Veille et analyse, partage, approche critique

Il faut passer de l'ENT à l'ENT-E

Les environnements numériques de travail qui se déploient progressivement dans l’éducation semblent imposer un modèle unique d’établissement. A l’instar de la tradition éducative qui prône l’égalitarisme, les ENT sont égalitaires, en ce sens qu’ils fournissent à tous les établissements le même environnement. On le sait depuis plusieurs années le passage d’une approche égalitaire à une approche équitable supposerait que l’on s’adapte davantage à chaque établissement, à chaque population afin de permettre à chacun de progresser au mieux.
Deux évènements récents viennent questionner d’une certaine manière ces visions : la commande par la présidence de la république d’un nouveau rapport sur le numérique au près d’un conseil exclusivement composés de professionnels entrepreneurs du secteur et la réunion de ministère de l’éducation au Qatar pour prôner la personnalisation de l’éducation (cf. l’expresso du café de ce 2 novembre 2011). La tension entre le collectif et l’individuel est à son comble d’autant plus qu’on peut voir des manifestants écrire sur leurs banderoles « ils sont 20 nous sommes 7 milliards » et d’ajouter « … et c’est eux qui décident » à propos de la réunion qui se tient ces jours-ci entre les pays les plus influents de notre planète.
La tension entre le collectif et l’individuel n’est pas nouvelle mais prend une nouvelle ampleur avec le numérique. Le cas des ENT en est une bonne illustration : Comment concilier une volonté  centralisatrice, forcément au coeur de l’unique ENT, fut-il à l’échelle d’une région. Un responsable rectorale déclarait récemment devant des chefs d’établissements qu’ils seraient mal venus de refuser un tel outil au vu des sommes engagées pour le réaliser. Cette approche étonnante double la volonté centralisatrice d’un argumentaire étonnant : parce que certains ont choisi (il suffit de se rappeler la manière dont sont élaborés ces outils) il faut que tous utilisent. Dans un pays à tradition centralisatrice la chose n’étonne pas, même si décentralisation oblige, l’échelon de centralisation, le département ou la région, est réduit, sous un schéma directeur qui lui reste national.
Or dans les établissements, il y a bien longtemps que des « briques » des ENT ont été déployées de manière plus ou moins officielle. Dès lors faut-il faire fi de ces avancées locales au profit d’une approche venu d’ailleurs… et qui gommerait les particularités des établissements scolaires ? Le débat est difficile, d’autant plus que l’industrie qui est derrière ces outils cherche à continuer son développement avec l’appui des autorités comme ce nouveau rapport l’indique dans sa commande par le président de la république. La dimension de personnalisation de l’enseignement et de son accompagnement est aujourd’hui au coeur des politiques éducatives qui se rendent compte des limites des modèles centralisés. Au delà des clivages politiques il y a un véritable questionnement à propos de cette opposition pas si nouvelle que cela (rappelons nous la planification soviétique ou les politiques libérales thatchériennes). En même temps ces mêmes politiques de personnalisation n’oublient pas forcément la volonté de contrôle de l’éducation par les autorités tant il apparaît de plus en plus que certaines libertés peuvent amener à une remise en cause vigoureuse voir violente des pouvoirs en place.
Derrière le débat de l’individuel contre le collectif, il y a aussi un débat de fond sur la structure du tissu social à l’ère de la mondialisation. Un ENT ne permet-il pas d’éviter les frasques non contrôlées d’une jeunesse en mal d’espaces libres sur Internet ? Autrement dit cette querelle n’est elle pas déjà dépassée par la réalité des pratiques quotidiennes. Lorsque François Dubet dans son ouvrage « des place et des chances » évoque cette opposition c’est pour tenter de la dépasser en proposant que la réflexion se situe au niveau des manières de faire éducation. Constatant lui aussi, lors du dernier congrès de l’AFAE début avril 2011 à Tours, le décalage du modèle scolaire avec l’évolution des besoins des membres de nos sociétés, il appelle à un dépassement des querelles anciennes.
Le danger des ENT c’est de refuser l’idée de brique et d’articulation, aussi complexe cela soit-il à mettre en oeuvre. En effet si mettre en place un ENT s’est imposer un modèle citoyen (cf. Milad Doueihy, « Pour un humanisme numérique », seuil 2011), alors il y a fort à parier que le citoyen d’aujourd’hui soit aussi soumis que celui dont rêvait Jules Ferry en 1881. Si par contre les ENT rendent possible la localisation de l’action alors il pourra y avoir dépassement de cette contradiction. Malheureusement le rêve centralisateur unique traverse beaucoup l’imaginaire et de manière paradoxale aussi bien celui des anciens combattants d’un état centralisateur que des « nouveaux » combattants  d’un état libéral mais pour des raisons radicalement opposées.
Et derrière ces modèles et ces luttes il y a des « vrais gens » et la « vraie vie ». Oublier qu’il y a dans tout être humain cette part d’irréductibilité à l’uniformité (comme en témoignent aussi bien les empreintes digitales que les comportements et trajectoires de vie) c’est s’exposer à terme à des contournements, des refus, des oppositions. Les modèles éducatifs qui permettent cette articulation, en particulier au niveau local, celui de l’établissement, sont plus vivables. Le monde enseignant, encore loin de ces enjeux qui le dépassent devrait pourtant engager de véritables réflexions sur sa part de responsabilité dans l’action quotidienne. Il est probable que, sortant de la demande de recette et s’engageant dans la voie de l’articulation pratique locale pratique globale, le monde enseignant pourrait alors entrer de plein pied dans la prise en main du destin des établissements dans lesquels ils ne font pas que travailler… On le sent ici où là, des équipes éducatives tentent ces ouvertures, mais elles sont vite rattrapées par les imaginaires et les règlementations… Les ENT, et leurs scories, peuvent ainsi arriver comme de nouvelles règles à appliquer dans les établissements comme le montre le déplorable LPC du socle, négligeant les réalités d’une équipe pédagogique et des jeunes dont ils ont la charge…
Souhaiter passer de l’ENT à le ENT-E(tablissement) c’est inviter tous les responsables de projets dans le domaine, à prendre mieux en compte les articulations avec le quotidien des classes et des établissements. L’observation quotidienne révèle de telles disparités de vie dans les établissements que l’on ne comprend pas comment une vision unique et centralisatrice induite par les modèles ENT peut rester aussi monolithique que cela. Autorisons les équipes à « tordre » les outils qu’on leur met à disposition !
A suivre et à débattre
BD