur credo) mais aussi la richesse principalement des dirigeants. Attention, l’emploi du terme sobriété doit d’abord passer par la déconstruction de la notion, du concept. Il est donc nécessaire d’analyser, en amont, les raisons de cette réflexion : nous avons vécu une période fascinante depuis le début des années 1950 qui nous a amené à développer des modes de vie et les moyens qui vont avec, sans nous inquiéter des conséquences possibles. En 1973, lors du premier choc pétrolier, nous aurions eu toutes les raisons d’interroger ce « cheval fou dont nous avons perdu le pilotage », comme certains jeunes le déclaraient auprès de leurs éducateurs. Mais la modération de certains penseurs (Edgar Morin, Michel Serres parmi d’autres) à l’égard de ce mouvement incontrôlé était encore trop faible pour amener à une réelle prise de conscience. Mais prendre conscience, ce n’est pas agir. Appeler à la sobriété est davantage une affaire de morale et de moral qu’une affaire de transformation fondamentale.

Éthique, sobriété, écologie etc… que n’y avons nous pensé plus tôt. Le secteur de l’informatique et du numérique est illustratif des excès et dérives d’un système économico-industriel. Ce système ne regarde jamais (ou presque) en arrière, mais il va toujours de l’avant, à n’importe quel prix, pensant qu’une technologie différente va résoudre le problème de l’actuelle (cf l’exemple des batteries). Les nuages gris qui assombrissent le ciel du numérique éducatif sont à l’origine de ce changement de discours. Mais cela peut-il se traduire par des transformations effectives des politiques d’équipement de numérique éducatif (matériel ou logiciel). Va-t-on conserver plus longtemps les matériels informatiques ? Va-t-on voir les développeurs chercher à améliorer les performances de leurs logiciels sans obliger à des changements matériels ? Va-t-on voir les décideurs engager un bras de fer avec les fournisseurs pour « ralentir » ce rythme infernal.
Ce qui impressionne au cours des dernières années, c’est la facilité avec laquelle ce modèle s’est diffusé dans la société. Associant toutes sortes de facilitations de la vie quotidienne, les concepteurs de solutions numériques ont réussi à imposer une sorte d’addiction sociale au numérique. Le monde scolaire a été mis en défaut au début des années 2000 du fait de son hésitation à prendre le problème en face (cf l’échec du B2i) et son absence de prise de conscience pourtant effectuée au niveau du ministère, mais qui n’a pas su être relayé dans le quotidien. Les inspecteurs généraux Bérard et Bardi avaient pourtant posé les fondations. Le lobby informatique, en se transformant en numérique, a réussi (en 2018) à imposer son modèle qui depuis est remis en cause ou tout au moins minoré : l’appel à la sobriété numérique en est le témoin, le signal. On ne peut pas dire que les États Généraux du Numérique pas plus que la charte de ce mois de juillet aillent réellement dans le sens de l’action devenue indispensable.

Si l’on en revient au premier point de notre propos, force est de constater que le numérique n’est pas combattu par une approche dite sobre, il est juste modéré. De fait, la numérique est là, mais on comprend clairement que le monde informatique n’entend pas laisser de côté ses acquis, mais simplement s’adapter au contexte actuel. Pour le dire autrement, la sobriété c’est un simple ajustement et pas une remise à plat fondamentale….

A suivre et à débattre
BD

5 Commentaires

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  1. Bonsoir Bruno. Merci pour cet article !

    Pas d’accord avec tout, notamment l’introduction et le focus sur la définition (le terme « sobriété » est polysémique alors pourquoi s’attarder sur l’un d’entre eux ?) mais d’accord avec le propos général et la conclusion. En effet, on a du mal à voir comment la seule « sobriété » numérique, à l’image des éco-gestes, pourra changer quoi que ce soit à la situation économique actuelle où le numérique s’impose de facto dans la société. Je partage ton avis sur l’étranglement actuel qu’il y a entre impératifs environnementaux d’un côté et tension économique de l’autre. Pour cette raison, je suis curieux de voir ce que donnera cette édition de Ludovia. Tu y seras ?

    Clairement, la part la plus importante de la sobriété numérique est déjà en train d’être transférée aux utilisateurs (ne pas renouveler ses smartphones, couper le wifi – sic -, ne pas acheter une trop grosse télé), alors qu’elle devrait être du ressort de l’industrie du numérique (arrêter les renouvellements d’équipement, fabriquer du matériel durable, limiter la qualité des vidéos, des tailles d’écran, etc.). Pour que la sobriété passe du consommateur au fournisseur, il faudra forcer la main du second, et ça, c’est évidemment politique, c’est l’œuvre du collectif. Mais bon, je pense que c’est utile de le répéter, ça politise la question et c’est une bonne chose. Et en matière d’écologie politique, je suis convaincu de la relation entre gestes individuels et gestes collectifs. Il ne faut juste pas perdre de vue que l’objectif ultime, ce sont bien les seconds.

    Bonne soirée.

    1. Concernant la définition, je donne mes sources et j’en ai consulté plusieurs. Le terme sobriété n’est pas polysémique sauf dans ses usages grand public alors que la consultation des textes historiques ne laisse que peu de doute.
      Je fais toujours attention à cette question des définitions (c’est ce que j’ai compris de mes cours de DEA sur l’écoute des termes avec Jacques Ardoino en particulier) qui permet de comprendre comment les mots sont détournés mais qu’ils gardent en eux les éléments qui les ont fondés. On peut aussi relire Le fameux linguiste Alain Rey aujourd’hui décédé…
      Pour ce qui est du lien entre geste individuel et collectif, je te renvoie à cet article du Monde : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2022/08/17/sophie-dubuisson-quellier-sociologue-l-injonction-aux-petits-gestes-pour-le-climat-peut-etre-contre-productive_6138257_3451060.html
      Cordialement
      Bruno Devauchelle

      1. Bonjour Bruno.

        Merci pour la réponse. Je ne suis pas totalement d’accord, quelques recherches académiques montrent que l’adjectif sobriété est bien utilisé pour parler de sobriété énergétique, de sobriété numérique (https://journals.openedition.org/cdst/4182), de sobriété électrique (https://www.theses.fr/2009TOU20092), de sobriété par rapport à la ville (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01321070/). Alors oui ce sont des usages raisons mais la langue évolue non ? Et d’ailleurs je suis tombé par hasard sur ce texte de 1772 (https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=-I1AAAAAcAAJ&oi=fnd&pg=PA96&dq=sobri%C3%A9t%C3%A9&ots=a1zbnXxmsO&sig=3DLxAnjnrSO52AnHPn7fCKIFtWk&redir_esc=y#v=onepage&q=sobri%C3%A9t%C3%A9&f=false) où la sobriété semble être vraiment une sobriété de vie en général, pas que liée à la boisson, ce qui est assez proche de la sobriété défendue par les écologistes par exemple. Bref, je ne me lancerai pas dans une bataille sémantique, surtout que je partage vraiment le propos général 🙂

        Tout à fait en phase avec l’article du Monde, que j’ai lu avec attention, merci !

        À bientôt.

        1. En fait le terme sobriété aurait du être remplacé par le terme modération ou encore le terme tempérance. De fait, il y a des évolutions dans l’usage des termes au travers de l’histoire (cf le texte de 2021 sur la sobriété numérique) et le débat dépasse effectivement la simple sémantique. Même si la sobriété est indiquée le plus souvent en lien avec les conduites addictives, elle s’élargit désormais à d’autres champs et chacun peut s’en emparer sans pour autant faire référence à ces origines. Là où le problème est posé, c’est celui d’une sobriété qui serait une simple modération, alors que, et il faut s’interroger là-dessus, il faudrait peut-être avoir une autre ambition de transformation de nos modes d’être vis à vis de ce qui nous entoure, la nature, les technologies et donc le numérique.
          Ces échanges me semblent d’autant plus importants qu’ils visent à faire évoluer aussi les politiques en matière de numérique éducatif.
          Amicalement
          Bruno

  2. Tout à fait d’accord : la sobriété ne suffira pas, il faut repenser le système. Merci pour cet échange !

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