Veille et analyse, partage, approche critique

Peut-il y avoir encore de nouvelles pédagogies avec le numérique ?

La question peut sembler incongrue pour plusieurs raisons : la première serait qu’à l’évidence on n’enseigne pas de la même façon avec le numérique; la deuxième serait qu’il n’y aurait plus rien à inventer en pédagogie; la troisième serait que la pédagogie c’est de l’humain et que la technique n’y peut rien; la quatrième est qu’avec des objets numériques dans la classe, c’est l’élève qui « tue » la pédagogie des enseignants.
Par un titre bruyant, « Enseignement supérieur cinq pédagogies pour demain » le service en ligne Educpros porte la question sur le devant de la scène alors qu’au même moment l’Ifé sort un « Dossier d’actualité Veille et Analyses » intitulé « Des projets pour mieux apprendre ? ». Et nous passerons sous silence les nombreuses innovations qui avec ou sans le numérique, semblent reposer cette éternelle question de l’invention pédagogique. Jean Houssaye, dans son remarquable travail sur les pédagogues (15 pédagogues, leur influence aujourd’hui, Bordas 2006) ainsi que nombre d’historiens de la pédagogie, nous avait déjà alerté sur ce point en nous rappelant ce que d’aucuns ont écrit et souvent fait. Comme nous avons pu l’évoquer récemment, Célestin Freinet a laissé dans le paysage de la pédagogie nombre de ses intuitions à tel point même qu’on en a oublié qu’il en était l’un des initiateurs.
La question qui nous importe ici est davantage de savoir ce que le numérique fait à la pédagogie, plutôt que ce que la pédagogie fait du numérique. En effet l’observation nous montre que, tendanciellement, cette deuxième approche n’apporte rien si la première n’est pas d’abord analysée. En d’autres termes c’est parce que le numérique gêne le système scolaire et son fonctionnement que l’on peut se poser la question d’une pédagogie à l’ère du numérique. Mais en quoi gêne-t-il tant ? Nombre d’entre vous, lecteurs de ce blog, déclarerez ne pas faire partie de ceux qui ressentent une gêne, bien au contraire. Et pourtant, n’est-ce pas cette gêne qui a suscité votre action ? Une observation courante de la réalité sociale et technique est que l’on a tendance à ignorer ces institutions (comme les technologies) qui fonctionnent, tant qu’elles ne révèlent pas de problème particulier, de dysfonctionnement.
De manière plus ou moins chronologique on peut analyser les choses ainsi :
Ce qui gêne en premier lieu le système scolaire c’est d’abord la machine à enseigner
Ce qui gêne ensuite c’est la place réelle et symbolique que prennent les machines dans l’espace classe
Puis vient le rapprochement avec l’audiovisuel de loisir, comme trouble pour les apprentissages
Ensuite la gêne est provoquée par l’ouverture d’une fenêtre sur un autre monde que celui de la classe
Par la suite, l’habileté manipulatoire des jeunes bouscule les enseignants désemparés, soit admirant leurs compétences, soit dénonçant leur incompétence
Puis arrivent progressivement les pratiques clandestines en salle de classe (téléphone portable)
Enfin se développent les machines portables de proximité, au fond de la poche et/ou du sac et surtout à portée de la main
On pourrait résumer cela en parlant de nouvelle culture, mais il n’en est rien, il s’agit simplement d’une évolution du cadre culturel du fait du numérique. Depuis l’irruption de l’informatique dans le paysage social et professionnel, une crainte s’exprime et elle accompagne une remise en cause progressive d’un modèle d’accès aux savoirs fondé sur l’absence de ces moyens nouveaux. La première gêne a été antérieur à l’informatique : c’est le développement de l’image animée qui a amené nombre de propos déplorant l’arrivée des premiers écrans et la gêne qu’ils apportent au monde scolaire.
Mais gêne ne signifie pas renouveau pédagogique, mais bien au contraire et en premier lieu contrariété pédagogique. Du coup réaction logique, le rejet. La persistance des injonctions ministérielles à l’introduction des TIC n’y a pas fait l’effet escompté et les rêves pédagogiques sont souvent tombés aux oubliettes au profit d’un peu plus de ce qu’on faisait avant, ou d’un peu mieux mais en faisant pareil. Il n’y aurait donc pas de nouvelle pédagogie possible avec le numérique ? On peut le penser, encore faut-il retrouver la mémoire des pratiques pédagogiques. Par contre le numérique a deux facettes particulièrement intéressantes : l’amélioration et la révélation.
L’usage des TIC à d’abord permis « l’amélioration » de ce qui se faisait déjà. Du pédagogue le plus enclin au transmissif (qui renforcera ainsi avec des supports plus spectaculaires) à celui féru de projet (qui développera les interactions les plus variée dans et hors la classe), chacun a pu faire son miel de ces nouvelles machines, pour peu qu’il en ait un minimum de maîtrise, ainsi qu’une assurance pédagogique suffisamment développée dans un contexte fragilisé par des machines au fonctionnement trop souvent aléatoire (maintenance ?). C’est la pédagogie qui a bien contraint le numérique.
Mais surtout l’usage du numérique a servi de révélateur. Parce qu’il amplifie des pratiques habituelles en mettant en évidence tel ou tel aspect, le numérique permet de révéler les choix pédagogiques. Révélateur, car il rend lisible des façons de faire qui jusqu’alors étaient réservées au monde clos de la salle de classe. En redimensionnant le temps et l’espace traditionnel le numérique à modifié un paramètre essentiel de la pédagogie : celui de la rencontre physique entre les trois termes du triangle pédagogique cher à Jean Houssaye, dans une espace temps contrôlé par l’enseignant.
Si on peut considérer l’évolution en cours de manière globale on s’aperçoit que ce qui est le plus transformé par le numérique c’est la posture relationnelle des acteurs. Quand on parle « d’enseigner par dessus l’épaule » (Morissette dans les années 1990) ou encore de FOAD (fin 1990 début 2000) ou plus récemment enseignement hybride (2005- 2209) et encore plus récemment de MOOC (2010 – 2013), on peut observer que ce qui évolue c’est la place des acteurs dans les actes de relation qu’ils conduisent pour mener à l’apprentissage.
Il est possible que la seule révolution pédagogique n’en soit pas une, mais qu’elle soit plutôt un essai de retour aux origines d’un monde sans école. Cette forme extrême de l’évolution en cours n’est certes pas en vue actuellement. Mais l’on sent bien que l’on ne pourra pas éviter cette question : l’école, telle qu’elle est formalisée actuellement, n’est-elle pas un choix pédagogique en soi ? Ce choix ne s’oppose-t-il pas aux possibilités offertes par les outils numériques ? A rechercher constamment des innovations et des pédagogies nouvelles, on oublie que cette question traverse constamment l’histoire de l’éducation et que nombre de pistes ont déjà été explorée. Le développement des objets numériques marque symboliquement une rupture bien plus grande que les innovations techniques précédentes en changeant les dimensions et les règles du terrain de jeu. Alors ne parlons pas de nouvelle pédagogie avec le numérique, mais plutôt de nouvelles formes institutionnelles à faire émerger, qui revisitent les travaux des expérimentateurs et chercheurs en pédagogie.
A suivre et à débattre
BD