L’utilisation « interstitielle » des moyens numériques, on en fait quoi ?

Print Friendly, PDF & Email

Il y a quelques années une entreprise de formation linguistique avait suggéré que l’on pourrait apprendre lors de trajets pour aller au travail ou dans des moments courts de la vie personnelle ou professionnelle. En 2016 nous avions évoqué l’importance de ces lieux et moments interstitiels (https://brunodevauchelle.org/?p=1891) en prenant l’exemple d’un ascenseur. Mais c’était sans compter sur l’intention de certaines entreprises de développer leurs activités formatrices dans ces temps interstitiels de la vie quotidienne. Nous choisissons ici de renverser à nouveau l’approche de la question des moments interstitiels : après avoir évoqué ce que le numérique pourrait « faire de nous » pendant ces moments, après avoir évoqué les intentions formatrices interstitielles, nous proposons ici d’analyser les pratiques actuelles des moyens numériques pendant ces moments interstitiels et en particulier ceux fournis par les trajets en transports en commun.

Des usages à contextualiser

Précisons de suite le questionnement : que faisons-nous donc avec nos smartphones, liseuses, tablettes et autres ordinateurs lors de nos déplacements, principalement dans les transports en commun ? En partant de cette question il s’agit d’essayer de comprendre ce processus qui, en quinze années, a fait de ces machines l’instrument central de nos vies quotidiennes. Par instrument, on peut désigner le fait que chacun « instrumentalise » ou est « instrumentalisé » par ces appareils et leurs contenus informationnels et logiciels (qui ne font qu’un). Si l’on ne voit souvent que l’objet smartphone dans les analyses qui sont faites, c’est que l’on ne regarde pas assez les « usages » faits par ceux qui en possèdent. C’est le cas des campagnes de diabolisation des écrans qui font trop souvent l’économie de ce que fait chaque utilisateur. Avant de critiquer et dénigrer telle ou telle dérive d’usage, il faut d’abord situer et contextualiser les usages.

Une généralisation des comportements, mais variés

Lors d’un déplacement, court ou long, il y a un avant et un après qui viennent interférer avec le moment de ce déplacement. Difficile de séparer ce qui est souvent lié. L’analyse des activités numériques menées dans ces moments montre une grande variété et donc des différences qui sont significatives des modes d’usage. Ce qui est premier, au-delà de cette variété d’usages, c’est le rapport au moment vécu dans un espace partagé, le plus souvent, avec d’autres humains plus ou moins nombreux. Ce moment est parfois vide en apparence comme on peut l’observer dans des TGV dans lesquels on observe des personnes qui, pendant plusieurs heures parfois, semblent ne rien faire de visible. On observe aussi qu’une grande majorité de personnes sont en activité autour principalement des moyens numériques et aussi des livres ou revues diverses. S’agit-il alors de « tromper l’ennui » ? S’agit-il alors de surmonter le manque, l’absence ou la séparation ? Si nous faisons l’inventaire des activités que nous avons observées on s’aperçoit qu’il y a une grande diversité de possibilité, mais qu’il y a aussi des dominantes.

Ce qui domine

Les activités dominantes sont liées à l’âge, la culture et l’activité professionnelle. On peut ainsi constater à certaines heures, l’usage des moyens numériques pour prolonger un temps de travail en utilisant en priorité un ordinateur(compte rendu, analyse etc…). Le plus souvent, dans les transports de courte durée, on observe, sur smartphone, l’utilisation de jeux, le visionnement de vidéos courtes en ligne, la communication interpersonnelle. Ponctuellement, on a pu voir aussi utiliser ces moments pour passer commande d’un objet, d’un repas ou autre, ou en vendre parfois. Dans les transports de plus longue durée, le visionnement de vidéos (films, séries, reportages,…) sont aussi l’apanage d’une catégorie de voyageurs qui n’ont pas de contraintes professionnelles. Dans le grand mouvement actuel d’accélération bien analysé par Hartmut Rosa, l’utilisation interstitielle du numérique vient toucher une partie de la population pour laquelle le temps est compté et la non-activité critiquée.

Variété des pratiques

Un retour sur les pratiques interstitielles du smartphone montre donc une variété importante et nous avons pu lister celles-ci :

 

  • s’informer, Il s’agit principalement d’accéder à des sources multimédia diverses. L’information est parfois utile, parfois ludique, parfois contextuelle (que se passe-t-il, quel évènement suivre ?). Pour celles et ceux qui utilisent des sites du style de TikTok ou Facebook, des vidéos courtes se succèdent et créent une sorte d’addiction à ces messages rapides et attrayants.

 

  • écouter, L’écoute de podcast de musique, en particulier sur les transports courts et bruyants est fréquent. Oreillettes bluetooth, intra-auriculaires, donnent le sentiment de personnes déconnectées du monde sonore, pouvant même être absent aux autres.

 

  • communiquer, A voir tapoter sur l’écran du smartphone ou à observer les conversations avec l’écran, on comprend qu’il y a une communication interhumaine. Parfois ces communications en direct se font au détriment là aussi de l’environnement, comme on peut parfois l’observer avec des parents ou des personnels éducatifs qui accompagnent les enfants tout en étant en communication avec des personnes lointaines. On assiste alors à une « lutte d’influence » que les enfants ont parfois du mal à vivre, allant parfois jusqu’à l’indifférence…

 

  • apprendre, C’était un projet porté par certains concepteurs de sites éducatifs. Cependant apprendre dépend de l’engagement personnel lié au besoin d’apprendre. Aussi de nombreux apprentissages peuvent être réalisés, mais de manière semi-formelle principalement. Il s’agit alors de répondre de manière rapide à des questions que l’on se pose.

 

  • acheter, vendre, Les activités en ligne ont rendu possible l’extension des pratiques de consommation au delà du temps et de l’espace de présence. La multiplication des sites permettant de vendre et d’acheter des biens et des services à distance incite à utiliser ces temps interstitiels, cela rend service. Mais cela permet aussi d’encourager les comportements impulsifs, voire compulsifs des consommateurs en tout lieu et en tout instant. Pour des personnes dont l’activité professionnelle rend difficile l’accès à des commerces et services physiques, cela permet d’améliorer la rentabilité des instants « vides » que sont les transports sans nuire à la vie personnelle.

 

  • jouer, Le nombre de joueurs est très important, en particulier chez les jeunes. Cette habitude du jeu dans ces moments courts est accentuée par des propositions de jeux qui rendent possibles des parties courtes et peu contraignantes et permettant d’occuper le temps, et parfois aussi de répondre à un besoin ludique. L’évolution principale est celle des jeux courts qui sont davantage accessibles sur smartphone par rapport aux jeux sur consoles ou ordinateurs qui souvent nécessitent plus de temps. Il n’est pas rare d’observer des personnes passionnées par ces « petits jeux » qui sont le prolongement des réussites aux cartes de nos ancêtres.

 

  • travailler, Nombre de personnes sont prises par l’évolution du travail et en particulier de ses modalités devenues hybrides. C’est en particulier le cas des professions de services qui nécessitent aussi une continuité : il faut être joignable et assurer éventuellement des activités à distance et en mobilité. Ce type de situation est surtout l’apanage des professions cadres mais aussi, de plus en plus, pour des professions intermédiaires que le télétravail contraint des crises sanitaires a fait prendre conscience de ces possibilités.

 

Un changement culturel profond

Nous assistons désormais à des changements culturels profonds du fait de la continuité numérique : L’environnement personnel techno-cognitif (EPTC) transforme les manières de vivre en société aussi bien individuellement que collectivement. La généralisation des Terminaux Numériques Connectés rend accessibles ces comportements à tous. Même si les usages sont variés, et différents selon les contextes personnels, il y a des constantes lourdes de cette transformation : besoin d’être en lien, souhait d’utiliser pour soi les moments interstitiel, sentiment d’ennui dans certains cas, contraintes professionnelles. Ces constantes s’inscrivent dans l’idée que nous sommes en train de transformer nos manières de vivre collectivement quels que soient les lieux et les moments. La continuité des connexions liées aux terminaux personnels renforce et accélère les transformations de la vie quotidienne, personnelle et professionnelle.

 

A suivre et à débattre

BD

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.