Quelle science pour quelle politique du numérique… en éducation ?

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Quand les politiques disent qu’ils font appel à la science pour prendre leurs décisions, on peut s’interroger dans deux directions : d’une part la tentative d’instrumentalisation, d’autre part la recherche de reconnaissance. Le politique a intérêt à situer ses décisions dans un cadre différent de celui dont ils relèvent habituellement (le discours politico-médiatique) afin de ne pas subir trop de contestation et surtout de pouvoir s’appuyer sur d’autres pour répondre aux questions soulevées.
Vis à vis du public, la magie scientifique peut être convoquée et ainsi s’assurer le soutien le plus large, sachant que le « grand public », n’ira pas voir au-delà des arguments d’autorité la valeur des travaux scientifiques qui servent à appuyer les décisions. L’argument, « j’appuie mes décisions sur les travaux des chercheurs » est souvent un argument d’autorité. Les chercheurs, de leur côté, sont désormais, du fait de l’évolution de l’organisation des financements, à la recherche de soutiens (politiques) et de moyens (financiers). Ils ont donc besoin de trouver des ressources (financières) au-delà de leur activité statutaire. La recherche, financée par l’Etat (ou autres acteurs publics) sur projet ou financée par les acteurs économiques (entreprises, associations, fondations…), est liée à des « intentions » voir des « intérêts ». L’habileté des financeurs, privés ou publics, est d’associer leurs intérêts à ceux des laboratoires et des chercheurs (survie, financement etc.…). Ces derniers sont alors implicitement ou explicitement liés à leurs financeurs.
La reconnaissance que chacun peut souhaiter est un des moteurs de l’engagement, qu’il soit politique, professionnel, scientifique. Dans un jeu réciproque, le politique et les scientifiques ont donc un intérêt à travailler en proximité pour justement trouver cette reconnaissance. Celle-ci est un moteur étonnant et souvent dénié. Médailles, postes honorifiques, rapports, etc.… certains sont engagés dans une sorte de course à la reconnaissance personnelle. Acceptons le fait que cela soit aussi un moteur pour chacun de nous au quotidien. Mais bien évidemment les conséquences en sont bien différentes, question de milieu. Entre politiques et scientifiques la reconnaissance peut passer par la gratification réciproque mais aussi par l’opposition. L’histoire des sciences est peuplée d’exemples dont certains ont été dramatiques car ils ont simplement bloqué l’avènement de savoirs nouveaux. Car la science, comme la politique, vit des renversements parfois douloureux à défaut d’être violents.
Le livre publié récemment par Mathias Girel, « Science et territoires de l’ignorance » (éditions Quae, 2017), apporte à cette introduction un ensemble d’éléments d’explicitations qui devraient être au coeur du travail de tout scientifique, quelque soit la discipline. Il devrait aussi être lu par les politiques soucieux de s’appuyer sur la science pour prendre leurs décisions. En effet, abordant successivement l’ignorance, ses formes et des dynamiques, la question de l’indiscernable et enfin la question des logiques conspirationnises, Mathieu Girel nous invite aussi à penser comment peut exister « l’agnotologie » dans notre société actuelle. Rappelons ici que « l’agnotologie » est souvent désignée comme la science de l’ignorance (production culturelle de l’ignorance selon Proctor 1992, cité par M Girel), mais nous préférons parler de « science du questionnement ou du doute » par référence à cette autre désignation qu’est « l’agnostique » (qui doute en termes de croyance religieuse).
La lecture de ce livre rejoint nos questionnements (B Devauchelle, comment le numérique transformes les lieux de savoirs, FYP, 2012) sur l’ignorance, dans une de ces dimensions : nous, humains, sommes condamnés à l’ignorance davantage qu’aux connaissances, tant la masse de savoirs est importante et croissante. Les ethnologues et les anthropologues ont mis en évidence cette rupture dans les groupes humains lorsque le savoir du groupe ne peut plus être le savoir de chacun et qu’il faut donc le partager, le segmenter. Mais accepter notre ignorance est une difficulté, surtout lorsque l’on est un personnage politique public, on se doit d’affirmer pour rassurer, mais aussi lorsque l’on est scientifique et que l’on doit reconnaître ses limites. Les dérives liées à cette question de l’acceptation de l’ignorance sont bien démontrées par Mathias Girel, en particulier dans son troisième chapitre qui abord la question des conspirations et des complots.
Le travail rigoureux et systématique de l’auteur l’amène en fin d’ouvrage à exprimer ceci :
« Si les conflits d’intérêt sont un type de pression possible sur l’expertise et sur la recherche, ils ne sont pas le seul exemple. Brown, par exemple, voit dans le recours des gouvernements au « modèle linéaire » – dans le cadre duquel les décisions politiques découleraient naturellement de conclusions scientifiques – un puissant vecteur d’instrumentalisation de la science et de montée du soupçon. (p.133, Mathias Girel). »
Au moment où le ministre de l’Education, à l’instar de l’un de ces prédécesseur (G de Robien entre autres) déclare s’appuyer sur la recherche, il serait bon qu’il lise cet ouvrage. Il pourrait aussi inviter ses « appuis » scientifiques à en faire autant. André Tricot et Franck Amadieu (Apprendre avec le numérique : Mythes et réalités, Retz 2014) nous ont pourtant, à propos du numérique, proposé un chemin. Il ne s’agit pas, pour eux, de dire le bien ou le mal, mais de dire le questionnement. Notre tropisme naturel est bien sûr d’aller vers ce qui rassure (ce qui est sûr ?), et de tels propos sont rapidement réduits à des prises de position. En ce qui concerne le numérique et l’éducation, il en va de même, mais la surexposition médiatique du domaine rend encore plus difficile le fameux « discernement » cher au ministre… et énoncé à plusieurs reprises au cours des six premiers mois de sa prise de fonction.
Si l’on veut éduquer dans un monde numérique, il faut faire preuve d’une grande humilité et accepter ses ignorances. Accepter aussi ses limites, personnelles et collectives. Chacun tente de tirer la couverture à soi et surtout à traduire ses intentions en actes. Le marché du numérique à l’échelle mondiale est au moins aussi puissant que le marché de l’énergie ou celui des produits chimiques ou d’autres. Il s’y produit, comme l’a bien montré Proctor à propos du climat, des manipulations d’information, de connaissances et même de savoir. Gageons que chacun de nous, des pro aux anti numérique éducatif, nous saurons être dans une dynamique agnotologique et non pas dans une affirmation péremptoire, afin d’en permettre une réelle prise en compte au quotidien dans les Ecoles…
A suivre et à débattre
BD

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