Coopération et collaboration sont dans un bateau…

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A lire la littérature grand public, on a l’impression que depuis une dizaine d’années on redécouvre les vertus du collectif sous la forme de la collaboration et de la coopération. Le développement des usages des TICE semble accompagner, voire provoquer ce mouvement. Or en éducation, on parlait jadis de travail de groupe pour les élèves et de travailler en équipe pour les enseignants. Philippe Meirieu consacrait en 1983 sa thèse au travail de groupe des élèves se référait aux travaux de Roger Cousinet et surtout évoquait l’aspect mythique de la notion de groupe. Comment se fait-il que l’on semble redécouvrir à intervalles régulier les vertus des interactions humaines ? Lev Vygotsky (dans les années 1920), à l’instar des idéologies dominantes de l’époque (prolétaires de tous pays unissez vous), et dans la suite des nombreuses analyses de la vie sociale a démontré l’importance de l’autre pour le développement personnel.
Le web 2.0, dit interactif, a introduit un renversement de perception dans la manière dont les informations circulent dans la société. Au sortir d’une longue période de médias de masse, il a apporté l’idée que tout un chacun avait son mot à dire sur ces informations. Outre que c’est oublier l’histoire de la communication, ce renversement n’en est un que dans la mesure où des fonctionnalités anciennes (forum, Usenet, mail) ont été intégrées dans des sites web plus statiques. Mais pour ceux qui connaissent les TIC depuis plus longtemps, il va de soi que ce n’est pas une nouveauté au sens premier du terme. Ce qui est nouveau c’est surtout que chacun s’est d’un seul coup senti « autorisé ». Les chats et autres forums avaient habitués certains à se « lâcher », le web 2.0 a rendu cela « ordinaire » en en faisant même une marque de fabrique.
Rendre accessible la possibilité d’interagir ne peut préjuger de la manière dont les usages vont se développer. Or ce qui est le plus spectaculaire, c’est l’usage ordinaire de l’interaction au travers des réseaux sociaux. En effet il y a d’abord la tentation, voire le besoin de la proximité. La grande majorité des usages, adultes comme jeunes, des interactions en lignes sont de nature phatique. Au delà de ces protocoles, il y a l’idée du voir/pour être vu. Dans ce contexte les échanges ont davantage une fonction d’exhibition qu’une fonction de confrontation collaboration. En d’autres termes les réseaux sociaux renforcent les groupes qui se connaissent, voire le communautarisme. Encouragés en cela par les algorithmes sous jacents, les  réseaux sociaux favorisent l’entre soi. Que ce soit dans une classe ou dans la vie courante, la tendance spontanée est de rechercher les gens qui vous ressemblent et vous renvoient une image de vous même qui correspond au mieux à celle que vous avez.
Ce qui ajoute au questionnement c’est la quête de popularité. Un échange récent avec un jeune futur commercial m’a permis de comprendre à quel point cela devenait premier par rapport à la qualité de la personne. Où plutôt une sorte de vision moderne voudrait que la qualité soit évaluée par la quantité, en particulier la quantité de suiveurs (alias followers, car le jargon anglo-américain peuple aussi tout ce discours). Ainsi donc la dynamique de collaboration serait-elle d’abord une recherche de popularité. Or c’est presque un paradoxe que de rechercher à être soi-même populaire alors qu’au sein de la pratique collaborative, c’est la fusion dans le collectif qui est la règle. Ce que chacun de nous peut observer aisément, c’est le nombre d’abonnés à son compte de réseau social. Ce qui est plus difficile à évaluer c’est la lecture de ce que l’on écrit. Ce qui est encore plus difficile, c’est d’évaluer l’influence qu’exerce ce que l’on écrit sur les lecteurs. Les médias de masse savent bien qu’il est dangereux d’aller fouiller derrière le degré d’audience. Car c’est ce degré qui permet de vendre de l’espace publicitaire. En diffusant massivement l’idée qu’il faut être populaire, les médias de masse, comme les politiques, détruisent progressivement l’idée que la qualité du message est plus importante que le nombre de visualisations (on ne parlera pas ici de lecteurs). Mais elle n’est pas « rentable ». C’est un des grands travers de la démocratie et du libéralisme que de laisser se développer cette vision du monde qui veut que la moins mauvaise des décisions est celle prise par le plus grand nombre, ou plus simplement la majorité, fut-elle absurde.
Constatant l’engouement pour la discussion en ligne, l’hypothèse d’élargissement est rapidement devenue forte : démocratie, co-construction des savoirs, intelligence collective etc…  Les zélateurs ont eu tôt fait d’imaginer des « lendemains qui chantent » avant de rapidement déchanter. Car mettre en place des moyens techniques n’a jamais préjugé des usages réels. C’est ce que rappelait récemment Philippe Meirieu lors des journées e-learning de Lyon3 à propos des moyens pour apprendre qui n’induisent pas automatiquement des apprentissages. Il ne suffit donc pas de passer du 1.0 au 2.0 pour que chacun devienne e collaboratif et interactif. Pourtant à entendre l’insistance des instances ministérielles (cf. discours du le numérique dans les futurs ESPE) sur ce volet des usages du numérique on peut s’interroger : pourquoi tant d’attente sur le collaboratif ? Au delà du mythe, il y a la simple observation des pratiques quotidiennes, dans le monde enseignant en particulier, qui sont assez peu collectives. Une des hypothèses qui est parfois émise consiste à dire que les enseignants se comportent comme une profession libérale sans en avoir les contraintes. Mais il y en a une autre qui mériterait d’être étudiée : l’enseignement est d’abord un artisanat. Pourquoi ? Non pas à cause des enseignants, mais plutôt des structures et surtout des élèves. Plus vous apprenez à connaitre vos élèves, plus vous vous apercevez qu’ils sont si différents les uns des autres qu’on ne peut agir pour tous d’une seule manière. Avec le numérique, ce caractère peut sembler disparaître derrière ces images de génération Y, X ou Z, catégorisation aisée pour éviter de regarder de trop près la réalité. En fait cela ne change rien, mais amplifie certain traits.
Insister sur le développement du collaboratif c’est tenter de prendre en compte un potentiel technique, mais surtout c’est tenter d’inverser une tendance lourde à l’individualisme qui semble poindre dans nos sociétés des dix premières années du siècle. Or cette tendance est portée par un certain nombre d’évolutions de la société contemporaine et relayée par l’incitation à certains usages du numérique, en particulier autour des réseaux sociaux. Ce paradoxe qui veut que des outils potentiellement collaboratifs développent davantage d’individualisme est un phénomène qui doit être analysé avec précision si l’on veut maintenir dans nos sociétés un sens du collectif, du commun, mais pas à l’échelle de mon territoire personnel (des copains au village, de la rue à la nation) mais à celle du monde entier, tel qu’il est perceptible à chaque instant au travers justement des nouveaux moyens de le rencontrer, avec le numérique.
A débattre
BD

1 Commentaire

3 pings

    • Isabelle sur 9 juillet 2013 à 05:36
    • Répondre

    Débattons en …
    Merci pour cette invitation et cette occasion.
    Tout à fait d’accord sur le fait que les RS renforcent l’entre soi, mais les RS, c’est la conversation, ce n’est pas le travail : on y bavarde, chacun y donne son avis, raconte son expérience … et lorsque la confiance est établie l’avis de l’un va peut-être faire évoluer les avis des autres ; les réseaux sociaux, c’est comme dans la « vraie vie » (c’est une facette de la vraie vie) mais qui n’a rien à voir avec le travail collaboratif, ne serait-ce que parce qu’on ne fabrique rien ensemble.
    Aussi pour moi il n’y a pas de paradoxe et je ne suis pas d’accord lorsque vous écrivez : les réseaux sociaux seraient potentiellement collaboratifs et pourtant ils développent davantage d’individualisme… .
    Car les réseaux sociaux sont basés sur des relations interpersonnelles et la création de groupes n’y est que secondaire et encore ce ne sont que des groupes d’interêts, des communautés d’intéret disait-on il y a une dizaine d’années … donc non, en aucune manière ils ne sont potentiellement collaboratifs.
    D’accord sur le fait que le travail de groupe (au sens qu’on lui donne à l’école) c’est du collaboratif et que, avec la pratique collaborative c’est la fusion dans le collectif qui est la règle ; alors le paradoxe est peut-être dans l’usage pédagogique qui en est fait. Le travail de groupe c’est bien pour apprendre, mais moins pour ce qui est de l’évaluation, car ce sont les compétences d’un individu et non d’une équipe, que les dispositifs évaluent. Evaluer la compétence d’un individu au travers de ses pratiques collaboratives, ce n’est pas impossible, mais c’est rudement difficile.
    Dernière remarque : si quelqu’un recherchait de la popularité dans la collaboration, je trouverais ça super ! Ce n’est pas le cas le plus courant, mais quand même la réputation d’un individu est d’autant plus grande qu’il collabore à un collectif.
    Bien cordialement

  1. […] Oui superbe initiative ce blog collectif. Pour démarrer un dimanche soir , quelques réflexions sur la collaboration…de Bruno Devauchelle: http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=1400 […]

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