Evaluer n'est pas noter

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La médiatisation de l’évaluation du travail des ministres français a été immédiatement traduite par tous les media de masse nationaux, le vendredi 4 janvier sous la forme de bulletin de note et de remise des récompences (ou des punitions). Même le rédacteur en chef du journal Charlie Hebdo s’y est laissé aller de son couplet tôt le matin. C’est le soir que le premier ministre a repris les critiques en expliquant qu’évaluer ce n’est pas noter, mais c’est suivre des progrès à partir de repères. Ce qui a été l’occasion d’un bon mot pour un journaliste :  » il mérite tout juste la moyenne ».

Réduire l’évaluation à la notation peut avoir plusieurs significations. Cependant, devant une telle unanimité de lectures, on peut envisager l’hypothèse suivante : le modèle dominant français est celui de la forme scolaire archaïque. Autrement dit l’inconscient collectif est totalement hanté par le bulletin de note et les souvenirs adjacents (remise des prix, récompences etc…). Ainsi dès l’on emploie le mot évaluer on pense noter (autrement dit situer sur une échelle par rapport à une norme). Les médias n’ont pas échappé à cet allant de soi, si révélateur de l’inconscient scolaire collectif et particulièrement partagé par ce milieu. De la note on est passé à au bulletin, autre symbole ô combien significatif et évidemment aux récompenses et punitions qui y sont liées. Autrement dit le modèle traditionnel est en place dans le discours public. Il faut pourtant entendre deux nuances importantes qui sont issues l’une du discours du premier ministre et l’autre du discours de Philippe Val. En premier lieu, comme l’a rappelé le premier ministre, le terme évaluation signifie d’abord exprimer la valeur et non pas contrôler la valeur par rapport à une norme. La confusion semble venir d’une culture de l’évaluation qui ne parvient pas à se défaire du modèle canonique. Entre un critère ou un indicateur d’évaluation et la conséquence de la mesure de cet indicateur il y a une lecture mécanique qui est proposée par les commentateurs en terme de punition récompense. Or les travaux de recherche menés depuis plus de cinquante années (rappelons ici les travaux de Didier Anzieu sur la docimologie, et plus récemment ceux de M. Antibi et ceux de M.Merle) ont démontré la très grande relativité du système de notation traditionnelle. Un rapport de l’Inspection Général de l’éducation nationale (IGEN) de juillet 2005 rappelait que les systèmes de notation ne permettaient jamais de savoir ce que les élèves ont acquis.

Ainsi il apparaît clairement que la confusion entre évaluation et note à tellement la vie dure, qu’il faudra de nombreuses années pour rendre possible une réelle distinction. Pourtant ici l’occasion est bonne de rappeler, comme Jacques Ardoino le faisait il y a de nombreuses années que la confusion entre la valeur et le contrôle est révélatrice du lien de pouvoir qui unit celui évalue et celui qui est évalué. Comme si une évaluation qui ne se réduirait pas à un contrôle de normalité (une note en l’occurence, mais d’autres formes plus sournoises existent) risquait de remettre en cause celui qui évalue… Si l’on associe pouvoir et note, alors on comprend mieux comment les médias en sont arrivés à prendre cette lecture des choses compte tenu du nouveau mode de pilotage politique proposé actuellement en France. (Pas si nouveau pourtant si on regarde de plus près du coté de la LOLF par exemple…)

Si c’est la bonne lecture alors les commentateurs, et Philippe Val en premier, ont raison. Si c’est la bonne lecture cela veut aussi dire que les initiateurs de l’évaluation n’ont rien compris à l’évaluation et qu’ils confondent évaluer et contrôler. On peut tout à fait imaginer (confère la LOLF) que les indicateurs servent à mieux coincer ceux que l’on contrôle. La pédagogie de contrat connait bien cette dérive qui consiste à fixer des objectifs impossibles à un élèves pour être sûr que l’on pourra ensuite lui montrer qu’il n’y arrive pas (c’est de la perversion… je sais… mais on le voit souvent). Mais ce même commentateurs disait aussi qu’évaluer à tout crin c’est infantiliser et déresponsabiliser, « cuculiser » précisait-il. Si l’on va de ce coté, la question mérite d’être d’autant plus posée que l’on parle des responsables d’un état.

Peut-on penser en démocratie que nos élus ne soient pas a priori responsables de ce qu’ils font, qu’ils n’en rendent pas compte à ceux dont ils tirent leur légitimité ? Or la proposition d’évaluation des ministres, parce qu’elle les a surpris, pourrait bien relever de cette approche. Si l’on veut responsabiliser les ministres ce n’est pas en leur imposant l’évaluation mais bien en l’élaborant avec eux. Or c’est là que les choses se compliquent. Si le ministre est responsable de son action, il est parfaitement capable de construire les outils de son évaluation et de les partager avec d’autres dont sa hiérarchie. S’il n’est pas capable de cette démarche et qu’il refuse de la faire ou attend qu’on la lui impose, cela signifierait qu’il est irresponsable puisqu’il n’envisage même pas de mesurer les effets de son action.

Ainsi Philippe Val a-t-il mis, indirectement, et maladroitement ou insuffisamment, le doigt sur ce qui est essentiel en ce moment (et depuis longtemps) : quel est le degré de responsabilité que revendiquent les gens qui ont « autorité » ? Il se pourrait bien que les élites soient prises à leur propre jeu ici et que l’initiateur de cette évaluation, le présisent lui-même, soit aussi obligé de répondre de cette logique. Ainsi tel est pris qui croyait prendre. A moins qu’il ne cherche déjà à désigner les responsables des échecs de ce qu’il voulait faire et avait annoncé. Sentant déjà l’échec poindre, repérer et désigner les ilots de résistance c’est pouvoir ensuite se dégager de la responsabilité.

En terme d’éducation scolaire, cela pourrait se traduire par des questionnements du genre : qui est responsable de l’échec scolaire d’un élève ? Qui est responsable de la réussite dans la vie ? Si l’on retrouve un jour ce film excellent intitulé Anthracyte (de Edouard Niermans 1980), on y retrouvera cet excellent dialogue d’un père jésuite (B Cremer) demandant à un élève de désigner lui même sa sanction par rapport à sa désobéissance.

Ainsi on pourrait imaginer à partir de tous ces exemples et celui donc très récent de cette évaluation un beau travail éducatif sur la valeur, la note, la sanction et la responsabilité. Encore faut-il que chacun de nous en ait le courage. Danilo Martucelli avait expliqué que l’on se forge par l’épreuve, on peut aussi penser qu’une épreuve qui est pensée ne peut l’être sans son évaluation, c’est alors que se construit la personne responsable.

A suivre et à débattre

Bruno Devauchelle

1 Commentaire

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  1. Les profs de Langues Vivantes se sont saisis de cette question, et par le biais des critères du CECRL (Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues) réfléchissent à ce que peut devenir une notation basée sur ce que l’élève a effectivement acquis et parvient à faire, et non sur ses failles ou limites. Du coup, la note chiffrée est logiquement remise en question au profit des lettres du CECRL (A1, A2, B1, B2…).
    Effectivement on touche aux questions de responsabilité, notamment à celle de l’élève qui comprend beaucoup mieux en quoi il est, lui-même, le premier responsable de son apprentissage et peut voir là un élément réellement motivant.

  1. […] une compilation d’articles sur le sujet, tirés de mes archives : – Veille et Analyse TICE : Évaluer n’est pas noter – R.E.V.E.I.L. : L’évaluationnite, le malheur de l’école – BBC : Schools are now ‘exam […]

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