Empêcher les jeunes de maîtriser le numérique ?

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Débat récurrent et stérile : les jeunes maîtrisent-ils ou pas le numérique ? Tant qu’on n’a pas défini ce que l’on met derrière ce questionnement, le débat est éternel et stérile. Et c’est ce qui se passe avec ce travail de septembre 2009 publié à Namur ou encore l’enquête CEFRIO…C’est cet article qui me fait réagir aujourd’hui : http://www.ecrans.fr/Les-jeunes-ne-sont-plus-interesses,9392.html
Encore une fois, on tente de démontrer que les jeunes ne maîtrisent pas la technique informatique et qu’ils ne se consacrent qu’au jeu et à la communication. Mais on peut envisager une analyse de cette approche un peu différente. Pour amorcer cette réflexion, on peut reprendre cette interview JN Lafargue et en particulier ce passage en réponse à la question : Qu’est-ce qui est caractéristique de leur approche et leur usage du numérique ? :
« La facilité. Aux débuts de l’informatique, il y a trente ans, l’ordinateur servait presque uniquement à programmer, à fabriquer des choses. On inventait, découvrait, défrichait. Pour ma génération, l’ordinateur a été une conquête. On l’a vu arriver chez nous. Pour les étudiants d’aujourd’hui, ça existe depuis toujours. Ils baignent dedans, c’est leur univers et ils ne le remettent pas en question. La plupart ne sont pas intéressés par le fait d’utiliser l’ordinateur comme outil. Plus ça va, plus il devient un média. Moins on fabrique et plus on consomme. Et les jeunes sont essentiellement bons pour consommer et communiquer. »
Il est toujours amusant de faire un parallèle avec d’autres technologies développées antérieurement et de constater que ce même discours pourrait s’y appliquer. En fait on a un peu l’impression d’un discours de nostalgiques…, peut-être même un discours de vieillissement, regrettant le bon vieux temps. Mais l’analyse semble juste, si tant est qu’on ne regrette pas cette époque du bidouillage et que l’on observe les choses sous un autre angle, celui de la banalisation, de la stabilisation sociale d’un objet technique. Car il semble bien que ce soit ce qui est en train de se produire. Les regrets d’une situation antérieure pendant laquelle on allait voir dans le ventre de la machine ne peuvent avoir d’intérêt que si c’est pour mieux mesurer les écarts et les changements, mais pas pour préconiser un changement par retour aux habitudes antérieures, car là, rien n’est plus possible.
Que s’est-il donc passé ? A force de crier qu’il fallait apprendre l’informatique à des générations de jeunes, les industriels et les commerçants, maîtres en développement des marchés ont vite compris que les passionnés et les bidouilleurs ne seraient pas une clientèle porteuse si elle n’est pas accompagnée par un ensemble de « suiveurs ». Mais ces suiveurs, parce qu’ils ne sont pas aussi passionnés, professionnels parfois et qu’ils ont aussi d’autres préoccupations ont vite repoussé cette culture du passionné au profit de la culture de l’outil au service de, voir au profit du détournement instrumental de l’outil au service de leurs besoins. Les promoteurs du marché ont vite compris qu’il valait mieux cacher le vilain moteur informatique au profit de magnifiques interfaces intuitives et Apple leur a fourni un espace d’expérimentation essentiel. L’accessibilité s’est parée des vertus issues de l’ergonomie. Du coup les anciens, les spécialistes, les bidouilleurs et autres spécialistes de l’informatique se sont retrouvés renvoyés dans les bureaux dont ils avaient réussi à sortir avec la démocratisation de l’informatique. Pensant peut-être être devenus les maîtres de ce monde là, ils ont déchanté et toutes ces critiques envers les jeunes sont surtout des messages vers les autres adultes en les invitant à les suivre et à marginaliser les jeunes et la culture naissante basée sur les usages de proximité et non pas les pratiques d’excellence. Ainsi on peut penser que la défiance vis à vis des pratiques jeunes, en particulier celles issus du monde scolaire et universitaire sont de ce registre, celui d’une perte de maîtrise d’un objet qu’ils avaient pourtant réussi à dominer (rappelons les anciennes séries informatiques H au lycée dans les années 80) et regardons l’arrivée des nouvelles séries STI en particulier en ce moment au lycée).
En fait on est passé d’un numérique factuel à un numérique conceptuel et surtout culturel. Et comme le numérique est désormais aussi facile à utiliser qu’un livre, on retrouve la même problématique. Ce n’est pas parce qu’on enseigne la lecture et l’écriture que les élèves deviennent des grammairiens, des romanciers, etc… Certaines mauvaises langues disent même que certains enseignements ont un effet repoussoir sur les jeunes (cf. les filières scientifiques du lycée qui n’alimentent pas celles du supérieur…). La question qui se pose actuellement au monde scolaire et universitaire est que le numérique a pris une place telle dans la culture et les usages qu’il devient plus urgent de travailler cette culture que la technique qui l’a rendue possible. En d’autres termes, l’enseignement de la machine (pour faire court) est secondaire par rapport à la maîtrise des usages et la culture qui y est liée. Or comme les usages se sont de plus en plus déconnectés de la machine elle-même au profit d’abstractions (le stockage des données est en train de basculer avec le développement du nuage -le Cloud-), on voit apparaître un débat de fond sur ce qu’il convient de faire dans le monde de l’enseignement.
De plus les adultes que nous sommes ont laissé à nos enfants un terrain de jeu formidable et nous leur reprocherions de s’en emparer. Que n’étions-nous pas content de ces interfaces souris graphique au début des années 80 avec les premiers macintosh ! Que n’étions-nous pas heureux d’en finir avec les lignes de commande de MS-DOS ! Que ne sommes-nous pas béats de voir nos tous petits accéder à ce monde numérique avant même que de savoir lire et y posons même l’hypothèse d’une nouvelle attention et motivation pour l’apprentissage.
Que les jeunes maîtrisent ou pas les arcanes des machines qu’ils utilisent est désormais une question dépassée. Cette question ne concerne plus que ceux qui veulent faire profession (ainsi en est-il aussi du garagiste et de l’automobile) et c’est normal qu’eux la travaillent.
Ce qui est essentiel de maîtriser désormais ce n’est plus la machine, mais la part d’humain qui est contenu dans les dispositifs numériques qui nous entourent. En effet cette part d’humain à souvent les couleurs d’une humanité douteuse (la surveillance systématique par exemple, la perte de l’intime, l’absence de possibilité d’effacer ses données etc…). Or cette part d’humain qui au départ était relativement facile à percevoir dans la machine devient de plus en plus difficile à repérer. Et pourtant chaque machine n’est pas qu’un outil qu’on peut adapter à soi, c’est aussi une intention contenue dans la façon même dont elle se laisse utiliser. Or ce qui est le plus grave ce n’est pas que l’on ne connaisse pas la technique sous-jacente, mais que des concepteurs ont mis leur intention dans la technique dispositive elle-même de manière à rendre l’usager dépendant. En éducation comme ailleurs ces intentions pensent être lues à livre ouvert alors que le quotidien des usages et des propos sur les usages par les adultes qui travaillent dans l’enseignement nous montrent qu’on est très loin de cette conscience. La naïveté des propos de certains responsables (M Fourgous y compris) laisse rêveur sur l’ampleur de la bataille de la conscience à gagner.
Le plan numérique pour l’éducation promis saura-t-il faire une part à cette question ? On ne peut qu’en douter tant que l’on n’aura pas défini précisément les finalités des formations et des modes d’usages et d’appropriation qui seront proposés aux enseignants…
A suivre et à débattre
BD

5 Commentaires

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  1. Je pense que votre analyse historique est valide et qu’il est inévitable que les technologies tendent à plus de facilité d’usage lorsqu’elles rencontrent un public large. Ceci étant dit, avant l’arrivée d’Internet dans les foyers, l’ordinateur n’était pas un média (ou peu), c’était un outil, c’est à dire un objet capable de permettre à celui qui le manipule de réaliser d’autres objets. Cet outil a bouleversé certaines professions, comme les métiers du graphisme et de la musique, qui y ont chacun plus gagné que perdu à mon avis. Le fait que cet acquis-là se perde à présent, ou plutôt, qu’un nombre croissant de jeunes gens n’aient pas envie d’en profiter, me chagrine. Je vois des étudiants qui ne savent pas enregistrer un fichier, qui confondent système d’exploitation, navigateur web et Google (comme mon père, du reste)… Ce n’est pas très grave dans leur cas puisqu’en fait ils apprennent vite, mais que penser de ceux qui sont dans des filières où un illétrisme numérique est possible ?
    Je suis sans doute rattrapé par le syndrome du vieux con, qui a vocation à rattraper toute personne (hier j’ai écouté l’ex-punk Patrick Eudeline défendre Silvio Berlusconi quelque part par là : http://tinyurl.com/yg8q2zc !). Je suis conscient que les enjeux changent et qu’il y aura d’autres conquêtes à faire, mais en qualité d’observateur de la transition, je vois surtout ce qui est perdu. Par ailleurs, chaque fois qu’un outil d’émancipation est laissé à la discrétion des seuls techniciens autorisés et de ceux qui prennent les décisions quand à leur usage, c’est un peu de liberté perdue et ce à un moment où l’informatique a une place de plus en plus grande (typiquement : on débat de l’augmentation des caméras de surveillance mais personne ne dit que derrière ces caméras, il y a de plus en plus de logiciels – analyse faciale, analyse du comportement – ce n’est plus la même surveillance). J’ai rencontré une artiste « hackeuse » de ma génération qui me disait que sa philosophie était « don’t take the machine for granted ». J’aime bien.

    1. Votre commentaire est d’autant plus intéressant qu’il vient d’un milieu culturel qui utilise ces technologies et sait les instrumentaliser (au sens propre comme au sens figuré et sans jeu de mot). Une des questions qui me semble essentielle ici est de penser le passage de l’usage ordinaire à l’usage avancé et ce qu’il implique. Longtemps ces deux usages ont été confondus du fait que seul le mode avancé était accessible. Dès lors que la possibilité d’aller à l’usage avancé a été séparé d’un usage ordinaire, se crée un phénomène social, culturel, voire politique qui tend à empêcher l’usager ordinaire d’aller vers l’usage avancé, tout en lui faisant croire qu’il y accède. L’exemple de la programmation est illustratif de cela (utilisez vous C++ ou Scratch ou rien du tout ? par exemple). En définissant la frontière ainsi, on trouve alors les nostalgiques de l’usage avancé qui pensent que sans celui-ci on ne peut rien faire. On trouve les fous de l’usage avancé qui en font un territoire inaccessible aux autres. On trouve les passionnés qui tentent de faire le lien entre les deux pays.
      Il me semble que le développement souterrain des usages avancés est dangereux, mais qu’il est indispensable que cela se fasse. Le problème est de le rendre transparent à l’usager ordinaire sans l’encombrer d’une littérature inaccessible. Le mouvement que subit le monde médical va dans ce sens. Il est logique que celui de l’informatique y aille aussi, si l’on veut que la démocratie de surface ne se transforme en société de la délation permanente. Malheureusement il semble que la vigilance ne soit pas partagée et que la séparation usages ordinaires et usages avancés ne soit à l’origine d’une nouvelle forme de domination qui ressemble étrangement à celle qui a émerge avec le développement de l’imprimerie….
      BD

  2. J’ai une vague nostalgie personnelle de l’époque où l’ordinateur ne servait qu’à programmer, mais ce qui m’inquiète à présent ou qui m’étonne n’est pas tellement le déclin du power-user (qui baisse en proportion dans la population – en proportion mais pas forcément en nombre ou en niveau -, pour des raisons bien logiques), c’est plutôt de voir des jeunes gens qui ne parviennent pas à faire un copier-coller entre deux logiciels différents alors qu’ils ont un ordinateur dans leur chambre depuis des années et qu’ils passent des heures dessus chaque jour. Ils développent d’autres compétences (communication, sociabilité, maîtrise de son image publique) mais ils perdent peut-être un outil extraordinaire et aux champs d’application infinis puisque tout ce qui se numérise a potentiellement vocation à y être traité.
    Par ailleurs j’aime bien montrer la programmation aux étudiants – puisque je suis en art, je les fais travailler avec Processing, qui est le langage à la mode dans mon domaine et qui fonctionne de manière très immédiate et avec peu de pré-requis -, ça leur donne une idée du caractère non-mystérieux de l’ordinateur.

  3. Pour enrichir l’analyse, ne faudrait-il pas distinguer les usages domestiques ou amateurs, des usages professionnels de l’ordinateur et raisonner en termes d’enjeux ? Qu’il s’agisse de plomberie, de déménagement, de football, de cyclisme, etc on constate un écart important entre l’apprentissage des gestes et l’entraînement des amateurs et des professionnels. Dans tous les cas il y a collaboration de nombreux métiers très différents, par exemple, entre ceux qui fabriquent les outils et ceux qui les utilisent. Un bon metteur au point de moteur n’est pas le meilleur pilote et réciproquement.
    Ne faudrait-il pas faire une analyse des gestes et des compétences à maîtriser dans des familles d’usages de l’ordinateur. Par exemple, je plains le programmeur qui passe son temps à balader ses doigts sur le clavier sans pouvoir les quitter des yeux. N’est-il pas condamné aux TMS et au stress dans la compétition internationale du développement informatique ? Même en université, personne ne l’alerte sur son incompétence intrinsèque par manque d’apprentissage d’un geste simple.
    Hier soir, j’entendais un maître de conférence tenir à des retraités des propos pertinents sur les polices de caractères alors qu’il venait de produire un document qui fait apparaître qu’il n’utilise pas de styles pour le structurer et automatiser la mise en page (même sur le papier le bricolage sous-jacent saute aux yeux). Ses étudiants sont condamnés à passer plusieurs fois le temps nécessaire pour s’exprimer avec un ordinateur tout en produisant un mauvais matériau. Les retraités auxquels ils s’adressaient ont tout le loisir de s’occuper à bricoler avec leur ordinateur pour faire de belles choses périssables, sans compter leur temps.
    Ce qui est adapté à un contexte ne l’est plus à un autre. Il est essentiel de faire percevoir, notamment aux enseignants et formateurs, la diversité des situations d’usage de l’ordinateur, que les apprenants doivent aussi découvrir. Ceci permet de centrer les efforts sur ce qui est le plus utile avec une progression de l’apprentissage qui mette les apprenants sur un chemin de perfectionnement sans fin et non dans des impasses.
    Les enfants qui passent du gribouillis au dessin apprennent à tenir un crayon. Il en est de même de leur passage d’un usage ludique et spontané de l’ordinateur à un usage professionnel, y compris dans leur métier d’élève ou d’étudiant. Quelques compétences négligées peuvent avoir des impacts considérables sur la fatigue, la qualité et la productivité. Ces compétences ne sont pas éternelles mais associées au niveau technique des outils employés qui continue à évoluer rapidement, ce qui ne simplifie pas les choix.
    JYR

  4. L’article de M. Lafargue me semble original en ce sens qu’il pose la question des « digital natives » sur le plan d’une maîtrise de l’objet informatique. Vous remettez la problématique dans une perspective historique efficace. Effectivement la complexité croissante de l’outil en rend difficile la compréhension par le commun des mortels. Y a-t-il cependant eu un moment au cours de la deuxième moitié du XXe siècle où une majorité de jeunes gens se sont emparés de l’ordinateur personnel et ont entrepris de le démonter et remonter? Avec les réseaux sont venus les hackers dont je pense qu’ils nous ont rendus et qu’ils nous rendrons encore de signalés services. Mais là encore leur connaissance relève d’une approche quasi professionnelle et représente un investissement en temps qui nous tiendrait durablement éloigné de la littérature ou du jardinage, activités qui ont elles aussi leur noblesse et leur utilité. Je ne crois pas que Jean Noël Lafargue doive se considérer comme un vieux con (ne me remerciez pas, c’est tout naturel) mais son approche spécialisée et sa connaissance du sujet l’empêchent peut-être de voir qu’on ne démérite pas au XXIe siècle à ignorer le fonctionnement de l’ordinateur et les subtilités des OS. Je crois aussi que la façon intellectuellement remarquablement honnête dont il a commenté son interview sur son propre blog ( http://www.hyperbate.com/dernier/?p=10031&cpage=1#comment-6074 ) est le contraire de ce que l’on peut attendre d’un vieux c.
    Il y a cependant effectivement un problème avec cette génération dans le rapport qu’elle entretient avec son environnement numérique. Sa familiarité avec les TIC ne se traduit pas ipso facto par une aisance avec l’information et la communication. Leurs ainés ont donc la partie belle pour montrer que cette appellation de « digital natives » est usurpée ( http://www.economist.com/science-technology/technology-quarterly/displaystory.cfm?story_id=15582279&fsrc=rss ). Ne pensez-vous pas qu’il y a quelque chose d’un peu hypocrite à espérer que ces jeunes gens et jeunes filles acquièrent spontanément une connaissance aussi sophistiquée ?
    L’enseignement n’a-t-il pas sa part de responsabilité ? Quand le B2i aura formé un collégien à utiliser l’ordinateur, quelques softwares et à naviguer sur internet les enseignants qui enseignent d’autres disciplines l’auront-ils mis en situation de mettre ces compétences en pratique autrement qu’en rendant un devoir rédigé avec un traitement de texte ou un tableur.
    Internet propose une quantité considérable de données qui demandent à être triées, analysées, synthétisées. Mais la démarche pédagogique continue de proposer un contenu établi par l’enseignant et qui appelle peu le commentaire ou le complément. Prépare-t-on les élèves à faire ce que je suis en train de pratiquer en rédigeant un commentaire sur votre blog. N’avez-vous pas plutôt le sentiment que l’enseignement inhibe ce potentiel que recelait la familiarité avec les TIC?

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