Parole de numéricien…

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La parution du livre de Milad Doueihi, la grande conversion numérique, (trad Paul Chemla, Seuil la libraire du XXIè siècle, Paris 2008), mérite, à mon avis, cette fiche de lecture.
Comment ne pas conseiller la lecture de cet ouvrage à toute personne un tant soit peu concernée par les enjeux culturels politiques et sociaux du développement des technologies de l’information et de la communication dans nos sociétés. L’auteur n’est pas un professionnel du domaine c’est un historien de l’Occident moderne ce qui peut surprendre. Il revendique dans cet essai le titre de « numéricien » et se défend d’être un technicien ou un enthousiaste. En fait le choix de ce néologisme n’est pas innocent car il veut signifier l’importance culturelle (cf la littéracie) de cette évolution. De plus, apr ce terme, il conforte notre questionnement sur la culture numérique émergente et renforce notre interrogation sur la numéritie (numéricie ?).
Je vous propose d’explorer plusieurs thématiques clés qui sont abordées dans cet ouvrage :
– La dimension religieuse du passage de l’analogique au numérique, il s’agit d’une conversion. La métaphore religieuse va plus loin dans la mesure où la dimension universelle semble être au coeur du débat sur le mode civilisateur en train d’émerger et pas seulement sur le mode de civilisation. En appelant volontiers à Jacques Ellul au début de son ouvrage, l’auteur écrit « c’est ainsi qu’émerge une nouvelle civilité qui organise la gestion de la présence et de la représentation numériques de l’individu en fonction de la réaliyté technologique, voire du « réalisme technologique ». Au rang des éléments discursifs en cours d’évolution, de conversion pourrait-on dire, on trouve la question de la culture de l’imprimé, celle de l’identité, celle de la vie privée, celle de la sécurité, de la confiance et celle de l’archive. Ce qui est frappant dans l’analyse de M Doueihi c’est le fait que ces évolutions se font, selon lui, dans une autonomie, voire un rejet très importante des précédentes. Ainsi constate-t-il que la culture de l’imprimé ne sert pas de matrice aux nouveaux usagers jeunes, alors qu’elle sert souvent de cadre d’analyse du monde adulte. De plus il met en évidence la nécessaire défiance envers le discours des technologues et les pratiques sous jacentes. Ordonner et subjuguer sont des piliers sur lesquels se développent les discours des spécialistes et professionnels du domaine, à l’instar de leader charismatiques utilisant souvent ces méthodes pour mener les foules.
– Dans un chapitre consacré à la fracture numérique et à la compétence numérique, l’auteur écrit « Fondamentalement du point de vue qui est le nôtre dans cet essai, la culture numérique est faite de modes de communication et d’échange d’information qui déplacent, redéfinissent et remodèlent le savoir dans des formes et formats nouveaux, et de méthodes pour l’acquérir et le transmettre. » La notion de compétence numérique est ici comprise dans la définition juridique de la compétence qui suppose le passage à un savoir lire, un savoir faire nouveau, autrement dit à un basculement global. L’opposition entre l’imprimé et le numérique est dès le début de l’ouvrage au coeur de l’analyse. Mais l’originalité est ici de ne pas les mettre en concurrence ou en continuité mais en différence. Autrement dit la nouveauté du lire et de l’écrire numérique ne peut s’analyser avec les outils de l’imprimé. C’est la notion d’anthologie qui est au centre de cette analyse. En effet pour l’auteur un des éléments centraux de cette conversion est le processus anthologique dans lequel chaque utilisateur s’inscrit dès lors qu’il intègre les pratiques numériques. C’est aussi cette dimension anthologique faite de copie de fragments rassemblés selon la logique d’un lecteur auteur, entre autres, qui introduit le principal changement par rapport à la lecture de l’imprimé. Le parallèle avec la démarche des encyclopédistes est d’ailleurs éclairante.
– Dans un tel univers, la dimension identitaire devient centrale. Non seulement la personne pose des traces sur le réseau, mais le réseau enregistre, parfois à son insu, les traces de ses activités. Cette double construction de l’identité numérique n’est pas sans poser problème sur les nouveaux modes de relation sociale qui se construisent, parfois dans des niveaux de violence importants, qu’ils soient explicites (débats et échanges anonymes) ou implicites (surveillance, exploitation des traces personnelles).
– La cité qui se construit avec nous serait en train de passer du mode grec au mode romain. Autrement dit d’une cité, comme le montre Emile Benvéniste, qui passe du polis au civis. Ainsi le politique se trouve remplacé par le citoyen, il en est ainsi avec le développement des réseaux sociaux actuels. Du coup la relation à l’information et à la décision est à revoir. C’est pourquoi l’auteur termine son ouvrage sur la question du droit et des licences ouvertes et libres. Sans prendre position, il démonte es univers en cours de construction pour mettre en évidence la tension entre les trois axes : le deuxième, celui de Google principalement se situe entre le premier, celui propriétaire de Microsoft et celui totalement libre du monde des licences GPL et autres creatives commons. L’auteur voit dans ce développement la construction d’un nouvel ordre qui survient inexorablement du fait même de la nature des technologies qui le porte.
– La lecture de l’historien bien informé est capitale au moment où les pratiques numériques se forgent dans des positions plus arrêtées. Sans les nommer comme tels, web 2.0 et web 3.0(sémantique), car venu d’effets de discours, l’auteur nous propose dans ce brillant essai de prendre en compte le développement des réseaux sociaux et la structuration technicienne de cet univers comme cadre d’analyse. Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur la question de l’archivage. L’historien sait de quoi il parle. C’est autour de cet élément qu’est en train de se poser les questions les plus importantes pour l’avenir de la société qui se construit : comment archivons nous et que faisons nous de nos archives.
Si l’on rapporte ce dernier questionnement à chacun de nous cela revient à nous questionner sur notre travail de mémoire individuelle que nous menons chaque jour et qui se trouve désormais prolongé par cette mémoire externe, et collective qui vient nous bousculer.
Un livre essentiel à lire sans retenue…
BD

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