Veille et analyse, partage, approche critique

Attention, perte d'attention !!!

Depuis trois ou quatre années les ordinateurs portables sont de plus en plus prisés et remplacent progressivement ces machines lourdes et pesantes dont certaines trônent encore en bonne place dans l’espace familiale ou sur le bureau au travail avec leur « tour », leurs fils et parfois aussi leurs écrans cathodiques. Ainsi dans les salles de classes, dans les salles de formation, et sur les bureaux, les écrans remplacent progressivement le papier. Même si le zéro papier n’est pas encore là (et tant mieux on va le voir plus loin), les cartables de certains élèves comme ceux des cadres policés qui prennent chaque matin les TGV, sont désormais envahis par les portables et leurs écrans qui deviennent de plus en plus magiques, secondés qu’ils sont par ceux des Smartphone et autres petits appareils de poche.
Ce développement des écrans de proximité ne serait pas une source de problème si leur potentiel d’attraction n’était pas en train de poser un réel problème de « communication » dont découle aussi des problèmes d’attention. Parce que à la différence de l’écran papier qui reste figé dans sa forme initiale et qui ne peut plus surprendre par la nouveauté, l’écran numérique est au contraire extraordinairement dynamique, que ce soit par la volonté de l’utilisateur ou par les automatismes mis en place (alertes mail etc…) qui sollicitent l’usager à n’importe quel moment. Si le téléphone portable a déjà largement montré (Maurizio Ferraris, « t’es où ? », Albin Michel 2006) ses capacités de nuisance, l’ordinateur portable est en train de monter en puissance et rejoint le téléphone en terme de potentiel de nuisance communicationnelle. Deux exemples permettent d’observer ce phénomène :
– dans plusieurs sessions de formation (enseignants et chef d’établissement) je me suis trouvé face à des publics dont une bonne partie disposait d’ordinateurs portables connectés à Interne. Après avoir signalé l’importance de gérer les signaux du téléphone portable de manière adaptée et rappelé que les écrans des ordinateurs sont « d’étonnants distracteurs » et qu’il convient donc d’en organiser la bonne gestion, j’indiquais que je demanderai en fin de matinée combien de participants auraient relevé leur messagerie pendant la matinée (ce que je n’ai finalement pas fait). Malgré ces mises en alerte, je n’ai pas attendu bien longtemps pour observer mes interlocuteurs quitter leur prise de note (la raison de la présence de l’ordinateur) et, soit aller répondre au téléphone portable, certes mis en vibreur, soit pour consulter telle ou telle information sur l’ordinateur. Un petit indicateur de distraction est le regard des voisins sur l’écran. Dans la salle en U le formateur ne voit pas les écrans, mais les voisins proches oui. Du coup un regard circulaire par zone permet d’identifier les perturbations. En fin de matinée plutôt que faire les comptes, j’ai simplement remercié les participants de leur formidable capacité à m’écouter, participer en présence et à suivre en même temps de toutes autres sollicitations numériques à distances, mais devenue présentes par leur seule volonté. Certes il s’agit d’une minorité, mais elle existe et elle devient même un indicateur d’attention. Quand j’ai, à une autre occasion déclaré l’obligation de fermeture de l’écran pendant la session, il m’a fallu rattraper la frustration par des trésors d’inventivité…. afin de « retrouver » mes interlocuteurs.
– Lors d’un entretien avec une personne « importante » j’ai eu la surprise d’observer le comportement suivant. Assise à son bureau, l’écran de l’ordinateur allumé (le reflet dans les lunettes…) cette personne a mené cet entretien d’une manière qui m’a alerté et même inquiété (surtout pour l’importance de la personne en question d’ailleurs). Ayant à me solliciter précisément mon interlocuteur a donc pris la parole assez longuement avant de me laisser répondre. Voulant être détaillé et précis, j’ai donc commencé mon propos, mais à peine quinze secondes passées, le regard de mon interlocuteur a été attiré par l’écran. J’aurais du me douter du fait, il avait gardé la main sur la souris depuis le début de notre entretien. Mais à partir du moment où l’ordinateur a révélé à ses yeux une sollicitation, je n’ai plus eu de regard, même la parole a été partiellement interrompue. Je me suis arrêté au milieu d’une phrase, histoire de voir ce qui allait se passer, j’ai eu un regard presque de reproche d’avoir interrompu la conversation nouvelle avec l’ordinateur, et dès que j’ai repris la suite de ma phrase le regard s’est à nouveau perdu dans l’écran et les mains de mon interlocuteur se sont frayées un passage discret du crayon au clavier (caché de ma vue).
Voici deux exemples qui m’ont d’abord alerté sur mes propres comportements. De fait j’ai aussi tendance, parfois, à me laisser « distraire » d’une activité ou d’une communication par l’écran jusque dans la vie familiale dans certains cas. Les reproches qui s’en suivent (surtout des proches, car les collègues sont eux complices passifs) sont légitimes, et le déni est souvent la seule attitude acceptable pour soi alors qu’elle ne l’est pas pour les interlocuteurs qui ne sont pas dupes. Nous sommes donc tous pris par cette nouvelle forme d’impolitesse explicite : la « distraction d’écran». D’un seul coup dans une communication l’autre disparaît. Mais ce n’est pas seulement l’autre mais aussi le lien à l’autre qui disparait. Du coté de celui qui agit ainsi, c’est d’abord un problème d’attention. L’être humain est avant tout monotâche (quoique certains cherchent à nous faire croire), mais il a la particularité d’être monotâche contextuel (contrairement aux machines monotâches). Cela signifie qu’il y a des signaux d’alertes (interruptions du processeur) que le sujet peut choisir de mettre en place. Ainsi quand quelqu’un téléphone en conduisant on observe cette attitude : des signaux environnants sont plus ou moins perçus selon le degré d’importance de la conversation et de l’interruption mise en place (exemple du feu qui passe au vert et le conducteur l’ignore). Ce défaut d’attention qui se révèle aussi dans des relations aussi formelles que l’entretien ou la formation devient de plus en plus pesant. Ce qui ne serait qu’un distracteur naturel (la neige qui tombe dehors et que l’on regarde de son bureau est aussi un distracteur) est en train de devenir une forme d’être aux autres. On objectera qu’en formation cela n’arriverait pas si le formateur était plus intéressant. En fait le problème ne peut se résumer à cela (il suffit d’observer l’ensemble d’une salle ainsi constituée et de lire les évaluations à froid qui sont effectuée ensuite). Il faut, à mon avis, y voir aussi un problème d’éducation.
Ce comportement lors d’un entretien est simplement en premier lieu une absence de respect de l’autre. On peut facilement l’observer soi même lorsque l’on agit ainsi et que l’on s’en rend compte, on découvre alors dans un sursaut de conscience que l’autre a disparu du champ… un instant. Quand on subit cette situation cela confine à l’affront. Habitué on ne s’en offusque pas. L’auteur de ces actes est considéré comme un « impoli » et ses propos perdent toute leur qualité voire même leur pertinence : il m’a dit cela mais j’ai bien vu qu’il ne savait pas ce qu’il disait. On observera même prochainement cette attitude qui consistera à ce qu’il y ait confusion d’interlocuteur : on répond au message écrit en parlant à l’interlocuteur présent et ensuite on lui envoie un mail !!! Pour répondre à la question qu’il vient de poser de vive voix !!!
Cette dérive actuelle doit nous alerter et sur le plan de la communication et sur celui de l’attention. En décalant le niveau de l’analyse, on peut penser qu’il s’agit d’une évolution culturelle de la relation à l’Autre. Celui-ci n’existe que pour ce qu’il m’intéresse. Même lorsqu’il est physiquement présent il est situé de la même manière que lorsqu’il est absent. Dans une culture de la concurrence et de l’individualisme on voit donc se dessiner un nouvel indicateur : observer la capacité de l’autre à se laisser distraire et vous saurez la place que vous tenez dans on esprit.
Plus globalement, si cette attitude se généralise pour la personne alors vous aurez un signal de mutation culturelle individuelle fort. Si jamais cela se généralise, alors il sera trop tard, les autres ne seront plus l’enfer, ils ne seront tout simplement plus.
A suivre et à débattre, pour l’avenir de l’éducation (tout au long de la vie)
BD