Veille et analyse, partage, approche critique

TIC, déclarations d'usage et usages…

La transformation récente de l’expression « technologies usuelles de l’information et de la communication » en acronyme TUIC interroge bien au-delà de l’usage immodéré des acronymes et autres métaphores pour tout ce qui touche aux « TIC », en particulier dans le monde de l’éducation. Pourtant le souci synthétique de cette manière de faire cache cependant trop souvent la nécessité d’explication au profit d’un choix de communiquer. Car c’est bien le problème que posent les termes usages, usuel, etc… La multiplication des structures qui observent les usages (CNDP, DGESCO), qui analysent les usages (ARDESI, Marsouin), qui recherchent sur les usages (GIS de laboratoires de Sophia Antipolis) est un phénomène suffisamment récent pour qu’il mérite d’être interrogé, d’autant plus que l’emploi du terme « usage » dans le domaine des TIC en particulier en éducation semble faire consensus. Comme le rappelle Bruno Latour dans son dernier ouvrage « Cogitamus » (La découverte 2010) en citant les anthropologues anglais (p.17) : « apprendre à transformer ce qui sert habituellement d’explication en ce qu’il faut au contraire expliquer ». En paraphrasant on pourrait dire : apprendre à questionner ce qui habituellement fait consensus, allant de soi, comme aimait à le rappeler Jacques Ardoino dans ses séminaires de recherche.
Pourquoi cet engouement pour les usages en lien avec leur référence quasi systématique à Michel de Certeau ? Si l’on reprend les travaux antérieurs et l’approche de cette question clairement posée par Josiane Jouet dans la revue réseau n°100/2000 (retour critique sur la sociologie des usages, p.487) et si on observe l’intérêt grandissant pour ces « usages » on peut constater qu’une ouverture nouvelle s’est faite sur l’humain face aux techniques. Grace à cette approche, on peut désormais aisément déclarer que « l’humain ne fait pas qu’apprivoiser les techniques, il les transforme à sa manière ce qui serait observable par les usages ». Ce point de vue est corollaire d’un second, plus philosophique celui-là : dans une société envahie par la technique, l’humanisation de celle-ci apparaît au travers des usages, ce qui est rassurant de prime abord. Mais ce qui est très inquiétant c’est que cette approche est souvent un bien pour rendre les technologies acceptables. L’exemple de l’adoption de l’iPhone d’Apple par des communautés opposées aux principes sous jacents à ce produit (communauté du libre), met en évidence le paradoxe suivant : ce qui promeuvent le plus la liberté d’usage seraient ceux qui acceptent le plus l’enfermement de ces usages ! Ce paradoxe est dépassé si l’on considère que chez les uns comme chez les autres le « plaisir » de la technique et de son développement est le terreau commun des concepteurs de ces différents outils.
Car l’un des problèmes posés par l’engouement pour les usages, c’est qu’il sert de cheval de Troie à un engouement pour la technique et le progrès techniques. Comme si le progrès technique était positif parce que les usagers avaient enfin le pouvoir de lui dicter sa volonté. Voyant, dans le domaine de l’éducation les réticences relatives à « l’usage des TIC »  (cf. le dossier n°197 des dossiers de l’enseignement scolaire « les TIC en classe au collège et au lycée : éléments d’usages et enjeux) la multiplication des observatoires de toutes sortes vient prendre la place des conseils de l’innovation ou observatoires des bonnes pratiques. L’objectif est toujours le même, développer les TIC dans la société, mais l’enjeu est déplacé, montrer que l’humain en s’en emparant rend acceptables (processus d’appropriation) sans questionnement possible. En donnant l’exemple par les usages (pas le bon – innovation, bonnes pratiques mais le réel des usages) sans aller dans l’exception on a des chances de rendre acceptables ces TIC en éducation, et ainsi de favoriser leur généralisation.
Ce propos pourrait donner à penser que l’auteur s’oppose à cette évolution. Ce n’est pas le cas, mais c’est un questionnement essentiel qu’il essaie de porter ici. Le devoir de vigilance s’impose, non pas d’abord aux jeunes, mais d’abord aux adultes, « aux vieux », ceux qui ont autorisé ces techniques dans notre société sans trop se pose de question en amont et qui aujourd’hui sont assez souvent prompts à dénoncer les dérives (réseaux sociaux, blogs etc…) en les « externalisant » et donc en se déresponsabilisant. L’intérêt de l’observation des usages n’est pas seulement de montrer les usages, mais surtout de révéler les débats que les usages et les non usages soulèvent. Or la notion d’usage est suffisamment générique pour que l’on ne s’attarde pas trop à la différence, pourtant clairement analysée sur un plan méthodologique, entre la déclaration d’usage et l’usage observé. On pourrait aussi interroger ce que l’on appelle observer les usages quand il s’agit davantage d’aller chercher les usages montrables selon l’intention de celui qui les montre. Ainsi le choix des outils et des méthodes d’observation mérite vraiment d’être interrogé, de manière systématique, d’autant plus si ces observations amènent à la généralisation du propos.
L’emploi de ce mot usage nous renvoie aussi à son sens. Le TLFI nous invite à rapprocher ce mot de ceux d’habitude, de règle, de normalité, de droit. L’usage parce qu’il exprime une régularité autorise à son propre développement. L’usage humanise l’objet d’usage et le rend plus acceptable à la communauté humaine. L’usage renvoie aussi à l’utilité (non pas l’utilitarisme au sens de J.Bentham), c’est à dire à l’intérêt de l’objet pour la communauté humaine. Plus généralement l’utilisation sur développée de l’usage dans le domaine des TIC en particulier dans le monde de l’éducation, de l’enseignement et de la formation met en évidence plusieurs éléments : les prescripteurs de TIC utilisent l’approche par l’usage pour convaincre; les usagers sont des observés qu’il convient d’intégrer dans la prescription (approche marketing par exemple); les usages se constituent implicitement en norme; l’approche par l’usage telle qu’elle apparaît actuellement dans notre société est un outil au service du pouvoir (du prescripteur) qui peut ainsi ériger en règle les pratiques les plus habituelles; à l’origine, avec Michel de Certeau, les arts de faire étaient un braconnage et non pas une norme à établir, c’était un droit à la liberté et non pas la base d’une normalisation sociale. Il n’est pas étonnant que le monde scolaire, premier normalisateur dans une société, s’empare ainsi des usages et détourne la pensée initiale. Le monde scolaire craint fortement cette définition normalisatrice de sa logique fondamentale de fonctionnement. Avec l’usage il découvre là un outil formidable pour développer sa logique en douceur, en imposant (ou en essayant) des usages sans jamais l’avouer.
La dérive actuelle des usages est là : ils ne doivent pas servir de leurre pour attirer les non usagers, mais plutôt d’espace de discussion sur le braconnage. Perdre de vue cet esprit de braconnage c’est, outre trahir la pensée de Michel de Certeau, c’est aussi trahir l’esprit même de l’éducation qui est de conduire « hors de » et pas seulement « d’élever » dans la normalité sociale…
A suivre et à débattre, bien sûr
BD