Veille et analyse, partage, approche critique

Après les TBI, la fin des tablettes, le retour de la craie et des claviers ?

Une question traverse la pensée de nombre de décideurs qui agissent dans le monde éducatif : et si opter pour des tablettes était une erreur ? Cette question émerge progressivement dans le champ scolaire. Il en est de même pour les TBI. Ainsi nombre de responsables TICE ou d’établissement nous rapportent le fait que les TBI sont notoirement sous utilisés en regard de leurs possibilités et que finalement c’est la fonction vidéo projection qui est simplement utilisée. En fait nombre de collectivités et responsables ont, au cours des dernières années déployés de grandes quantités de matériels et ils commencent (ou continuent pour certains) à vouloir en connaître les usages réels. Il est légitime que cela se pose, surtout au moment où les offres de tablettes en direction du monde scolaire se multiplient, mettant d’ailleurs en sourdine les offres de TBI (que les concepteurs tentent de relancer au travers des boitiers de vote associés… ou pas).
Il nous faut être lucide. Depuis bientôt quarante ans, les investissements dans l’informatique scolaire n’ont pas vraiment été suivis des effets d’usage attendus par les promoteurs de toutes sortes. Du plan informatique pour tous, à la stratégie numérique, l’écart entre l’intention et la réalité reste étonnant. Ce qui est sidérant c’est que les promoteurs de toutes ces techniques s’empressent de rebondir de nouveautés en nouveautés sans donner l’impression d’analyser ce qui se passe. Il est vrai qu’une logique de vente se traduit à court terme alors qu’une logique éducative se traduit à long terme. Les temporalités étant différentes, cela ne justifie pas qu’on ne prenne pas en compte quelques observations un peu inquiétantes faites ici où là (cf. les enquêtes récentes publiées, comme Profetic).
Quand on observe des enseignants engagés dans l’évolution de leurs pratiques avec le numérique on ne peut qu’être séduit et imaginer que ces pratiques soient partagées. C’est le sens de toutes les stratégies de diffusion des innovations, des bonnes pratiques et autres dispositifs de partage. On peut penser que l’on ne montre aux décideurs qu’uniquement ces enseignants-là qui seraient alors les arbres qui cachent la forêt. Ces mêmes décideurs s’empressent alors d’utiliser ces « belles pratiques » pour les traduire en opérations, parfois spectaculaires, de diffusion, d’installation etc… C’est alors que soucieux d’y voir plus clairs ils demandent des enquêtes et lorsqu’elles arrivent ils évitent que les résultats trop inquiétant ne soient très visibles. Mais ils sont aussi soucieux de l’image de leurs décisions, qu’ils souhaitent le meilleur possible, en particulier pour leurs obligés ou électeurs… De même les entreprises du secteur, soucieuses de leur même image, mais aussi de leur clientèle à venir, vont-elles  chercher à donner la meilleure image possible de leurs produits. Les uns comme les autres évitent soigneusement d’aller y voir de trop près. Même des chercheurs peuvent s’y brûler les ailes, lorsqu’ils sont au prise avec les objets techniques qui peuvent aussi les séduire (voire bien sûr être source de financement de la recherche même).
Le cadre posé, il nous faut revenir à ces deux objets symboliques de ces moments actuels : les TBI et les tablettes. La lecture de certains travaux est intéressante à ce sujet. Par exemple celle-ci https://www.edsurge.com/n/2013-10-22-lessons-from-the-downfall-of-interactive-whiteboards qui donne quelques éléments de lecture de la forêt, tandis que celle-ci http://www.tableauxinteractifs.fr/ressources/tbi-recherche/ donnera un regard sur les arbres que l’on montre. Le travail pilot par Thierry Karsenti au Québec http://karsenti.ca/pdf/scholar/ARP-karsenti-98-2012.pdf montre bien les difficultés d’analyse. Les recherches portent d’abord sur l’efficacité ou non du produit avant de s’intéresser aux usages réels en rapport avec d’autres pratiques. En d’autres termes on a toujours du mal à aller vers la réalité des usages car ils sont trop souvent décevants. Que n’a-t-on pas dit du plan Informatique Pour Tous de 1985 sans aller y regarder de plus près ! Si nous reprenons l’ensemble de la littérature de cette époque on sera étonné des parallèles que l’on pourra faire avec la littérature actuelle sur les TBI et les tablettes.
La stratégie, politique ou commerciale, s’appuie d’abord sur l’impulsion, le lancement. C’est elle que l’on montre dans la presse, les médias. La suite est beaucoup moins importante. Or qu’observe-t-on ? Le passage de la nouveauté de l’usage à sa régularité amène à des changements de posture, voire des abandons. Le passage des usages expérimentaux à des usages généralisés est très modeste, voire presque nulle. On a parfois l’impression que ce sont les mêmes enseignants qui à chaque nouveauté technique en sont les expérimentateurs innovants, parfois les zélateurs, et qu’eux-mêmes peuvent être tentés de passer d’une nouveauté technique à l’autre. Ce phénomène que nous analysons à propos des TICE est assez similaire à de nombreux phénomènes proches dans le monde éducatif. Il y a une sorte d’inertie systémique, voire endémique des acteurs de l’éducation, que l’on traduit parfois, dans les médias par l’aphorisme suivant : « les réformes passent, moi je reste, et les élèves aussi !!!  » Il est bien possible qu’il en soit de même avec les technologies du numérique.
Quel est l’avenir des tablettes dans les établissements scolaires ? Il est probable qu’elles subiront le même sort que le TBI du côté des pratiques enseignantes. Par contre, davantage que les tablettes, la possession, et l’usage, par les élèves des TPMC (Terminaux Personnels Mobiles Connectés) de toutes sortes (smartphone tablettes, note book etc…) est le véritable changement, non voulu par l’institution mais que sont en train de commencer à affronter les établissements. Les médias et autres ont rapidement enfermé cela dans la notion de BYOD (ce qui est d’abord une stratégie de gestion du côté des établissements). Là encore danger : on veut réduire à la dimension scolaire une pratique sociale. Car l’enjeu est là : tant que c’est l’institution qui a la main sur l’introduction des technologies, la scolarisation de celles-ci se fait presque de manière automatique. Mais dès lors que ce sont les élèves qui prennent la main, en venant en classe et utilisant leurs propres moyens techniques, alors la déstabilisation guette.
Cela fait de nombreuses années que nous avons constaté la force du déséquilibre, déjà questionné par Jean Houssaye dès 1987 dans son livre « Ecole et Vie active » (Delachaux Niestlé, Neuchâtel, 1987). Dès l’origine de l’école, l’écart a été installé, mais alors comme moyen pour la société de « progresser collectivement en intelligence ». Mais la vie en société a connu de nombreuses mutations que l’on peut tenter de résumer à deux faits techniques : l’électricité et l’industrialisation. Le basculement du début des années 2000 qui a vu les foyers s’équiper massivement en appareils numériques connectés (statistiques du CREDOC) est un signe essentiel. Ces instruments mis entre les mains de tous et de chacun ouvrent des portes jusque-là contenues par les éducateurs : information, communication. Or le monde scolaire garant de cette contenance ne parvient pas à faire face. Nombre de décideurs pensent que la présence des artefacts (les machines) est suffisante pour générer des changements. Or ils observent bien sûr que le résultat n’est pas à la hauteur de leurs espérances.
En fait les pouvoirs n’ont pas mesuré encore l’ampleur du problème, marqués qu’ils sont par l’image du passé. On a remplacé le fond par la forme, le transmettre par la scolarité. On a même été jusqu’à réduire la transmission à sa plus simple expression, le magistro centré, alors que les anthropologues et ethnologues ont démontré que c’était un phénomène complexe qui ne pouvait se réduire au symbole d’une école enfermée dans sa forme. Le fait que les plus jeunes s’emparent de ces nouvelles machines jusque dans les rues et les cybercafés, et qu’ils les mettent à profit pour compléter leur apprentissage de l’expérience et entre pairs qu’ils font jusque dans la rue doit nous interroger. En tout cas il ne suffit pas de mettre des TBI et des tablettes dans les classes pour que cela suffise à répondre aux questions (cf le dernier ouvrage de Sylvie Octobre (p.37 deux pouces et des neurones, Ministère de la Culture 2014) que pose la société actuelle aux jeunes qui la découvrent et qui tentent de s’en emparer. Il faut repenser les « lieux de savoirs » et dépasser les tristes querelles sur le transmettre (cf. M Gauchet) pour prendre le problème à bras le corps. Souhaitons que la nouvelle discussion du socle commun soit l’occasion d’engager la question non pas des fondamentaux à maîtriser seulement mais bien aussi le sens des institutions qui accueillent les jeunes.
A suivre et à débattre
BD
PS Le volontarisme peut parfois être aveuglant, l’histoire des technologies l’a montré, on pourra relire l’ouvrage de Jacques Perriault, « la logique de l’usage, » pour le comprendre