Panique et paradoxe du numérique : une accélération incontrôlée mais encouragée,

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La multiplication d’actes violents fait peur, d’autant plus qu’à côté de la violence physique, la violence verbale est devenue trop fréquente. Le monde éducatif, confronté depuis longtemps à cette réalité pourtant relativement encadrée, ne semble plus parvenir à être le rempart qu’il a pu être jadis. Le développement des moyens numériques, symbolisé par le smartphone, est devenu un symbole qui est désormais commun à tous, jeunes comme adultes. Toutefois ces derniers oublient leur responsabilité dans ce phénomène : ils le vivent et le partagent avec les plus jeunes. Ainsi ils transmettent cette évolution d’un pan de la culture humaine : celle qui concerne les formes d’interactions et de relations humaines.

De l’écrit à l’informatique, une étonnante accélération

L’exemple du développement de l’informatique dans notre société depuis, en particulier le début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, témoigne d’une transformation majeure de notre société. Après la révolution industrielle liée à la mécanisation des biens et matériels, est apparue la révolution informationnelle qui concerne ce que l’on nomme le plus souvent, à tort, l’immatériel. Cette révolution est tout autant technicienne que la précédente, mais elle concerne une partie de l’humain qui semblait difficile à transformer. Même si l’avènement de l’écrit puis de sa mécanisation a largement transformé la culture, l’arrivée de l’informatique se caractérise par une accélération importante de tous les moyens de traitement du langage et de la pensée humaine. La récente ré-émergence de l’intelligence artificielle s’inscrit dans la suite logique de cette accélération qui semble se poursuivre et s’appliquer à des pans de plus en plus importants du fonctionnement des humains.

Origine de cette panique

On peut penser que, depuis quelques années, une sorte de panique s’empare des pouvoirs publics et des commentateurs. Les débordements liés à ces accélérations révèlent un volet de l’humain que l’on pensait jusqu’à présent contrôlé : violence, argent, sexe, parentalité, bien-être etc… En d’autres termes les discours actuels (dont les propos récents du premier ministre mais aussi différents textes de loi proposé par les députés et sénateurs) semblent révéler qu’on ne sait plus « comment faire ». Entre des textes de loi (interdiction des Réseaux aux moins de quinze ans) et des commissions parlementaires (celle sur les écrans entre autres, ou encore celle sur l’IA), le pouvoir semble vouloir agir de manière essentiellement répressive. Pourquoi ? Parce que le rapport à la loi dans notre société se heurte à deux problèmes essentiels : l’incivilité ordinaire du citoyen, la complexité de la parentalité. A cela s’ajoute le paradoxe actuel autour du numérique : on en veut plus dans l’économie, mais on en veut moins dans le quotidien. Or le développement économique du numérique ne repose que sur les usages quotidiens, personnels autant que professionnels.

Incivilité ordinaire, transgression ordinaire

L’incivilité ordinaire va de la simple transgression de la loi, à des actions individuelles basées sur la recherche de domination et de maîtrise personnelle et individuelle sur les autres. On peut le constater dans les comportements de conduite de véhicules… mais aussi dans le formidable succès des réseaux sociaux numériques aussi bien par leur consommation que par leur utilisation (il suffit de regarder ce qui se passe du côté de ce que l’on appelle « les influenceurs »). Chacun de nous est amené, de temps à autre, à pouvoir franchir les limites légales, parfois sans le savoir, parfois simplement en les ignorant. Quand on lit les commentaires violents, parfois haineux, rédigés aussi bien sur les réseaux sociaux que sur les commentaires en ligne ouverts par les médias, on se rend compte qu’il y a une part d’incontrôlable qui traverse notre société. En demandant aux plateformes de réguler et de censurer, on ne fait qu’admettre l’impuissance d’une part d’éducation, celle consacrée au vivre ensemble. On comprend la panique qui peut envahir le décideur, le politique, qui constate une forme d’impuissance humaine à laquelle il veut substituer un système de contrôle de surveillance, de censure. On le comprend, mais on s’interroge sur l’équilibre entre prévention et répression. S’il n’y a plus que ce dernier moyen pour agir, c’est que l’éducation ne fonctionne pas. Face au numérique, le paradoxe évoqué précédemment prend tout son sens. Les moyens nouveaux disponibles grâce aux moyens numériques font partie d’un projet plus large et souvent impensé sur le faire société qui est dominée par des logiques libérales et marchandes. L’humain révèle là ses limites, et cela sort des espaces virtuels pour aller dans le réel, la frontière entre les deux, semblant davantage franchissable.

 

L’interdit à l’aune d’une forme d’impuissance

En voulant imposer aux parents des règles de conduite dictées par la loi, le pouvoir politique confirme son sentiment d’impuissance éducative et préventive. Oubliant d’en travailler les causes, il préfère attaquer les symptômes et les effets. Interdire est le maître-mot actuel autour des supposés méfaits des moyens numériques. Mais faire de ces moyens un bouc émissaire, c’est refuser d’analyser plus globalement les situations créées par nos modèles de société. La question centrale semble tourner autour du terme « autorité ». Ce terme qui désigne la possibilité d’être « auteur » de ses choix est souvent, et de manière abusive, associé à contrainte de l’autre. Face à ce terme, se trouve celui « d’interdit » que l’on met trop souvent de côté, dans sa dimension essentielle proposée par la psychanalyse. Face au désir, la construction de l’interdit est la base d’un acte de civilisation, d’individuation. En réduisant interdit à contrainte, on oublie la dimension éducative de la construction personnelle de l’interdit comme fondamentale.

L’Autorité en perte de sens

Autorité parentale, autorité enseignante etc… l’appel aux « autorités » est aussi un constat de soumission à une autre « autorité ». Le paradoxe revient ici à la surface : serions-nous sous l’emprise de « l’autorité du monde numérique et algorithmique » ? Faut-il substituer la loi à la capacité à faire autorité ? Les débats sur la bienveillance des parents et la psychologie positive montrent bien que la parentalité est complexe et que les solutions-miracles n’existent pas si on ne prend pas en compte les contextes de vie. Michel Serres nous a pourtant bien montré dans le début de son ouvrage « petite poucette » l’ensemble des causes possibles de l’évolution de nos sociétés. La parentalité, la famille, dans leurs multiples transformations assez récentes (baisse du taux de natalité par exemple) sont parmi les principaux changements que le numérique ne fait qu’accompagner. Malheureusement, on a davantage parlé de l’optimisme humain (numérique entre autres) qu’appelait Michel Serres que d’une analyse plus globale d’une société qui ne voit pas les conséquences de ses multiples évolutions.

Vers quelles valeurs collectives se tourner ?

Vouloir imposer des droits et des devoirs aux familles ne peut pas fonctionner par la simple imposition de la loi. Le carcan religieux qui a longtemps pesé sur la famille disparaît. L’individu, la personne sont renvoyés à leur responsabilité individuelle et le collectif de société n’a pas réussi à prendre la place de la loi divine qui s’imposait encore largement au XXè siècle. Le retour à l’envie de religion (rigoriste) ou de l’envie d’un pouvoir fort qui traverse actuellement les démocraties font écho au mythe fondateur d’Internet qui renforçait l’individu dans une position de faire société. Au vertige de l’individu perdu seul devant son écran, de plus en plus de personnes demandent à une autorité extérieure de s’imposer. Sauf que dans le champ éducatif, il y a un espace privé, celui de la vie familiale, au sein de laquelle on est amenés à construire les rapports d’autorité, ceux qui sont au coeur d’une culture de société qui entend pourtant rappeler le collectif. En tentant de restaurer les valeurs républicaines et autres impulsions politiques, le pouvoir laisse croire que des valeurs supérieures peuvent transcender l’action individuelle, prenant la place de la religion. Le numérique s’appuie dans son développement sur un autre paradoxe : la liberté individuelle manipulable par des algorithmes et des intentions marchandes. Il s’agit d’une autre autorité, beaucoup plus sournoise et impensée… qui progressivement délite le pouvoir de la loi et celui du collectif, du social.

 

Ralentir pour reprendre la main sur notre devenir

Ralentir nous suggère Hartmut Rosa, retrouvons aussi la résonance comme ciment au fondement de nos sociétés. Alors que des politiques de tous bords prônent l’autorité répressive, ils font aussi le spectacle de l’absence de sens du bien commun et d’attitudes qui contredisent leurs propos. Le citoyen perd de plus en plus le sens du social et devient progressivement un individu ordinaire aux prises avec le monde. Nos politiques actuels sont sur le reculoir : alors ils promeuvent un contrôle externe qui semble faire rêver nombre de personnes qui parfois ne sont pas à même d’assurer leur propre relation à la loi, au collectif. Faire appel à l’autorité externe c’est renoncer au sens premier du terme… être auteur au sein de la société.

 

 

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