La grande peur : quelle éducation aux médias ?

Print Friendly, PDF & Email

L’évolution de la population française se traduit dans les manières de voter, mais aussi dans ce qui s’exprime autour de ces votes. Les médias de toutes sortes ont bien compris l’intérêt d’abonder en direction des publics, au nom de l’indice de popularité ou mesure d’audience, car cela génère de la publicité dont des revenus, il faut bien vivre (comme dirait le Canard Enchaîné). Les deux mots qui semblent caractériser cette évolution sont: peur et insatisfaction. Malheureusement, les faits ne confirment pas ces sentiments, mais les « radios trottoir » rapportés dans les médias de flux (audiovisuels et autres) renforcent les impressions : on choisit soigneusement les personnes interrogées… et ainsi on entérine sans le dire, cette dérive populiste (qui n’est pas nouvelle dans des médias à la recherche d’audience. Ce que l’on constate plus globalement, c’est que l’individualisme a gagné les esprits. Il se traduit d’une part par des positions de plus en plus radicales et d’autre part par un manque d’analyse globale et systémique de la situation. A cela s’ajoute des discours ambiants qu’il conviendrait de décrypter

 

Ce texte remarquable de Cecile  Alduy (28 juin 2024) devrait nous ouvrir un peu les yeux…

( https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/28/a-force-de-preter-une-attention-mediatique-demesuree-a-ceux-qui-parlent-le-plus-fort-la-petite-musique-sibylline-du-rn-passe-sous-les-radars-et-s-enracine_6245101_823448.html )

 

Quelques passages, en particulier, viennent alimenter notre réflexion : »Ce qui compte, ce sont les effets et le fonctionnement de ses prises de paroles sur le débat public. […] On aurait aimé que tous les membres du gouvernement se soient désolidarisés immédiatement d’une telle profération. Que les journalistes aient fermé leur micro à cette provocation immature et délétère. Mais nous, citoyens, avons le pouvoir de bloquer cette insulte à nos valeurs. Refusons d’entrer dans ce cadrage du débat et cette langue.[…] Pendant que certains médias et acteurs politiques glosent à l’infini les provocations des uns et des autres, un bruit de fond en apparence anodin résonne en arrière-plan et s’ancre subrepticement dans les esprits comme une nouvelle norme acceptable. »  On ne peut qu’appeler à une « véritable éducation aux médias »…

Opinion et science

La déclaration récente du CSEN (https://csen-education.fr/ ) intitulée « Valeurs et objectifs du Conseil scientifique de l’Éducation nationale » est, certes, intéressante, mais elle est limitée (contrairement aux communiqués de certains laboratoires de recherche dont Techné à Poitiers ou le CREN à Nantes). Reconnaissons toutefois que le CSEN nous rappelle justement la différence entre une perception isolée d’un phénomène et l’analyse scientifique de celui-ci. Dans ce deuxième cas, c’est une forme de rigueur et de méthode qui invite à sortir des points de vue isolés, pour construire des discours fondés sur des réalités observées et analysées. De la même manière que ce que nous exprimions plus haut, cela renvoie à une approche systémique et distancée des perceptions que chacun de nous peut avoir d’une certaine réalité.

La peur et l’insatisfaction

C’est pourtant l’individu qui vote. Il vote aussi en fonction d’une part de ce qu’il ressent et d’autre part ce qu’il reçoit comme discours. S’appuyant sur la notion de biais de conformité, on s’aperçoit rapidement que le mécanisme de renforcement se met rapidement en marche dans la tête de nos concitoyens : peur d’une part, insatisfaction de l’autre. A lire et parcourir les médias chaque jour on s’aperçoit que la manière dont est construite l’information est basée sur justement des faits et des analyses centrées sur l’insatisfaction et la peur. Cette polarisation mérite d’être étudiée plus avant, car elle met de côté le quotidien réel que vit la quasi-totalité de la population. C’est l’impression qui prévaut et qui fait craindre : le citoyen peut ressentir de la peur, mais a-t-il vérifié que cela se traduit dans la réalité. Lors d’évènements comme l’embrasement des banlieues en 2005, les évènements rapportés par les médias étaient loin de représenter l’ensemble de ce qui se passait sur le territoire. Pour qui a l’expérience de ces moments agités, il faut faire la part des choses : or les médias en font des gros titres, laissant de côté le quotidien. Bruno Latour rapportait que l’on se souciait des technologies quand elles sont en pannes, alors que quand elles fonctionnent on les ignore… on peut dire de même du respect des horaires des transports…

Trois principe pour l’EMI-I

Alors l’Education aux Médias et à l’information et Internet ne peut économiser cette nécessité de prise de distance, de mise en perspective, voire d’analyse scientifiquement étayée des faits. Le fameux esprit critique devrait commencer par l’analyse de ses propres sources et manières de s’informer, elle devrait ensuite s’appuyer sur la critique de nos biais de conformité, et après elle devrait aller à la recherche d’un étayage sérieux de ce que l’on observe.

– Analyse des sources :  derrière toute information, il y a une intention, explicite ou implicite, de faire passer un sens. La fameuse objectivité, si revendiquée par les professionnels de l’information, n’existe pas tant que les propos ne sont pas situés (cf ces trois points). Que peut-on dire d’un micro trottoir, d’un sondage, d’un discours ? L’approche critique de chacune de ces pratiques (parmi d’autres) est indispensable.

– Autocritique de nos biais : chacun de nous a une histoire personnelle au travers de laquelle il s’est construit. C’est à partir de là que s’est forgée notre représentation individuelle du monde. Lorsque nous sommes devant des faits rapportés ou observés, c’est cette histoire personnelle qui remonte à la surface aussi bien dans la lecture de faits que dans notre réaction. Identifier le cadre de notre analyse personnelle est un préalable à tout travail sérieux d’étude des médias et de l’information.

– Étayage des arguments : Une fois les deux premiers points étudiés, il faut passer à la « prise de parole », affirmation de ce que l’on veut faire passer. C’est que la culture de l’étayage est indispensable. Il faut, bien sûr, une grande humilité et garder le sens de l’étonnement face à des éléments qui peuvent aller contre nos biais… Le doute, nous l’avons toujours répété, est à la base de cet étayage. Malheureusement, dans un monde d’accélération (cf. Hartmut Rosa) nous ne prenons pas le temps de ce travail. L’éducation aux médias suppose aussi l’analyse des étayages éventuels auxquels nous pouvons accéder, si tant est que les locuteurs aient un minimum d’honnêteté intellectuelle…

Construction de l’esprit critique

C’est aux premières heures de l’éducation que se construit « l’esprit critique ». La peur, l’insatisfaction sont mauvaises conseillères. A cela il faut ajouter la nécessité de (re)construire « le sens du social ». C’est-à-dire rappeler à chaque « individu » qu’il n’existe que parce que les autres aussi existent. Que c’est dans les interactions que se fonde la société. Que ces interactions nous permettent de nous construire individuellement. À condition de ne pas s’enfermer, de se replier. Or, c’est ce que nous observons en ce premier quart du XXIè siècle qui voit petit à petit (re)monter la tentation de repli sur soi… En espérant que ce ne soit pas un processus mortifère, autodestructeur…

 

A suivre et à débattre

BD

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.