Les usages "ordinaires" du numérique sont au cœur de l’évolution des pratiques des enseignants

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A l’occasion du salon de l’éducation, la société Econocom a souhaité publier des interviews de « spécialistes » du numérique en éducation en réponse à l’interrogation du directeur exécutif de leur groupe : « Comment rendre réelle et massive, l’entrée du numérique dans nos écoles ? » . Mon interview a été publiée en ligne ici : https://www.digitalforallnow.com/bruno-devauchelle-education-usages-numeriques-enseignants/
Cependant ce texte ayant été « ajusté » pour des raisons éditoriales, j’ai souhaité publier le document dans son intégralité. En accord avec la société, voici donc le document complet (rédigé par Fleur Boure à partir d’une interview téléphonique).

Usages expérimentaux vs. usages ordinaires

Quels sont les avantages de l’utilisation des outils numériques en classe ?
Avant de répondre à cette question, il faut commencer par distinguer deux grandes catégories : les usages innovants, ou expérimentaux, et les usages ordinaires. Ces derniers sont souvent mis de côté par les média alors qu’ils sont les moteurs fondamentaux de l’évolution pour les enseignants : aujourd’hui, un grand nombre d’entre eux ont fait évoluer une partie de leur façon de travailler à l’aide des outils numériques.
Avant les outils numériques, nous étions contraints par les manuels scolaires, les systèmes de reprographie et de projection en classe. Le premier usage ordinaire que l’on peut donc citer, c’est l’amélioration des supports, qu’il s’agisse des supports visuels diffusés dans la classe, des supports papier remis aux étudiants ou des supports mis en ligne sur différents espaces de partage, internes à l’établissement ou non.
Le deuxième avantage, c’est l’enrichissement des sources d’information. L’enseignant n’est plus limité à son espace documentaire ou à celui de l’établissement. Le fait de disposer d’un espace d’information beaucoup plus large peut lui permettre, s’il le souhaite et s’il en a la capacité, de compléter les contenus de son cours.
Enfin, le troisième avantage que l’on observe dans les pratiques ordinaires et qui est beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense, c’est l’adoption par les enseignants d’une culture de la communication qui leur permet d’osciller entre les messageries électroniques, les réseaux sociaux, les environnements numériques de travail ou d’autres outils.
Après, pour les enseignants expérimentateurs, beaucoup d’autres usages se mettent en place. Les premiers ne sont pas vraiment nouveaux. Par exemple, tout ce qui relève de la correspondance scolaire et se faisait par papier, prend désormais des tours différents avec les nouveaux moyens de communication et la coopération entre classes à distance ou l’utilisation des réseaux sociaux pour enrichir l’interactivité et l’interaction, à l’intérieur de la classe ou avec des intervenants tiers. Une autre aide très forte apportée par le numérique, c’est la possibilité de faire produire des images, du texte ou des supports par les élèves.  Depuis très longtemps, les enseignants leur font faire des exposés et des recherches, avec le numérique, cela prend une dimension différente.
De temps en temps, des outils un peu particuliers émergent. En ce moment, on parle beaucoup de mind mapping (carte heuristique). Ce n’est pas particulièrement récent, mais cela prend de l’essor, d’abord chez les enseignants innovants, avant de se diffuser chez les autres.
S’affranchir de l’exposé magistral du professeur
On va encore plus loin quand on entre dans le cadre de l’enseignement assisté par ordinateur, pour le dire très frugalement. Cela peut aller du webdoc à l’application multimédia, en passant par la classe inversée ou les supports vidéo… En fait, les outils numériques permettent de s’affranchir de la situation de l’exposé effectué par le professeur.
Là où le numérique trouve ses limites, ce n’est pas tellement dans la technique – même si elle peut être limitative – mais dans l’institution elle-même.
Quand un professeur d’arts plastiques dispose d’une heure de cours par semaine au collège, il doit faire son cours sur cette heure et n’a pas la possibilité d’en regrouper plusieurs. Dans ce cas, comment peut-il mettre en place des stratégies durables pour intégrer le numérique avec, par exemple, de la recherche d’information ou du retravail d’images ? Que ce soit avec des crayons et du papier ou avec un ordinateur, pour l’approfondissement du travail, une heure, c’est insuffisant. L’organisation scolaire est presque en opposition avec certaines potentialités du numérique. Les enseignants renvoient donc au hors classe : les élèves les plus appliqués avancent en dehors des heures de cours et les autres, malheureusement, ne le font pas. C’est un des inconvénients de l’usage du numérique quand il n’est pas piloté :  certains élèves sont donc très peu autonomes dans leurs apprentissages.
Savoir Accepter l’incertitude et l’inattendu
Q – L’adoption – ou non – des outils numériques par les enseignants est-elle liée à leur âge ?
La question n’est pas celle de l’âge mais de la disposition d’esprit. Quand un enseignant est en classe avec les élèves et s’aperçoit que l’apprentissage ne se fait pas, il peut se dire que les élèves sont nuls et qu’il n’y a rien à en tirer ou comprendre qu’il faut transformer ce qu’il fait. Dans ce second cas, c’est gagné d’avance.
Il faut avoir cette double capacité à améliorer ses contenus et à s’adapter aux élèves pour faire en sorte qu’ils puissent obtenir le meilleur de soi-même. Et cela dépend du regard que l’on a sur les élèves mais aussi sur soi. Certains enseignants, en particulier ceux qui sont les plus fragiles dans leur identité personnelle, doivent se rassurer avec des règles, beaucoup d’organisation et de longues préparations. D’autres sont plus à l’aise et peuvent improviser au moment où ils sentent qu’ils en ont besoin.
« Il faut être capable d’accepter l’incertitude et l’inattendu dans la classe pour inventer des solutions adaptées… C’est comme ça que l’on porte l’innovation. »
Bien sûr, 80% à 90% des enseignants cherchent à améliorer leur enseignement. Sauf que l’on ne montre pas toutes ces petites adaptations quotidiennes. Si, dans les établissements scolaires, on valorisait ces petits pas, davantage d’enseignants intégreraient le numérique.
« On montre toujours les bonnes pratiques, mais prenons aussi parfois des petites choses en exemple. Quand un enseignant utilise une vidéo en classe alors qu’il ne l’a jamais fait auparavant, qu’il va la chercher, la prépare, la montre à ses élèves, il se met en danger et franchit un pas. »
Des résistances ancrées dans l’inconscient collectif
Q – Rencontrez-vous parfois des résistances au numérique du côté des parents d’élèves ?
Les reproches que l’on peut entendre à propos de la tablette ou de l’utilisation d’Internet sont profondément ancrés dans l’inconscient collectif. Un collègue, qui fait beaucoup de classe inversée ou dialoguée, m’a raconté qu’une étudiante est venue lui demander si, sur ses trois heures de classe, il pouvait en instaurer une où « il fait cours ». Bien sûr, il fait cours tout le temps, mais elle voulait un moment où il lui dise ce qu’il faut qu’elle sache. Cela illustre l’écart entre la représentation sociale de ce qu’est apprendre aujourd’hui et ce que l’on peut faire pour réellement apprendre.
Cette question est aussi biaisée par un autre problème, celui de l’évaluation qui est intimement lié au principe d’économie. Dans un système donné, les élèves vont essayer d’obtenir le meilleur résultat en en faisant le moins possible. C’est normal, le cerveau fonctionne comme ça. Quand un élève sait que pour réussir un examen, il vaut mieux qu’il suive un cours magistral plutôt que d’essayer d’avoir une réflexion, il va naturellement demander qu’on lui fasse un cours magistral.
Pour prolonger un peu le sujet, il est intéressant d’observer le déploiement de l’usage des smartphones dans les classes, en particulier au lycée. Pour les enseignants qui ont choisi d’autoriser leurs élèves à les utiliser en classe (avec pertinence !), savoir s’ils vont aller sur Internet ou sur Facebook n’est pas un problème pour peu que l’activité pédagogique dirige réellement leur attention. Les élèves s’empressent d’aller sur Facebook quand ils perdent le sens et l’intérêt de ce qu’ils apprennent. Autoriser l’utilisation du smartphone permet de montrer qu’il apporte autre chose que Facebook et fait retomber l’émulation qui pousse les élèves à se cacher pour aller sur Internet.
Mais, dans toutes les expérimentations qu’on a menées, en présence ou à distance, on retrouve systématiquement le cas de l’élève qui ne rentre pas dans l’apprentissage scolaire. Que ça soit avec des moyens numériques ou non, il y aura toujours des dérives : tant que le modèle de scolaire ne changera pas, il y aura toujours des élèves pour râler.
« L’innovation ne vaut que si elle est partagée par tous »
Pour surmonter ces résistances, il faut donc mettre davantage en avant les « petits pas ordinaires » ?
Il faut montrer ces usages ordinaires et les rendre acceptables dans les établissements scolaires. Un collègue, qui explore les liens du numérique avec l’enseignement des lettres au lycée, m’a dit un jour qu’il était seul dans son établissement, que les autres enseignants n’avançaient pas. C’est un exemple parmi d’autres.
L’innovation ne vaut que si elle est partagée par tous. Quand Laurence Juin a initié les premières twittclasses, elle a fait le tour du monde pour en parler et a essaimé un peu partout… Mais, au final, ça touche moins de 10% des enseignants.
« Il faut que les chefs d’établissement et le management d’académie, dans le privé comme dans le public, valorisent ces pratiques numériques. Il ne s’agit pas d’en faire des objets magiques mais de vraies évolutions. »
Former au plus près de la réalité du terrain
Quels conseils pourriez-vous donner à un chef d’établissement pour mieux accompagner le déploiement d’outils numériques ?
La formation est importante, mais attention à ce que l’on met dedans. Souvent, c’est assimilé à une journée de stage au cours de laquelle un intervenant vient dire ce qu’il faut faire. Or la formation, en particulier avec le numérique, passe aussi par la mise en action. Il y a un danger à former l’enseignant dans un lieu où le matériel est hyper performant puisque, quand il va revenir dans son établissement scolaire, il peut se dire « chez moi, ça ne marche pas ». Il faut articuler des sorties ponctuelles, pour montrer l’étendue des possibles, et une formation au plus près de la réalité du quotidien.
Le ministère de l’Education nationale apporte des supports, comme le réseau Canopé, mais il faut les utiliser au plus près du terrain. Si on veut aider un établissement à avancer, il faut une vraie stratégie d’accompagnement de proximité.
Un exemple de réussite, c’est le déploiement et l’utilisation des logiciels d’orientation, de notation ou de gestion de la vie scolaire, qui a favorisé un élan d’acculturation au numérique et la mise en place de petites stratégies d’autoformation.
« L’utilisation de logiciels de toutes sortes est entrée dans les mœurs. La dimension pédagogique du numérique reste le dernier espace un peu obscur dans lequel l’enseignant peut encore choisir ce qu’il fait. Il faut l’épauler pour qu’il soit le plus à l’aise possible sur le sujet mais, malheureusement, le monde scolaire dans sa forme actuelle n’est pas forcément adapté à ça. »
Réconcilier le « dans l’école » et le « hors l’école »
Un basculement est en train de s’opérer : d’un côté, les élèves et les enseignants sont hyper équipés ; de l’autre, les établissements ne disposent pas d’assez de moyens. Il y a un vrai problème d’accompagnement de proximité des élèves, pour les aider à développer des pratiques un peu différentes de celles qu’ils ont au quotidien, et des enseignants, qui doivent être rassurés.
« Il faut réconcilier le « dans l’école«  et le « hors l’école« , pour les élèves comme pour les enseignants. Il ne s’agit pas d’assujettir l’un à l’autre, mais de faire en sorte qu’il y ait une compréhension mutuelle. »

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