Le site kokoroe.fr est une start’up créée par trois femmes qui ont pour ambition de « secouer » l’offre d’enseignement (allez sur leur site pour découvrir le concept). L’approche atypique qu’elles proposent mérite qu’on y regarde de plus près, d’autant plus qu’elles ont obtenu des soutiens importants de leur initiative.
Elle s’appuient sur l’idée de rassembler des passionnés et c’est à ce titre qu’elles m’ont contacté. Autour de quelques questions elles ont donc mis en ligne mes réponses. La limite éditoriales imposées de 4000 signes est bien sûr un frein pour des gens comme moi qui sont « un peu bavards ». En tous cas l’interview est accessible ici. Merci à Elise Covilette pour cette sollicitation.
Pour aller plus loin, je vous propose la totalité de ma réponse ci-dessous. C’est un peu long, mais cela permet d’avoir des détails qu i peuvent intéresser :
-Votre blog est dédié à la veille et l’analyse TICE, pouvez-vous nous en dire plus pour nos lecteurs ?
Je suis un très ancien utilisateur des réseaux en ligne. Mes premiers essais remontent au minitel (en 1984 pour la fabrication d’un serveur) et aux systèmes de réseaux de l’époque appelé BBS (Bulletin Board System). Très rapidement j’ai participé à des échanges en ligne dans divers réseaux disponibles à l’époque où Internet n’était pas encore standardisé. La puissance d’échange permise par les réseaux, en particulier Internet et le HTML, m’a amené à développer un site Internet personnel en 1995. Ce site a été complété par une liste de diffusion qui avait pour nom « veille et analyse TICE » créée en 1997. Cette liste était un moyen d’échanger au sein d’un réseau d’enseignants intéressés par ce développement de l’informatique et d’Internet dans le milieu scolaire. Utiliser le mail était à l’époque un moyen de partager, en sécurité, des idées avec des gens clairement identifiés. Cette liste de diffusion s’arrête en 2004, au moment où j’ai créé ce blog qui aujourd’hui encore continue de vivre à côté du site initial.
En passant de la liste de diffusion au blog, j’ai souhaité partager encore davantage mes réflexions et les échanges liés à ces réflexions avec les lecteurs. Ce que j’écris sur le blog est lié à ma vie professionnelle mais aussi à des expériences personnelles. C’est pourquoi il rencontre un public assez large au sein du monde de l’éducation et au-delà. A côté de ce blog, et ce qui explique le peu de messages publiés en ce moment, je tiens une rubrique voisine dans le site : « Le Café Pédagogique ». Chaque semaine je publie un billet depuis la rentrée 1992. Cette exigence d’écriture suppose bien sûr d’avoir du matériau, mais mon activité professionnelle et une veille constante sur Internet alimentent la réflexion. A la différence du Café Pédagogique, le blog est moins directement lié au monde scolaire. Cela permet d’aller parfois dans l’univers de l’enseignement supérieur, la recherche, la formation continue, mais aussi la vie en société à l’ère du numérique.
La reconnaissance de ce blog est étonnante. Je suis surpris de voir que nombre de billets ont été repris aussi bien pour des formations que des concours professionnels (CAPES de Documentation par exemple). Sans effectuer une analyse de mon lectorat, je suis souvent étonné de voir que je suis lu aussi bien dans les salles des professeurs que dans des bureaux du ministère de l’éducation. La philosophie de mon blog est de partager mes questionnements avec ceux que cela intéresse. Je n’exerce aucune démarche publicitaire spécifique. Lors de la publication d’un billet il est automatiquement relayé sur les principaux réseaux sociaux. Mais ce qui me semble essentiel c’est que ce que j’écris amène les lecteurs à avancer dans leur réflexion. Je préfère avoir 500 lecteurs vrais que 5000 visiteurs qui ne font que cliquer pour afficher la page…
-Vous avez débuté dans l’enseignement en 1979 à Quimper, quelles sont les grandes évolutions que vous avez pu constater dans l’univers éducatif ? – Aujourd’hui, les TICE occupent-elles une place suffisante dans l’enseignement à votre sens ?
Avant d’être enseignant à Quimper, j’étais surveillant dans un établissement scolaire qui avait un studio de télévision. J’ai rapidement pu participer à cette activité et me former. Plus jeune je rêvais d’orientation professionnelle dans les médias audiovisuels… mais… Dès mon arrivée dans l’enseignement la question de la vidéo et du cinéma en milieu scolaire s’est posée comme une évidence pédagogique. En lycée professionnel, le goût des élèves pour les écrans m’était rappelé chaque jour par leurs interventions en cours. Ce goût, personnel, pour les médias et les technologies de l’information et de la communication s’est rapidement trouvé conforté par le développement de l’informatique dans les professions pour lesquelles je formais des élèves en lettres et en histoire. La rencontre inévitable s’est produite lorsque j’ai pu travailler en lien avec les enseignants des matières professionnelles qui utilisaient l’informatique, en tertiaire comme en industriel. En 1983, nous rêvions de programmation et y formions certains de nos élèves. Très rapidement cela a été abandonné au profit de l’utilisation des logiciels (en particulier bureautique). Préparer des élèves à entrer dans la vie professionnelle en 1985 c’est leur donner les moyens d’utiliser les logiciels bureautiques ainsi que quelques logiciels de type comptabilité, pour être employable.
Pour l’enseignement général nous explorions alors le langage logo, et surtout les logiciels pour l’enseignement. Des pépites d’inventivité étaient proposées, mais se heurtaient aux limites des machines : vitesse, graphisme ergonomie. Certes l’arrivée des premiers macintoshs faisait rêver, mais le prix en faisait une machine difficile d’accès. Après cette première vague en deux pôles, professionnel et enseignement, est arrivée la vague multimédia en 1990, environ.
La diffusion des CD ROM et surtout l’évolution du graphisme, de la couleur et de l’interactivité avec la machine sont à la base d’une deuxième évolution : celle du multimédia interactif. Cette période ouvre de nouveaux possibles, mais l’enseignement en reste éloigné, alors que la formation continue va commencer à s’en emparer. Le coût et l’évolution rapide des standards et des matériels va freiner l’enthousiasme d’autant plus que l’impulsion des ministères depuis 1985 commence à s’étioler et que la vague d’enthousiasme retombe. De nouveaux langages auteurs apparaissent : Hypercard sur Macintosh, Guide sur PC et d’autres come Présentation ou Toolbook voire Director de Macromédia ou Authorware par exemple. C’est en fait le début d’un changement important qui va d’abord voir émerger le concept d’hypertexte puis celui d’hypermédia et plus généralement celui de « lien ». A la base de l’interactivité informatique, le lien devient le moyen pour l’utilisateur de choisir vers où il veut s’orienter dans un espace numérique. Il peut ne plus être guidé par le concepteur mais diriger lui-même sa « navigation » dans l’espace numérique qui lui est proposé. C’est à ce moment aussi que la numérisation vidéo commence à toucher le grand public. Chacun peut désormais accéder à la conception vidéo numérique. Si la technicité requise reste forte, la démocratisation de ce champ d’activité est annonciatrice de ce qui va se produire près de vingt années plus tard avec le développement des vidéos en ligne.
C’est l’arrivée du web et du HTML entre 1993 et 1995 (en France) qui va relancer le questionnement global de la société française et de l’école pour les Technologies de l’information et de la communication. Il faudra attendre 1997, et cinq rapports parlementaires (dont ceux de Messieurs Sérusclat et Gérard qui concernent particulièrement l’école) pour que les politiques s’emparent de la question de la place que pourrait prendre le numérique dans la société et donc la manière dont l’école pourrait s’en emparer. Internet va être au centre des préoccupations des enseignants, le WEB 1.0 permet de découvrir le droit à la publication en ligne pour tous. Il ouvre aussi la possibilité d’accéder à une formidable bibliothèque. Les enseignants vont d’abord tenter de s’approprier pour eux-mêmes ce phénomène. Quand en 2000 arrive le Brevet Informatique et Internet (B2i) dans le monde scolaire, la surprise laisse rapidement la place au scepticisme : comment valider ces compétences qu’on ne maîtrise pas nous-mêmes disent la plupart des enseignants. N’est-ce pas éphémère ce brevet dont on ne comprend pas bien ce qu’il veut apporter en particulier dans le domaine de l’évaluation des compétences que l’on commence à qualifier de numérique ? Contrairement à ce qui semblait apparaître, il semble bien que l’école reste très méfiante face à ces nouveautés.
Il faudra plusieurs années et l’émergence des nouvelles pratiques symbolisées par les Réseaux sociaux numériques qui à la suite des blogs vont faire basculer dans ce qu’il est convenu d’appeler le WEB 2.0 pour qu’une nouvelle dynamique se fasse jour. Dans le même temps, entre 2004 et 2006 le monde scolaire tente de contenir d’une part les inégalités scolaires en créant le socle commun de connaissances qui inclut le B2i et il encadre les pratiques en créant les Environnements Numériques de Travail. Plutôt que de s’attaquer au coeur de l’enseignement, le ministère de l’éducation promeut un ensemble de moyens numériques qui vont « encercler » l’école et les enseignants. On ne touche pas à l’institution scolaire, on lui impose des outils numériques qui vont organiser petit à petit l’orientation, l’accompagnement, l’évaluation. Les évaluations par notes sont désormais informatisées, le cahier de texte se numérise, l’orientation s’informatise. Petit à petit les disciplines prennent la mesure de la place du numérique, en particulier celles qui sont directement concernées comme les mathématiques et la physique. Mais globalement le monde scolaire reste attentiste.
C’est la généralisation des vidéoprojecteurs, le développement des terminaux mobiles (ordinateurs portables, tablettes, smartphones), et la généralisation des environnements numériques de travail et plus largement l’acceptation du fait numérique qui vont transformer le paysage culturel de l’école. Ne pouvant faire fi, elle tente de faire face. Les politiques tentent bien maladroitement de relancer un énième plan numérique, mais sans véritable conviction. De plus ils prennent la décision de fondre le B2i dans les disciplines et d’introduire un enseignement du code. La timidité des initiatives prises fait écho aux hésitations qui sont présentes depuis le début des années 1980. On est étonné de lire en 2016 des propos étrangement proches de ceux qui se tenaient déjà en 1983. L’école est parvenue à se maintenir, telle la statue du commandeur, elle a résisté aux Don Quichottes qui rêvaient d’une révolution scolaire mais qui continuaient d’agiter leurs lances dans le vent sans parvenir à cibler leurs objectifs. Pendant ce temps les concepteurs et les marchands de ces technologies ont réussi le pari d’entrer dans toutes les poches des jeunes et dans les foyers familiaux sans rien demander à l’école, ni même rien lui proposer….
-Dans quelle mesure les TICE contribuent-elles à changer la pédagogie du professeur ?
L’observation des différentes pratiques permet de comprendre que le premier effet du numérique est l’enrichissement de la pédagogie en place. On peut l’affirmer en analysant les équipements et les usages dans les établissements. On relève désormais la domination de la vidéo projection dans les salles de cours, l’instrumentation des supports utilisés par les enseignant repris le plus souvent d’Internet et l’usage de plus en plus large des communications numériques et du mail au smartphone en passant ou non par les services grand public. Si l’on regarde les pratiques pédagogiques, on parlera de pédagogie enrichie ou augmentée.
Pour tous les enseignants qui rêvent de changer les pratiques pédagogiques et didactiques les TICE peuvent être un formidable levier mais aussi un miroir aux alouettes. Pour les enseignants qui veulent développer des pédagogies actives, les TIC apportent des ouvertures intéressantes : faire produire les élèves, développer la collaboration, recherches des informations et des sources variées, communiquer à distance, travailler en autonomie etc… Par contre nombre de situations révèlent le risque de gadgetisation. L’exemple du tableau blanc interactif (TBI) est révélateur du sous-emploi d’une fonctionnalité (l’interactivité) promise comme très pertinente mais en réalité trop complexe à mettre en œuvre. L’interactivité vendue comme avancée majeure est en réalité un gadget pour la plupart des enseignants. Seuls quelques-uns savent tirer profit au-delà de l’effet nouveauté ou du gadget. Malheureusement on confond souvent nouveauté technique et changement pédagogique. Or certains enseignants tirant profit d’une nouveauté technique sont tentés de s’offrir une vitrine en argumentant un peu vite sur le pédagogique. Or à y regarder de plus près on trouve des questions abordées il y a longtemps sans ces technologies et qui paraissent « innovantes » grâce à la technique.
Il y a aussi la possibilité de rêver à une autre école, une autre manière d’enseigner et d’apprendre qui, s’appuyant sur le potentiel des technologies permettraient une modification plus globale du système scolaire. Du coup les changements pédagogiques seraient pris dans une évolution des espaces, du temps, des interactions et des informations que les moyens technologiques rendent désormais possible. Ce serait alors l’idée de concevoir le lieu de l’apprendre (ce qu’on appelle aujourd’hui encore l’école) comme un lieu dans lequel l’enseignant et les élèves co-construisent des connaissances au sein d’un environnement qui offre avec les moyens numériques ou non des modalités d’activité beaucoup plus riches et variés.
On ne peut se suffire de changer la pédagogie des professeurs, même avec des technologies, il faut tenter de penser le monde scolaire dans son lien avec l’évolution de la société sous l’effet du développement des TIC. Or une analyse des pratiques politiques montre qu’il n’y a aucune pensée dans ce sens. Les seules initiatives pouvant penser que cela va dans ce sens est la mise en place par le ministère d’une valorisation des « bonnes pratiques » ou des « pratiques innovantes » mais en ayant toujours soin que cela s’inscrive dans un cadre qui reste acceptable pour l’institution.
-Et pour finir, avez-vous une maxime qui résume votre philosophie d’enseignant ?
Enseigner c’est partager, c’est faire passer, c’est autoriser l’apprendre de l’Autre.
Oct 28 2016