Veille et analyse, partage, approche critique

Mon ordi c'est mon e-portfolio !

Portfolio, portefeuille de compétences, livret de suivi, carnet de bord et autres outils de suivi personnalisés continuent de se développer et ont désormais droit de cité dans l’univers numérique. Outre la prolifération de tous les types d’outils de cette nature (gendre webclasseur, lorfolio ect…), on observe qu’une généralisation de cette approche semble se faire jour. L’idée fondamentale est loin d’être inintéressante, mais c’est son développement actuel qui pose question.
Le portfolio peut être considéré comme une collection de travaux personnels que je peux présenter pour montrer ce que je sais faire. Le livret ou le portefeuille de compétences n’est rien d’autres que la liste des compétences que je peux revendiquer comme maîtrisées à un instant T. Le croisement des deux outils s’appelle souvent portfolio de…. les points de suspension désignant l’usage que l’on fait de l’enrichissement des traces par la liste des compétences associées. Selon les cas je pourrai montrer mon profil professionnel, ou mon profil de connaissances, ou encore mon profil loisir culturel par exemple.
Si l’e-portfolio est la version électronique de cet outil que souvent l’on imagine papier (plastifié parfois) alors on peut se demander comment il va pouvoir se développer. Dans l’esprit des produits numériques que nous avons pu tester, expérimenter, observer depuis plusieurs années, on s’aperçoit que stocker des traces, des preuves, stocker des listes de compétences, cela est désormais banal. Mais on s’aperçoit aussi assez vite que la multiplication des sollicitations à ce genre de pratique pose vite des problèmes de dispersion des données. En l’état actuel du système scolaire, par exemple, on peut facilement le constater, tant les sollicitations dans ce domaine se multiplient.
Quand on observe un usager d’Internet et qu’on met en perspective son activité avec la notion d’identité numérique, on peut penser que la collection des traces d’une personne sur internet est finalement la base d’un portfolio numérique dont il n’y aurait plus qu’à valoriser les contenus en termes de compétences. De fait l’analyse d’une personne au travers de ses traces sur Internet est bien souvent révélatrice de nombre d’aspects de celle-ci que parfois même, elle ne remarque pas, elle ne connaît pas. Chacun de nous laisse donc des traces et une récente expérience que j’ai menée à propos de l’auteur d’un ouvrage que je parcourais m’a montré que l’on pouvait ainsi fort bien analyser certains aspects de ce qu’elle maîtrise ou au moins donne à en voir.
La démarche portfolio semble rationnellement un outil formidable, mais la lourdeur de mise en oeuvre concrète dans des espaces scolaires, universitaires ou de formation continue laisse penser que l’on ne parviendra pas à réaliser ce fameux portfolio tout au long de la vie dont certains rêvent… Et pourtant, on pourrait trouver au moins des morceaux de ce portfolio ou plutôt des traces et des preuves assez facilement. Si une personne utilise de manière régulière le même ordinateur il est possible, en extrayant son disque dur, d’en retirer bien des éléments pour faire son portfolio…
En fait il n’en est rien : pour la plupart d’entre nous, le portfolio n’est pas dans le disque dur de notre ordinateur, mais il est réparti sur plusieurs supports espaces… En ligne ou hors ligne, mais aussi en trace papier ou parfois même en traces audio ou vidéo (cf. les films de famille). Essayez de retrouver des preuves de votre activité d’il y a une quinzaine d’années et vous verrez qu’il n’en reste que peu de choses. Comparez ce que vous garder sur votre ordi, dans des cartons, dans votre mémoire, ou en ligne et vous serrez qu’il y a quantité d’informations disparates qui sont parfois de nature différentes et qui demanderait un énorme travail de remise en ordre et de valorisation pour parvenir à un livret de compétences ou un portefeuille éponyme.
La question que pose la notion de portfolio est celle de « la mémoire de soi ». Pour le dire autrement, quelles sont les traces gardées de mes activités qui permettent de réellement porter mon identité ? A y regarder de plus près ce travail, s’il veut être construit, élaboré, piloté, amènerait à cette aberration qui voudrait que l’on pense en permanence à garder une trace de ce que l’on fait. Ainsi on peut vivre avec un appareil photo en bandoulière pour garder trace de tout ce que l’on fait…. Du coup même lorsque l’on agit, on pense à la trace avant même de penser à l’action. On voit bien le danger d’une telle manière de faire qui immobiliserait toute tentative d’improvisation du fait même de la nécessité de garder trace….
Il se trouve que je vais prochainement fêter le 40è anniversaire de courses en haute montagne avec le même guide. Or pour faire cela, je suis à la recherche de traces externes à ma propre mémoire. Pour la première de toutes ces courses, je n’ai emporté aucun moyen de trace (pas d’appareil photos argentique à l’époque). Comment prouver cette ascension ? Peu importe dans les faits, mais l’exemple vise à montrer que la constitution de la trace systématique, de surcroit automatiquement générée (que se serait-il passé si j’avais eu à l’époque un GPS à enregistrement automatique) peut amener à l’absurde et surtout à la dépendance.
L’intérêt de la démarche portfolio est évident dans de nombreux cas. Mais dès lors qu’elle vise à s’inscrire en filigrane de la « vraie vie » alors il faut se méfier. Le danger est non seulement d’être tracé, mais encore davantage de se méfier de la trace car on sait qu’on la génère. Ce type de fonctionnement est celui qu’ont probablement eu, à une autre échelle, des personnes victimes de services secrets inquisiteurs qui gardaient toutes les traces des gens (cf. les archives de la Stasi) et qui se souciaient davantage de l’image qu’ils pouvaient donner d’eux-mêmes auprès de ces surveillants que de leurs propres centres d’intérêts. Cette forme de totalitarisme accepté est très inquiétante. Or une certaine façon de penser la démarche portfolio et son informatisation pourrait nous mettre dans cette situation et ainsi bloquer toute velléité personnelle… qui ne correspondrait pas à ce que l’on attend de nous.
Mais au fait, à l’école, avec le suivi pas à pas des apprentissages, est-ce que les élèves ne vivent pas un peu cette forme de totalitarisme ???? On devrait parfois se poser ce genre de question à la sortie d’un conseil de classe. Avec les ENT, on pourrait voir émerger d’autres surprises, surtout si un e-portfolio ou dispositif semblable sont mis en place…
A suivre et à débattre
BD