Faut il imposer des compétences numériques aux élèves ?

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Au travers de référentiels comme PIX, un ensemble de compétences est désigné par des groupes de spécialistes comme essentielles pour agir en « citoyens éclairés ». Outre que cette intention est discutable au vu des différentes compétences proposées, il y a une particularité qui est peu prise en compte. Quelles sont, aujourd’hui les compétences, les habiletés requises par les enseignants pour que les élèves puissent réussir dans leurs apprentissages et leurs parcours scolaires. De manière explicite ou implicite, les enseignants invitent et imposent à leurs élèves des usages des moyens numériques pour réaliser les tâches scolaires demandées. De manière parfois inconsciente, ils posent un cadre culturel qui nécessite, sans que cela soit dit, que les élèves aient bien les éléments de maîtrise des moyens et dispositifs numériques, et du cadre culturel au sein duquel ils se développent. La culture de l’élève a longtemps été marquée par le livre et l’écrit après l’avoir été par l’oral. Désormais elle est aussi marquée par les moyens et dispositifs numériques auxquels chacun peut accéder, indépendamment du système scolaire.

Qu’elle le veuille ou non, l’école s’adapte à son environnement social et culturel. Elle s’est construite en relation avec celui-ci. La place prise par le livre et l’écrit à partir du début du 19è siècle a été fondatrice de la forme scolaire actuelle. À cet « objet technique », il a fallu que l’on construise un dispositif qui permet de répondre à des besoins et des attentes guidées par le politique et plus généralement par la société telle qu’elle est. Si l’on reprend les propos sur l’image, la radio, le film, la télévision, et maintenant le « numérique », on s’aperçoit que de la défiance à l’idolâtrie, les propos tenus depuis près d’un siècle n’ont pas entamé réellement une forme fondée sur la prééminence de l’écrit et du livre. Les compétences langagières attendues des élèves ont donc été au coeur de l’enseignement, en particulier celui des premières années. Le développement, dans la suite de la philosophie des lumières, de l’idée de rationalité scientifique a mis en avant l’importance des compétences mathématiques et scientifiques. Nous voici donc avec les fameux fondamentaux qui, aujourd’hui encore, pèsent lourdement sur les choix politiques faits en direction de l’école et des jeunes.

Rappelons ici que les catégories socio-professionnelles les plus aisées repèrent, pour la plupart de leurs membres, les codes qu’il est nécessaire d’adopter, pour parvenir à se maintenir dans leurs catégories ainsi que leurs enfants. Certes il y a des déclassements et aussi des ascenseurs sociaux, mais, à regarder de près, ils n’ont pas pris le pas sur une société dans laquelle les inégalités de classes perdurent et pour lesquelles l’école, malgré les intentions, semble ne pas parvenir à contribuer à les résorber significativement. Un discours convenu, venu de tous les horizons idéologiques, utilise régulièrement cette rhétorique sans pour autant parvenir à modifier les choses. Ces fameux codes, souvent difficiles à définir, à expliciter, sont constamment en action dans les différentes évolutions du système éducatif.

Les enquêtes menées dans la population de France (mais aussi de Belgique par exemple) mettent en évidence de nombreuses fragilités face aux exigences d’une société qui se numérise. L’idée de fracture, à laquelle nous référons celle de vulnérabilité, fait florès… et sert d’argument mais mérite une attention particulière, car près de la moitié de la population ressent des difficultés face aux objets numériques. Ainsi, les compétences nécessaires pour vivre dans une telle société peuvent sembler évidentes au vu des nombreux référentiels existants (dont le PIX). Mais il faut rappeler ici qu’une compétence ne se mesure que dans des situations et des contextes spécifiques et que leur maîtrise dans une situation ne peut préjuger de leur transfert dans d’autres situations ou dans le temps. Toutefois le système scolaire est très souvent considéré comme le moyen d’implanter des comportements et des compétences pour toute la vie, ce que l’on retrouve dans toutes les « éducation à » (cf les parcours) mises en place dans les textes et parfois aussi dans les classes.

Il faut toutefois rester prudent face aux compétences numériques des jeunes et leur pérennisation possible. Si dès sa mise en place il a été souhaité que tous les enseignants prennent en charge le développement et la certification des compétences du B2i, c’est justement parce que ses concepteurs ont perçu qu’il y avait beaucoup d’explicite mais qu’il y avait aussi de l’implicite. Or cet implicite est lié aux pratiques spécifiques des didactiques des disciplines. Trop souvent on réduit, par exemple, les compétences numériques nécessaires à l’enseignant de lettres aux logiciels d’écriture et éventuellement aux outils de lecture (même si le livre reste dominant). Pourtant dans les faits, l’enseignant sait bien qu’écrire et lire s’effectue dans des contextes variés de la vie quotidienne de l’élève et qu’il est contraint, dans la salle de classe de limiter les pratiques non prévues dans le monde scolaire à des activités liées aux attentes de l’école. C’est pourquoi beaucoup d’enseignants ne se sont pas impliqués dans le B2i et sa mise en oeuvre. A cela, il faut ajouter cette remarque faite par certains jeunes face aux demandes numériques de leurs enseignants qui s’estiment saturés ou qui se sentent en difficulté face à des exigences numériques.

Les attentes des enseignants vis-à-vis des élèves dans le domaine numérique sont très variées, très inégales en termes de difficulté. Aussi l’élève est amené à s’adapter en intégrant ces attentes numériques dans leur « métier d’élève ». Certes, il y a plusieurs compétences techniques identifiées et explicitées par les enseignants, mais il y a des compétences d’usage qui ne sont pas que techniques. Ainsi il peut paraître évident qu’un élèves sache « naviguer » au sein de sites web, mais très souvent ils ont du mal à garder le fil de leur travail car ils ne maîtrisent pas les codes cognitivo-techniques des pages qu’ils consultent (contenu hors champ visuel/écran, boutons cliquables ou non, sens des consignes données sur l’écran, etc…). En suggérant à ses élèves de faire une recherche internet puis d’en faire la synthèse dans un document texte accompagné d’une petite présentation vidéo ou non – bref, faire un exposé – l’enseignant met l’élève dans une situation complexe et ses attentes peuvent être multiples et pas forcément clairement présentées. L’élève va donc se construire une représentation des attentes de son enseignant et tenter de rassembler ses compétences (celles qu’il maîtrise) pour y répondre. Derrière des demandes qui peuvent être considérées comme techniquement simples, se trouve une forme de complexité qui articule fonctionnement cognitif et fonctionnement technique. Parfois à ces domaines de l’activité humaine s’ajoutent le relationnel et ses codes culturels ou l’économie et le marché et ses propres codes inclus dans le monde du web.

Le monde éducatif pourrait profiter d’une meilleure connaissance des pratiques quotidiennes des jeunes pour mieux leur proposer d’agir dans le domaine numérique. L’analyse de quelques échanges avec des jeunes en marge de l’école révèle qu’ils développent des pratiques essentiellement « utilitaires ». Comment m’en sortir au quotidien, c’est chercher les moyens (et souvent numérique) de répondre à mes besoins. Loin des attentes scolaires, a priori, ces pratiques utilitaires sont particulièrement intéressantes à décrypter, car elles mettent en évidence ce que nous nommons des « habiletés ». Contextualisées, ces habiletés sont souvent limitées aux besoins à court terme, mais sont particulièrement efficaces quand le jeune est « dans la débrouille ». L’écart entre ces habiletés et les attentes du monde académique est souvent important. Elles sont parfois conflictuelles. L’enseignant déplore le peu de compétences de l’élève. L’élève déplore le manque d’intérêt des pratiques numériques dans la classe. Du coup il y a une forme d’affrontement dans ce domaine qui n’est pas sans rappeler ce qui se passe pour la maîtrise de l’oral et de l’écrit. Nous reproduisons inconsciemment les inégalités dans le champ numérique comme nous les avons maintenues dans le champ du livre et de l’écrit. Cette forme de discrimination sociale et cognitive est en partie à la base des inégalités sociales et de la « reproduction » que Pierre Bourdieu a essayé de nous faire percevoir jadis dans ses travaux sociologiques.

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