Deux livres parus récemment méritent notre attention : « Deux pouces et des neurones, Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique » de Sylvie Octobre (Ministère de la culture, DEPS 2014) d’une part et « Quelles compétences pour demain ? Les capacités à développer dans un monde digital » de Sarah Enlart et Olivier Charbonnier (Dunod 2014). Pourquoi les mettre en proximité ? Pour de nombreuses raisons, la première étant de proposer à chacun de porter un regard critique sur la production d’ouvrages sur le numérique en éducation, la deuxième étant de mettre en évidence les types de discours et leurs logiques quant au numérique en éducation, la troisième est de regarder de plus près la rigueur du travail et de la production.
Pour commencer, regardons la surface des ouvrages et ce qui transparaît, dans la forme, comme éléments d’évaluation. D’un côté, de très rares note de bas de page, aucune bibliographie, un index de mots clés dont on ne nous indique pas la logique, aucun tableau ni graphique, pas d’annexes. De l’autre un grand nombre de notes de bas de page, une bibliographie abondante, des repères chiffrés, quelques schémas, des annexes. D’un côté des références parfois citées (celles des auteurs), de l’autre un grand nombre de référence pouvant rendre difficile la lecture; d’un côté des mots « récents » en anglais qui ponctuent le texte, de l’autre une abondante série de présentation d’idées d’auteurs de monde entier, cités en français. Au final deux documents qui sont aux antipodes l’un de l’autre, comme si l’un voulait porter une parole ex-nihilo (tout en faisant référence à des auteurs, en mêlant sources, noms et idées dans le corps du texte), tandis que l’autre voulait asseoir chacun de ses propos sur des éléments qu’il soumet au lecteur (en apportant de très nombreuses références précises). On peut penser que le lectorat visé n’est pas le même dans ces deux publications.
Regardons ensuite le type de discours présenté par chacun des ouvrages. Pour le dire un peu rapidement, d’un côté un ouvrage de consultant convaincu, de l’autre un ouvrage de chercheur en questionnement. Pourquoi ce raccourci qui pourra sembler facile : parce que d’un côté des propos affirmatifs et assurés sont proposés, ponctués de termes anglais tandis que de l’autre le mode interrogatif est la base du discours. Ce qui est intéressant dans la comparaison entre les deux discours, c’est la façon dont l’origine des idées proposées est explicitée : d’une part, on choisit certaines sources et on passe sous silence des travaux pourtant nombreux sur certains sujets, d’autre part on préférera alourdir la lecture par la présentation quasi systématique du parcours des idées présentées et des références évoquées (chiffrées ou non)
Ne comparons plus les deux ouvrages, mais essayons de faire partager notre analyse critique pour la mettre en discussion bien sûr, mais aussi pour que chacun puisse se sentir autorisé à effectuer ce même travail. Jeune étudiant, j’ai souvent été déstabilisé, comme nombre d’entre nous, par la succession des lectures, parfois contradictoires auxquelles je n’arrivais pas à attribuer une valeur. Toutes me semblaient convaincantes et appelaient mon adhésion. Petit à petit, on peut construire cependant des cadres d’analyses et de compréhension qui permettent de s’interroger sur la valeur que l’on peut, souhaite accorder à tel ou tel propos. Ainsi la forme de l’écrit ainsi que celle du discours sont de bons indicateurs pour le lecteur.
Mais le problème réside dans l’analyse de fond qu’il est possible de faire. Le pouvoir de séduction dépend non seulement de l’auteur, mais aussi de récepteur. L’intention du lecteur, face à un ouvrage, est liée à sa propre trajectoire. En d’autres termes, selon ce que je veux savoir je vais me créer des grilles de lecture, bref des « lunettes ». Le problème posé par certains ouvrages c’est d’abord l’accord de leur propos avec nos propres idées. Facebook et d’autres ont bien compris que nous aimions d’abord avoir dans notre environnement tout ce qui nous est proche sur le plan des idées (la théorie du flux nous éclaire sur ce sujet). Nous avons donc une propension à aller vers les ouvrages qui nous confortent dans nos idées. Plus fine, est l’attitude qui consiste à lire des ouvrages qui sont à l’opposé de ses idées pour mieux les conforter. C’est la lecture a priori négative. Plus fin encore, nous avons une grille de lecture et d’analyse des textes qui nous permet de « mettre en procès » le document que nous lisons.
Revenons aux deux ouvrages proposés à la lecture pour envisager un autre cadre de lecture : celui du public visé. Les lecteurs, selon le mode de lectorat qu’ils mettent en oeuvre n’ont pas la même réception de telle ou telle forme de document. Si l’un des ouvrages vise une lecture scientifique, l’autre vise davantage une lecture d’acteur engagé voire de décideur. L’un vise alors à expliciter, l’autre à démontrer et convaincre. Dans les deux cas l’intention est traduite dans la forme. Est-ce pour autant que l’un est mieux que l’autre ? Non, a priori. Toutefois, on se questionnera sur la méthode en se demandant si la conviction ne s’oppose pas à l’explication. Et cette opposition pourrait se traduire par la manière d’insérer la possibilité de traçabilité des idées proposées.
Rappelons ici pour terminer, que la publication d’un livre est d’abord liée à une pratique commerciale et de diffusion bien spécifique. Internet rend possible la diffusion de ces mêmes contenus à moindre coût technique et surtout le produit peut être proposé quasiment gratuitement au lecteur. Mais le passage par l’édition papier, dont le caractère « attesté » et « vérifié » est désormais dénoncé donne encore actuellement un sentiment de solidité de la pensée. En fait le livre parce qu’il présente une unité et une continuité finie (un début et une fin) reste encore dans l’esprit de chacun de nous une « référence » que les contenus identiques mis en ligne sous forme de billets successifs n’atteignent pas de la même manière. L’importance étant la circulation des idées, le livre, à l’opposé d’Internet avec ces licences de type creative commons ou art libre, reste un frein au partage du travail intellectuel par le coût d’une part et par la gestion de la propriété intellectuelle qu’il permet d’autre part. Combien de livres non réédités sont désormais inaccessibles parce que les droits l’empêchent.
A lire et à débattre
BD
Oct 10 2014