Veille et analyse, partage, approche critique

Ils sont tous nuls !

A lire certains propos, parfois un peu rapides, les jeunes seraient nuls dans le domaine de l’informatique et dans le numérique. Ces propos sont souvent accompagnés de cet argument : « il ne faut pas croire que les jeunes maîtrisent le numérique parce qu’ils sont nés avec ». La conséquence logique est donc qu’il faut leur enseigner « les bonnes manières » et « les connaissances vraies » qui sont seules capables de leur garantir la véritable maîtrise du numérique. On ajoute à cela, dans l’argumentaire employé, que si l’on ne fait pas cet enseignement (qui serait obligatoire de préférence) on va approfondir les inégalités face aux usages du numérique et donc les inégalités sociales. Le propos est fort, l’ambition non moins. Cet argumentaire est d’autant plus fort qu’il est employé depuis longtemps pour justifier les différentes disciplines d’enseignement (anciennes et nouvelles) et plus globalement le système scolaire et même l’école. Certains savent donc ce qui est bon pour les autres et entendent bien le leur imposer. On le sait l’invention de l’école a cette coloration, jadis religieuse, puis citoyenne et républicaine. Il suffit de voir le nombre de fois où l’on demande à l’école de traiter tel ou tel problème social ou autre pour comprendre qu’elle est le bras armé des adultes envers la jeunesse, le bras armé de la raison des anciens par rapport à l’impulsivité, l’ignorance de la jeunesse. Les différentes conceptions de l’enfant traduites par l’idée d’une pâte à modeler, ou encore d’un adulte miniature, sont porteuses de cette idée qu’il faut imposer aux jeunes, même si c’est de manière douce, le monde et la forme d’organisation des adultes tout en espérant qu’elle leur permettra d’éviter les dérives de ce monde adulte.
Ce besoin de renforcer la mainmise du monde adulte sur le numérique à plusieurs origines. En premier lieu, le sentiment d’insécurité du monde adulte face au numérique amplifié par une certaine ignorance. Ensuite la prise de conscience d’une généralisation presque inattendue dans sa vitesse (à peine quinze années) et dans son ampleur (2/3 de la population de la planète désormais concernée par le téléphone portable). A cela s’ajoute une sorte de sentiment d’impératif paradoxal envers l’équipement des jeunes qui est voulu et craint en même temps par les adultes : ils imposent l’informatique à la maison et dans la poche des enfants et en même temps se demandent ce qu’ils en font et comment leur donner les « bonnes manières ». Evidemment inviter l’école à s’en emparer n’est que la suite logique… de ces inquiétudes dans les familles. Pour rejoindre notre analyse du premier paragraphe, les adultes, en permettant le développement du numérique, se sentent débordés par les « manières de faire » des jeunes. Ils préconisent donc de considérer que celles-ci ne sont pas bonnes, suffisantes, réelles et donc d’imposer celles qui conviennent au travers de préconisations, réglementations et autres référentiels. On ajoute la question de l’influence des médias et on renforce l’éducation aux médias et à l’information.
L’étude des comportements des jeunes montre pourtant un paysage beaucoup plus nuancé. Cela impose donc de réfléchir à ce que les adultes veulent imposer aux jeunes, pourquoi, comment, une fois que l’on a décrit le paysage des jeunes. Ce paysage est de fait très contrasté et les écarts de maîtrise de l’environnement numérique quotidien de chacun sont très importants. Mais ce qui est essentiel c’est que lorsqu’un jeune souhaite développer ses compétences, il recourt d’abord à ses pairs avant d’aller voir du côté des adultes et des éducateurs. Si besoin le jeune ira à la recherche en ligne pour compléter son information puis ses connaissances. Deux mécanismes clés sont à l’œuvre : l’entraide (coopération, collaboration, solidarité) et l’autoformation (pris au sens large incluant l’expérientiel, entre autres). Le formalisme scolaire qui propose lui son chemin propre n’est pas rejeté, mais il côtoie avec plus ou moins d’effet le chemin de connaissances que construit le jeune. Plus que le formalisme scolaire, la méfiance des jeunes à l’égard de l’école tient surtout à la forme essentielle de celle-ci qui repose sur le travail individuel et le suivi rigoureux des consignes des adultes. Il y a une tension entre deux manières de s’approprier un environnement nouveau : d’une part une forme sociale d’autre part une forme scolaire. Or ce qui change le plus vite, en ce moment, c’est la forme sociale. Y a-t-il un fossé entre les deux mondes ? Non, ou tout du moins pas encore, car le poids de l’école dans l’insertion sociale est tel qu’il impose son modèle comme point de passage obligé.
Ce que l’on peut analyser pour le numérique n’est pas identique pour tous les savoirs enseignés à l’école. Tous ne sont pas directement en lien avec des pratiques sociales. Le renversement de l’enseignement des langues au début du XXIè siècle avec le CECRL est une illustration de la tentative de réconciliation. De même le B2i allait aussi dans ce sens. On a aussi vu du côté de l’expérimentation scientifique le besoin de faire du lien à l’envers (l’école précédent le social) au travers d’initiatives comme « la main à la pâte », « les Savanturiers » et autres « jeunes chercheurs »… Nombre de ces idées et réflexions ne sont pas nouvelles, mais elles prennent actuellement une importance nouvelle du fait de la recomposition du paysage social sous l’influence du développement de la place de l’information communication dans les sociétés actuelles. Or le monde adulte est en train de s’apercevoir de cette recomposition et tente de reprendre la main.
Il ne suffit pas de fustiger l’incompétence des jeunes, de fabriquer des référentiels, de scolariser le numérique. Il faut une réflexion plus globale et systémique. Les notions de flux et de dynamique de développement sont au centre de cette réflexion. Le modèle scolaire n’est pas adapté aux différences que l’on observe, et surtout son mode de traitement des différences qui au nom parfois des principes d’égalité ne veut pas assouplir son organisation verticale et horizontale. Si nous reprenons nos deux éléments clés vus plus haut, entraide et autoformation, il est temps que le monde scolaire se demande comment les prendre en compte de manière approfondie et pas seulement en surface. Nous avons à plusieurs reprises invité à une pédagogie basée sur l’accompagnement structurant pour aller dans ce sens. Malheureusement le sens des mots n’étant pas perçu de la même manière (les représentations mentales et sociales), cette expression n’est pas comprise dans le sens dans lequel nous l’entendons. C’est pourquoi nous invitons à prolonger la réflexion en mettant l’accompagnement structurant dans une perspective de développement de l’entraide et de l’autoformation chez les jeunes.
A suivre et à débattre
BD