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Les TIC et l’éducation populaire : risques et chances ?

Introduction.
Le fait numérique s’impose à tous. Que ce soit par une pratique personnelle ou par l’obligation externe, il appartient désormais au quotidien de chacun de nous. Les manières dont le fait numérique s’impose à chacun sont à l’origine de disparités importantes qui à court terme posent des problèmes de marginalisation et, à long terme, interrogent la société sur son organisation, son homogénéité, sa stabilité. Imposé par l’administration pour gérer des formalités, par le monde scolaire pour accéder aux résultats et au travail à faire, par les entreprises pour passer commande ou même travailler, l’usage du numérique n’est pas simplement un choix individuel, c’est une nouvelle obligation sociale qui s’impose, sans opposition, à l’ensemble des citoyens.
Renforçant des marginalités existantes, le fait numérique en révèle, en génère de nouvelles. Ne pas être en mesure d’utiliser de manière autonome certains outils ou services basés sur l’informatique et Internet constitue de plus en plus un handicap : de l’impossibilité d’accéder à Internet en passant par l’incompréhension de certaines actions à mener sur l’écran ou encore l’erreur de touche qui valide définitivement sans s’en apercevoir, ce sont des situations beaucoup plus courantes qu’on ne le pense et qui peuvent avoir des conséquences importantes. Si l’on parle de fait numérique c’est pour signifier que, au delà des débats sur le sens et la pertinence du développement de la science et des techniques, les objets numériques et les usages aujourd’hui dans toutes les strates de la société sont directement observables et qu’ils semblent avoir atteint un niveau de diffusion qui approche la généralisation. En cela ils sont un fait social total  tel que le définit de Marcel Mauss
L’évidence du fait numérique ne doit pas faire oublier qu’il est multiforme et que plusieurs « manières de faire » se développent en parallèle et peuvent rapidement déstabiliser telle ou telle catégorie de personnes, de citoyens. Du monde de l’entreprise avec ses règles et ses logiciels spécifiques, au grand public face aux réseaux sociaux ou aux moteurs de recherche, ou encore aux monde scolaire avec ses environnements numériques de travail qui s’implantent progressivement, l’usager est confronté à des pratiques de plus en plus nombreuses et pour lesquels il doit bien souvent effectuer des apprentissages nouveaux et parfois contradictoires. La place prise par les mouvements d’éducation populaire dans la société est d’une importance telle que l’émergence d’un risque nouveau, celui posé par le fait numérique, par les TIC, ne peut leur être étranger. Et pourtant la frilosité de certains mouvements à s’engager dans des actions dans ce domaine, les choix d’autres autour de telle ou telle technologie, tel ou tel système d’exploitation, révèlent que s’effectuent dans ces mouvement des prises de position par rapport aux TIC et ainsi qu’ils tentent de se situer et de situer leur action sur cet échiquier en perpétuel mouvement.
Nous voulons dans ce texte d’envoi de cette Biennale questionner le bien fondé des actions, des projets menés par des acteurs divers (dont certains ont émergé dans la suite de ces outils) dans ce champ en regard des enjeux plus globaux dans lesquels s’inscrivent leurs projets aussi bien dans le domaine des TIC et plus généralement de l’éducation populaire. En d’autres termes, l’éducation populaire peut-elle encore tenir la même place, mener les mêmes actions dans ce contexte de numérisation globale
1ère partie – L’effritement des fondations de l’éducation populaire, des observations.

Nicolas de Condorcet est l’auteur d’ouvrages  et de discours sur l’éducation et l’instruction publique dont les plus importants ont été rédigés dans les trois premières années de la révolution française. Dans la suite des travaux des philosophes des lumières qui mettaient la rationalité à la base de toute pensée, de toute action, de toute science, Condorcet pose les fondements de ce qui deviendra l’école pour tous, mais il pose aussi les bases d’une réflexion qui sera reprise en particulier à la fin du XXè siècle sur la formation tout au long de la vie. Certains considèrent ses propos non seulement comme fondateurs de l’école moderne mais aussi comme à la base de l’éducation populaire. Car l’origine de la pensée de Condorcet c’est le souci que chacun des membres d’une société puisse y participer en accédant au savoir, à la culture, et ainsi en devenant un citoyen éclairé et émancipé.
L’éducation populaire qui donc prend ses racines d’abord dans la pensée de Condorcet s’appuie, pour réaliser l’émancipation de toute la population sur trois -piliers :
•    L’accès de tous aux savoirs
•    Le développement de la citoyenneté
•    l’importance accordée au non scolaire et au non formel
Ajouté à ces éléments fondateurs de l’éducation populaire, Condorcet mettait en avant le rôle de l’école d’une part, de l’éducation tout au long de la vie d’autre part. L’école est première pour lui car seule garante d’un accès dès l’enfance à ces démarches. L’éducation tout au long de la vie est considérée par Condorcet comme la continuation logique de l’effort initial, mais aussi comme une nécessité citoyenne face au développement des sciences et des techniques. La modernité de son propos ne peut nous échapper aujourd’hui. Pourtant on constate un risque d’effritement de la position de l’éducation populaire et les TIC y contribuent de manière nouvelle en ce moment. N’y a-t-il pas de nouvelles voies pour accéder au savoir, à l’éducation via les réseaux comme Internet avec ses multiples possibilités accessibles de n’importe où ?
La massification scolaire démarrée au début des années 1960 a refondé les bases d’une domination du scolaire sur l’ensemble de la société. Passer par l’école est le seul moyen pour progresser dans la société. Sans parvenir à obtenir l’exclusivité de l’action éducative, les institutions d’états ont largement renforcé leur emprise sur les apprentissages ou au moins ont essayé. Le slogan « l’école doit être son propre recours » s’il se voulait adressé aux officines privées qui faisaient commerce d’un complément à l’école a aussi touché les associations d’éducation populaires. La mise en place de dispositifs comme l’accompagnement éducatif sont révélateurs de cette évolution. Ils ont tenté d’imposer le pilotage de l’ensemble du processus scolaire et parascolaire par les instances académiques de l’éducation.
Le développement des TIC dont on peut dater la généralisation dans le grand public au début des années 2000 en France a suscité un engouement impressionnant auprès des jeunes. Ils sont les moteurs des équipements familiaux d’abord et personnels ensuite. L’image sociale de modernité mais aussi de conformité liée à la possession puis à l’utilisation des TIC ont renforcé, même dans des foyers à revenus modestes la quête d’équipement. Les usages associés à ces appareils sont aussi bien centrés sur l’accès au savoir que sur le loisir mais ils sont surtout centrés sur la sociabilité. Maîtriser les TIC est pour les jeunes un signe d’intégration sociale, de construction identitaire .
L’appropriation par les pairs, qui est le premier mode de développement des compétences TIC par les jeunes a rapidement inversé plusieurs schémas bien établis :

  •  la maîtrise familiale des techniques a vu l’ordre traditionnel s’inverser : elle est passée des parents aux enfants. L’inversion générationnelle perceptible peut être considérée équivalent à celui des enfants de migrants qui accèdent à la langue du pays d’accueil alors que les parents ne la maîtrisent pas. Les enfants deviennent presque des médiateurs pour leurs parents. Ainsi en est-il des TIC dans de nombreux foyers.
  • La dynamique sociale et collective des jeunes autour de l’ordinateur est génératrice de compétences nouvelles. Pour apprendre à utiliser ces outils, les amis, les relations en sont, bien avant l’école, les acteurs principaux. Le monde scolaire est resté pendant les années 1980 – 1990 assez éloigné de cette préoccupation du fait de sa difficulté propre à aborder les technologies. Le monde de l’éducation populaire, de son coté, s’est trouvé bousculé par une problématique dans laquelle la légitimité de son action (en particulier en lien avec la scolarisation) est faible, il se trouve concurrencé. D’une part le monde scolaire est réticent au développement des TIC, d’autre part l’éducation populaire, si elle se situe en complément à la scolarité n’a pas de véritable raison de s’en emparer. Sauf à estimer, comme certains l’ont fait, mais de manière isolée, que les pratiques des jeunes, même non validées par le parcours scolaire, sont importantes pour l’action éducative de manière générale.
  • Au sein des espaces publics d’accès aux TIC pour les jeunes, on découvre rapidement une volonté d’autonomie, d’autonomisation des usagers. L’usage des TIC semble en opposition avec des formes figées, que ce soit celles de l’école ou celle des associations qui cherchent à encadrer le périscolaire et le loisir. Cette forte dynamique d’autonomisation observable avec les TIC renverse aussi les modèles organisationnels, structurels en place. Le grand frère cède sa place au petit frère, l’animateur multimédia est davantage un accompagnateur qu’un transmetteur.  En d’autres termes, les TIC nous imposent de repenser l’organisation de nos actions, en particulier en utilisant les ressources TIC elles-mêmes pour nos actions, mais en sommes nous capables

2è partie – Le sens de l’action face à ces nouveaux besoins

Le risque des organisations et des institutions en place est d’être tenté de projeter sur les nouveaux environnements les pratiques anciennes. Cette observation n’est pas nouvelle mais prend une force d’autant plus grande que les TIC actuelles bousculent beaucoup plus la vie quotidienne que les précédentes comme le téléphone filaire ou la télévision.
Ce risque est d’autant plus présent que les objets techniques nouveaux au sein de ces environnements font peurs aux cadres de ces organisations qui eux-mêmes peuvent ne pas les maîtriser personnellement tant sur un plan technique qu’intellectuel. Nombre de responsables d’institutions et d’organisations, du fait de leur âge et de leur éloignement des publics ainsi que, parfois, de parti pris opposé aux techniques nouvelles ont laissé ces préoccupations au second rang de leurs priorités.
Les associations d’éducations populaires, confrontées au déferlement numérique peuvent être d’abord tentés par la normalisation des usages. En d’autres termes, encadrer les formes d’usage pour tenter de les orienter vers des pratiques acceptables socialement est une tentation forte. Cette tentation est d’autant plus grande que le sentiment de perdre le contrôle est ressenti au travers d’une incompréhension ou une surprise devant l’attitude des jeunes face à ces nouveaux outils.  Surtout que « l’adversaire » est avant tout une puissance industrielle et économique qui n’a pas de limite à ses ambitions, il est tentant de s’opposer au nom même des fondements du projet des associations.
La révolution numérique est aussi une révolution liée à des modèles économiques et politiques de type libéral-libertaire (mouvement Underground des années 60 aux USA entre autres). L’histoire d’un pays comme la France à tradition jacobine et centralisatrice s’oppose en quelque sorte à ce modèle libéral très anglo-saxon. Mais intuitivement, empiriquement, chacun y a trouvé son compte. L’état central car il dispose d’un nouvel outil au service de sa mainmise sur la société. L’individu car il trouve dans ce réseau un nouvel espace de liberté et d’échange jamais connu, sorte de libération du carcan du livre et de l’écrit papier. Même si les tentations centralisatrices et normalisatrices des détenteurs du pouvoir sont à l’œuvre, la dynamique de liberté contenue potentiellement dans les TIC a réussi à remplir l’imaginaire de nombreux jeunes. En France, mais aussi dans de nombreux pays beaucoup moins riches, cette évolution a des effets importants.
La dimension politique ne peut être ignorée, ou mise de coté. Les modèles d’organisation précédents qui sont encore en place, n’ont pas encore connu les effets de ces nouvelles pratiques. Les utopies des premiers temps, démocratie directe, mutualisation spontanée ont vite cédé la place à des réalités dans lesquelles l’individualisme a pris partiellement la place d’un sens collectif et citoyen. Faire un conseil municipal en direct sur Internet ne change pas l’exercice ni dans la forme ni sur le fond, la participation des citoyens n’y trouve pas une nouvelle place. Face à des modèles traditionnels autour d’un Etat centralisateur et d’un système scolaire englobant, laissant à la marge les espaces de liberté laissés aux temps de loisirs chers à Joffre Dumazedier , l’éducation populaire est passée partiellement d’un rôle d’étayage (issu de la reconstruction des trente glorieuses , ce modèle préconisait d’accompagner l’école dans son rôle pour la reconstruction et l’émancipation) à un rôle de rattrapage des dégâts du modèle économique dominateur (la demande sociale née de la montée d’un chômage structurel de masse, ainsi que la marginalisation d’une partie de la population est un effet direct du libéralisme économique bien connu en Angleterre à l’époque du Thatchérisme). Les TIC sont un symbole contemporain de ce modèle même si elles n’en sont pas directement le bras armé. Promues par des entreprises aux chiffres d’affaires mirobolant et des politiques soucieuses d’accompagner le progrès technique, y voyant un enjeu économique, les TIC sont la parfaite illustration d’une libéralisation économique dont l’éclatement de la bulle Internet en 2001 a été l’un des révélateurs.  Or les TIC rendent en même temps possible un affranchissement de toutes les structures en place : affranchissement de l’école, des structures d’éducation populaire, etc… Mais rendre possible ne signifie pas rendre caduc. Rendre possible, oui, mais à quel prix ?
L’amplification du potentiel d’information et de communication à rendu poreuses les frontières traditionnelles des institutions : le système scolaire sort de ses murs, l’individu accède sans médiateur à des sources insoupçonnées, la communication directe au sein des organisations remplace la voix hiérarchique etc… De plus le formidable essor de ces moyens techniques a mis devant chacun de nous, et en particulier les jeunes une quantité extraordinairement importante d’informations de toutes sortes, de tous niveaux et cela sans intermédiaire. Face à l’écran, l’individu se trouve en présence de contenus dont peu de choses lui indiquent formellement la valeur, contrairement aux supports traditionnels écrits. Le contournement des « médiateurs sociaux »  traditionnels s’est amplifié provoquant des rencontres d’une grande « sauvagerie ». La rencontre avec des contenus d’information se fait sans aucune préparation de celui qui reçoit, parfois surpris même par l’irruption de contenus non désirés dans son espace de travail, fenêtre pop-up etc… On pourrait utiliser ici une métaphore : jusqu’à présent les chemins étaient tracés, désormais, il faut fabriquer les chemins. Face à l’information brute, l’usager doit développer de nouvelles compétences qui étaient jusque là l’apanage des médiateurs sociaux. Comme dans la jungle, les humains doivent composer avec les autres acteurs de la société et se construire tout en construisant la société. La possibilité pour toute organisation d’imposer des chemins à suivre est de plus en plus réduite. La nécessité qui émerge est double, rendre possible pour chacun la construction des chemins en accompagnant cette démarche et développer pour chacun la capacité à s’autonomiser dans ces espaces. Il est possible que nos propositions d’éducation populaire trouvent de moins en moins d’écho auprès des jeunes, mais aussi des adultes si elles restent ancrées sur des modèles éducatifs du monde d’avant le numérique.
3ème partie – Vers la disparition des TIC, une question éducative
La banalisation des objets techniques est un des enjeux du développement actuel des TIC. Pour les concepteurs de ces objets comme pour les utilisateurs, plus ils seront ordinaires, plus ils seront achetés et plus ils seront adoptés. Quand on parle des recherches en ergonomie, d’interface ou d’utilisablité, on parle de recherches qui veulent avant tout à faire disparaître les objets techniques aux yeux des usagers, on cherche à rendre les TIC transparentes.
Cette transparence est un processus qui vise à éloigner l’utilisateur des réelles « manipulations techniques » sous jacentes à l’activité technique qu’ils mènent : en d’autres terme quand j’utilise un ordinateur ou un automate bancaire, je ne dois pas me questionner sur l’objet mais sur l’action, l’objet technique doit disparaître. Même si au cours de cette action il se passe un grand nombre d’opérations, celles-ci doivent être invisibles à l’utilisateur. On peut s’en rendre compte en observant des usagers face à des automates bancaires ou de billets de train qui ne répondent pas selon eux aux commandes qu’ils entrent. La machine perd alors de sa transparence et déstabilise l’usager. Bruno Latour  évoque d’ailleurs le fait que les objets techniques n’existent désormais que lors de leurs dysfonctionnements, mais plus du tout lors de leur fonctionnement ordinaire. Cette évolution rend de plus en plus difficile la tâche éducative : comment aborder les usages, leur compréhension, leur apprentissage si une partie des contraintes d’usage sont très difficilement perceptibles par l’usager ? L’illectronisme  ne réside pas uniquement dans la non maîtrise technique, mais aussi dans l’incompréhension des mécanismes sous jacents mis en place par les concepteurs. Cette incompréhension peut amener à des erreurs de comportement, voire des fautes, comme le montrent les différents cas de condamnation de personne ayant écrit des propos sur des réseaux sociaux dont ils ignoraient la diffusion automatique.
La dépendance technologique n’est pas nouvelle elle s’est accentuée avec le développement des TIC. Le téléphone portable illustre parfaitement cela. Il est intéressant d’observer que dans le monde scolaire, par exemple, on s’intéresse beaucoup aux usages de l’informatique mais que l’on essaie d’exclure les usages du téléphone et bientôt des smartphones. Or ces outils sont les plus utilisés par les jeunes et en dehors de tout accompagnement éducatif. Même s’il y a convergence et intégration, un smartphone est aujourd’hui l’équivalent d’un ordinateur de bureau ou portable, il y a encore séparation des deux mondes. Or le téléphone portable, parce qu’il est une sorte d’extension de soi, est bien plus porteur de transformations intimes et donc de dépendances.
L’un des enjeux de l’éducation populaire, au delà des trois axes initiaux énoncés plus haut est l’émancipation, la libération en quelque sorte. A l’instar de la volonté de Condorcet qui voulait libérer le peuple de l’ignorance, il faut reposer actuellement la question. N’y a-t-il pas une volonté, peut-être pas clairement intentionnelle, de créer une dépendance nouvelle, une ignorance nouvelle qui sera celle de tous ceux qui n’auront pas les repères sur cet univers numérique ? La subtilité de l’évolution actuelle (sur un plan commercial et culturel) tient au fait que posséder la machine est suffisamment séduisant pour aveugler l’usager. Exister c’est avoir l’objet ! Cela permet à des pouvoirs peu scrupuleux de cacher les enjeux réels de l’usage et ainsi de tenter de manipuler des populations. Ne sommes nous pas appelés à repenser les objets, les activités, les modes d’actions de nos association si nous voulons participer de ce projet d’émancipation et/ou de résistance, au risque, si nous ne le faisons pas de passer auprès des jeunes pour complices de ces nouvelles dépendances.

En synthèse de ces observations, quelques questions pour l’avenir
Si nous reprenons les trois fondements de l’éducation populaire et que nous les interrogeons au prisme de l’évolution du numérique dans la société, nous pouvons dégager quelques pistes de réflexion

1 – L’accès au savoir
L’accès à l’information, aux savoirs savants, ne préjuge en rien de leur usage. Contrairement à ce que certains médias de masse et analystes tentent de faire croire, l’usager reste potentiellement maître de ce qu’il fait de l’information mise à disposition. Toutefois certains de ces usagers sont mis dans des situations de dépendance intellectuelle qui les empêche d’accéder à ces choix. L’insuffisante maîtrise des langages, l’incompréhension des techniques sous jacentes, l’absence de repères spatio-temporels sont parmi les plus fortes causes de dépendance. La nécessité de développer les compétences permettant de passer de l’accès à l’information au savoir, en passant par la construction des connaissances personnelles suppose un travail méthodologique et culturel complexe.
Comment les associations d’éducation populaire posent la question de l’accès au savoir, à la connaissance dans un univers renouvelé dans lequel le monde scolaire perd aussi petit à petit sa légitimité dans ce domaine?
Comment les associations d’éducation populaire s’interrogent sur leur rôle auprès des adultes aussi bien pour faire face à l’inversion générationnelle que pour favoriser l’éducation tout au long de la vie dans un contexte numérique ?

2 – La citoyenneté
L’illusion démocratique créée par les premiers temps du web a été engloutie dans l’océan des données contradictoires mises à disposition. Il est de plus en plus difficile de discerner la qualité d’une information. De plus à une affirmation, même d’origine scientifique attestée, se trouve dans les instants suivants la contradiction, la contestation, même parfois non fondée. Ce qui était le propre des médias traditionnels, l’arbitrage entre les sources et la recherche des preuves s’est déplacé vers chacun des citoyens. C’est à l’usager désormais de faire le « tri », ce qui suppose un ensemble de dynamiques et de compétences jusqu’à présent négligée . Dès lors de nouvelles inégalités naissent qui génèrent des difficultés à prendre part sainement au débat public. Médias traditionnels et nouveaux médias s’interpénètrent et créent un contexte dans lequel l’exercice de la citoyenneté demande un ensemble de repères et des habiletés de plus en plus complexes. L’exemple des rumeurs qui circulent sur le net  et créent des mouvements importants  dans la rue montre la fragilité qu’instaure le développement du numérique. Par ailleurs, l’engouement de certains pour un anonymat glorifié a tendance à se développer fragilisant la force de la parole authentique. Cette fragilité peut faire le lit de toutes les idéologies contraignantes, voire dictatoriales qui alors asserviraient le web pour servir des desseins autres que ceux que nous défendons. On retrouve ici les arguments qui sont à la base du raisonnement de Nicolas de Condorcet pour développer l’instruction publique et l’éducation tout au long de la vie : éviter une forme de barbarie.
Comment les associations d’éducation populaires peuvent réinterroger leur analyse et leur conception de la citoyenneté à l’aune de ce contexte nouveau ?
Est-il possible de penser de nouvelles citoyennetés numériques qui dépasseraient le seul cadre national et qui introduirait à une nouvelle conception d’une vie citoyenne à l’échelle du monde ?

3 – Le non scolaire
Si l’éducation populaire s’est située en dehors de l’école, elle n’en jamais été éloignée, s’en sentant fondamentalement complémentaire comme en témoignent de nombreux textes comme ceux de Education et Culture chère à Joffre Dumazedier. Les TIC s’inscrivent de plus en plus comme un espace permettant une concurrence potentielle avec le système scolaire. Certains discours enthousiastes et parfois peu étayés laissent envisager des apprentissages uniquement basés sur des dispositifs totalement à distance, plus ou moins formels. En s’appuyant sur le hors scolaire, le temps libre, avec l’usage des TIC, on peut s’interroger sur la place à donner au scolaire dans nos projets. Le renforcement du potentiel du non scolaire permis par certaines fonctionnalités du numérique impose de se requestionner le lien entre scolaire et non scolaire, comme nous y incite Anne Barrère. On peut reprendre la question d’Yvan Illitch  : Faut-il déscolariser la société ? Cette utopie des années 1960 porteuse de la réflexion sur les nouvelles formes d’accès au savoir a connu un grand succès dans de nombreux pays et se retrouve d’actualité avec les TIC et Internet. Mais à l’opposé faut-il participer à la pédagogisation de la vie quotidienne à l’aide des TIC ? En d’autres termes faut-il utiliser les TIC pour forcer la porte des activités de loisir pour faire encore davantage participer chacun à la compétition scolaire qui semble avoir pris le dessus dans notre société.
Quelles pistes explorer pour nos associations si elles veulent questionner la relation entre scolaire et non scolaire. Doit-elle revenir aux fondements issus du siècle des Lumières puis de Jules Ferry  ? Peut-on analyser avec la culture du livre et de l’écrit papier le devenir du non scolaire désormais envahi par le numérique ?

4 – Progrès et esprit critique, au delà d’une incantation
La croyance au bienfait de la science et du progrès est constamment réinterrogé en ce moment, mais jamais remis explicitement en question. D’une part les politiques misent toutes sur le développement et le progrès technique et scientifique comme seul moteur de notre avenir. D’autre part de nombreuses voies s’élèvent pour questionner les effets de ce progrès sans pour autant que cela bloque réellement ces dynamiques. Cette absence d’esprit critique est à rapprocher de l’absence de réflexion suffisamment partagée sur ce qu’est justement l’esprit critique dans un monde numérique. Car il ne suffit pas de penser qu’on sait discerner la pertinence de l’information, ce que nombre d’entre nous faisons souvent, mais véritablement et constamment s’interroger sur les outils et méthodes qui sous tendent l’information et la communication.
Pour beaucoup de personnes, l’esprit critique se satisfait de la prise de distance, du discours sur l’objet à critiquer, de l’externalisation (on le montre, on le désigne sans aller plus loin, favorisant ainsi l’absence d’analyse) de l’objet critiqué. Avec le numérique, nous sommes contraints d’aller beaucoup plus loin car la liberté renvoyée à l’individu l’oblige désormais à étayer fortement ses choix, à moins de ne choisir l’esclavagisme moderne. Réinterroger notre approche et la mise en œuvre d’une éducation à l’esprit critique est une urgence compte tenu du changement de contexte. De même accepter ou non la science et la technique comme un progrès a priori doit être travaillé.
Jacques Ellul  déclarait en 1983, « nous passons d’une société permettant la réflexion à une société imposant le réflexe », il ajoutait plus loin dans son propos « dans nos sociétés techniciennes on ne peut jamais s’opposer aux techniciens et aux scientifiques, ils ont toujours raison ». Ce discours déjà ancien mérite largement d’être remis au centre de nos questionnements si nous voulons penser l’avenir de l’éducation populaire dans un contexte numérique, le discuter.

 

Notes :

1  Essai sur le don, Marcelle Mauss 1902 consultable à l’adresse : (consulté le 3 novembre2011)
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html
2  Nicolas de Condorcet, cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791, consultable (3 nov 2011) à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf
3 Anne Barrère, L’éducation buissonnière – Quand les adolescents se forment par eux-mêmes, Armand Colin, 2011, 228p.
4 Joffre Dumazedier considéré comme l’un des fondateurs de l’éducation populaire en France après la seconde guerre mondiale a été le premier chercheur à mettre en évidence le basculement d’une société du travail vers une société du temps libre et des loisirs, du fait, principalement, de la diminution du temps de travail.
5  On appelle « médiateurs sociaux » les professions qui jouent un rôle d’intermédiaire entre la population et l’information de quelque nature qu’elle soit. On peut y classer les enseignants, les journalistes, les médecins etc…
6  Bruno Latour, Cogitamus, 2010
7  Par analogie avec l’illettrisme, l’illectronisme s’applique à l’incapacité à l’usage des TIC.
8  Les travaux d’André Tricot professeur de psychologie à l’université de Toulouse sur le « besoin d’information » en sont une bonne illustration : http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/Tricot_BesoinInformation.pdf 2004, consulté le 3 novembre 2011
9 La récente affaire des manifestations de lycéens à propos d’un changement de durée des vacances scolaires en témoigne.
10  Yvan Illitch, Deschooling Society, downloaded from http://philosophy.la.psu.edu/illich/deschool/  , le 3 11 2011
11 On notera que dans ses différents discours Jules Ferry est directement inspiré par la rationalité des philosophes et des scientifiques du siècle des Lumières, XVIIIème siècle. Il s’écarte en partie de la pensée de Nicolas de Condorcet en axant son combat sur une école de la citoyenneté au service de l’ordre républicain, mais aussi du sentiment national avant même l’émancipation par le savoir.
12  On lira avec profit le livre le plus illustratif de cette question : « le bluff technologique » Jacques Ellul, Pluriel, Hachette 1983

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