TIC et estime de soi chez les enseignants

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La lecture du bulletin de la haute école pédagogique de Berne, du Jura et de Neuchâtel (Bejune) du mois d’Avril 2010 (http://www.hep-bejune.ch/institution/publications/fiches/enjeux-pedagogiques/nb014-image-de-la-profession) nous invite à réfléchir à « l’image de la profession  vue de l’intérieur et de l’extérieur ». Dans le même temps le rapport parlementaire de M Grosperrin, (http://www.grosperrin.net/spaw/uploads/files/Projet%20rapport.pdf) pose la question de la difficulté rencontrée par les enseignants du collège aussi bien dans l’exercice de leur métier, que dans le sentiment qu’ils ont à l’égard de leur métier.
La question du métier d’enseignant pose ainsi logiquement la question de l’estime de soi, c’est à dire aussi bien celle que les enseignants construisent en parlant eux-mêmes de leur travail que celle que la société (élèves et parents compris, mais pas seulement) construit autour de leur métier. En effet le collège considéré comme « lieu de souffrance » (cf. le rapport Grosperrin I.A.1.d) ou encore le métier d’enseignants évoqué avec les termes « incompréhension et lassitude » (ibid. I.B.4) sont autant de témoignage de cette question larvée qui émerge aujourd’hui au grand jour sous une autre forme que la sacrosainte « revalorisation » dont on sait qu’elle est souvent un effet de mots, plutôt qu’une analyse serrée du problème, comme si une revalorisation (fût elle financière) peut régler les choses. Ainsi donc il y a un double problème qui touche aussi bien la vision du métier d’enseignant par ceux qui le vivent que celle de ceux qui le « regardent » de près ou de loin. La baisse très importante ces dernières années de l’estime de soi ne peut se localiser dans tel ou tel aspect du métier, que ce soit la nouvelle culture des jeunes, la demande sociale ou les conditions de travail. De nombreux paramètres sont à prendre en compte et la volonté de restaurer cette estime de soi du « monde de l’enseignement » devrait être une des premières missions des cadres de l’éducation mais aussi de chacun des acteurs. Le risque serait, si on ne le parlait pas vraiment serait de s’en tenir au seul discours de surface qui amène à des solutions de surface….
Il est une évolution actuelle qui permet de regarder cette question, nommée « image des enseignants » et que je nomme ici « estime de soi », c’est celle du développement des TIC en éducation. En effet nous disposons là d’un observatoire particulier qui permet de mettre en évidence certains des problèmes qui émergent en ce moment. Cependant cette première approche, en cohérence avec l’introduction, se situe comme un éclairage d’un aspect du problème, mais en aucun cas comme une vision globale… Les TIC sont intéressantes et plus généralement les technologies éducatives, car elles sont, depuis les années 50 en France, positionnées à priori comme « un corps étranger » à introduire, voire à intégrer dans le corps même de l’enseignement (scolaire et universitaire). Corps étranger, certes mais pas complètement. En effet si d’une part des politiques volontaristes ont traversé l’institution dans ce domaine depuis plus de cinquante ans (et le prochain plan Chatel suite au rapport de M Fourgous en sera une brique de plus), les pratiques sociales des enseignants dans leur très large majorité sont marquées par une appropriation de plus en plus grande des TIC, les pratiques scolaires témoignent d’une lente acculturation qui n’est pas sans poser quelques questions, tant sur la lenteur, que sur la manière dont s’opère cette acculturation.
L’introduction des TIC dans la classe est-elle un facteur favorisant la baisse de l’estime de soi chez les enseignants ? Plusieurs exemples peuvent éclairer cette question : celui de cette enseignant qui, ne sachant comment imprimer un document, fait appel à un élève pour la dépanner et qui décide ensuite de ne plus revenir travailler avec l’informatique; celui de cet enseignant qui se trouve face à un élève qui conteste un propos de son professeur sur la base de documents qu’il a lui même été chercher dans des sources inconnues de l’enseignant. Celui de cette enseignante passionnée qui a inventée une nouvelle façon de « ne pas faire cours » en utilisant les possibilités de l’Internet et la disponibilité de l’informatique en classe pour permettre à ses élèves de mieux apprendre, ce qu’elle vérifie chaque année avec les résultats de fin d’année. On trouve donc normalement toutes sortes de postures qui témoignent ou non de l’estime de soi que chacun peut avoir dans une situation pareille.
Cette première approche nous montre que ce ne sont pas tant les technologies qui posent problème, que la façon d’être « relié » au métier d’enseignant. Si les technologies menacent le lien alors elles sont dangereuses, si elles permettent de renouveler ou d’enrichir le lien, alors elles peuvent être séduisantes. En situant le problème autour de la question du « lien » on peut élargir le problème de la façon suivante : comment le métier s’inscrit dans la trajectoire personnelle ? Reprenons à nouveau les TIC pour interroger la question du passage d’une pratique personnelle des TIC à une pratique professionnelle par l’enseignant. La résistance forte à ce passage montre qu’il y a ce risque de rupture du lien par l’usage des TIC. Comparons simplement l’engouement (de surface pour l’instant) autour du TBI par rapport à la relative défiance vis à vis des expériences d’ordinateurs portables dans les classes. On s’aperçoit que la menace qui pèse sur le lien est de deux natures bien différentes. Dans le cas du TBI (TNI???) on s’aperçoit que la menace qui pèse sur le lien est assez faible, alors que dans le seconda cas, c’est la concurrence de l’écran qui risque de rompre un lien ancien de l’élève vers l’enseignant. Ainsi la notion d’estime de soi peut s’analyser sous la forme de deux ruptures de lien : celle de la trajectoire personnelle qui se distend par rapport à la trajectoire professionnelle, celle de la relation humaine qui par l’intermédiation des TIC est modifié et donc modifie aussi l’équilibre même au coeur de la situation d’enseignement. Un exemple illustre cela : dans une salle de cours (scolaire ou formation continue), l’intervenant, l’enseignant, se trouve face à des variétés de visages dont certains ont devant eux des écrans. Or il sent régulièrement que certains de ces visages témoignent d’un autre lien qui vient de l’écran posé devant eux. Soudain une musique surgit, une des personnes de la salle fouille son sac, en sort un boitier musical et vibrant, le porte à son oreille, se met à parler à haute voix pour dire « attends je sors » et la personne de sortir de la salle sans même en signaler le fait à l’intervenant. Voici deux ruptures de lien presque simultanées auxquelles j’ai été moi même confronté récemment en animant une session de formation d’enseignants. On comprend aisément le risque de déstabilisation potentielle que revêt une telle situation. L’estime de soi de l’intervenant peut parfaitement ne pas être mise à mal par ce phénomène dans un premier temps. Mais c’est dans la « normalisation » de tels modes de fonctionnement que se pose la question. On peut d’ailleurs formaliser cette question sous le terme « d’autorité » (au sens étymologique du terme).
L’estime soi serait donc menacée dès lors que le lien qui fait autorité se rompt. La particularité des TIC est justement qu’elles apportent la nécessité d’une redéfinition des liens et de l’autorité, dès lors qu’on les met en oeuvre dans un contexte d’enseignement. Or le système d’enseignement scolaire et universitaire est en train d’aborder cette évolution sur le fond, c’est à dire que les TIC ne sont plus une affaire de pionniers, mais bien l’affaire de tous. L’arrivée des ENT, des cahiers de textes numériques, des livrets et autres outils de suivi de l’activité d’enseignement/apprentissage marquent une nouvelle étape qui avait été initiée il y a plusieurs années par l’arrivée des bulletins scolaires informatisés : c’est la généralisation contrainte de l’usage des TIC et pas uniquement dans l’espace temps de la classe. Donc non seulement les liens intra salle de cours se distendent, mais les liens extra scolaires se redéfinissent, l’école sanctuaire avec ses grilles et ses barreaux aux fenêtres n’est plus qu’une réalité physique désormais de plus en plus déconnectée… de la réalité sociale qui ouvre de plus en plus les espaces virtuelles au delà des frontières physiques. Paradoxalement, c’est du lien qui se propose ici, alors que c’est la rupture du lien (familial) qui est le symbole même de l’entrée à l’école (qui fait du lien avec la société…) comme l’entendait Jules Ferry.
Si l’on revient clairement à l’imaginaire collectif bâti sur les écrits des fondateurs du système scolaire actuel, on s’aperçoit que lien et autorité sont au coeur d’un système dont la cohérence antérieure est questionnée aujourd’hui par les TIC. Quand, dans la circulaire de rentrée, le ministre donne une place importante au numérique et à son déploiement très large dans l’éducation et autour de l’éducation, on comprend légitimement que cela engage chez les enseignants une réflexion sur leur métier et en particulier ses frontières. On le sent très nettement, dans un contexte de dévalorisation et de diminution de l’estime de soi, le développement des TIC peut avoir un effet soit amplificateur, soit réducteur. Il sera amplificateur si les TIC sont ressenties comme une menace sur le déjà là, il sera réducteur si la place donnée aux TIC permet aux enseignants d’exister d’une nouvelle manière.
Les conditions d’une évolution du métier s’appuie sur le fait que, d’une part, le monde enseignant aura réussi ce pari insensé d’accepter un déplacement du fondement scolaire donné par  « l’autorité du lien », d’autre part la société aura retrouvé dans le monde de l’enseignement une base de reconstruction sociale nouvelle, faite non pas sur des territoires à protéger, mais sur des liens à construire en permanence en leur donnant sens. L’émergence des réseaux sociaux dans l’ensemble des strates de la vie sociale peut être l’occasion de mener cette réflexion. L’arrivée des ENT, qui risque de recreuser les incompréhensions devra faire l’objet d’un travail collectif important dans les établissements scolaires. La fragilité enseignante actuelle pourrait s’alimenter de ces TIC et en provoquer à nouveau un rejet systématique si l’on ne donne pas aux enseignants et aux équipes éducatives l’occasion de réfléchir les liens nouveaux qui vont se construire à partir de ces moyens nouveaux
A suivre et à débattre
Bruno Devauchelle

2 Commentaires

  1. L’estime de soi est clé, mais il n’y a pas que l’autorité. Il y a aussi la valorisation de l’enseignant tel qu’il se perçoit dans l’oeil de ses élèves – l’enseignant est très proche de l’acteur que décrit Adam Smith dans sa théorie des sentiments moraux.
    C’est ce que je regarde en tout premier dans les nouvelles technologies. Améliorent-elles l’estime que l’élève a pour l’enseignant ? Et l’enseignant est-il valorisé à ses propres yeux (ce qui n’est pas exactement la même chose) ?
    Si oui, j’estime qu’on améliore la qualité de l’enseignant en tant que « communicant » et c’est déjà un bon pas de fait.

    1. Qu’est-ce que l’autorité ? Si ce n’est, parmi d’autres choses, le fait que le regard de l’élève envers son enseignant soit positif, tout comme celui que l’enseignant se sente aussi valorisé par sa situation. Ceci-dit, je ne suis pas d’accord sur le terme « communicant ». Car l’autorité, au sens auquel quelqu’un comme Jacques Ardoino la définit, c’est à dire auteur, ce n’est pas la communication. Un enseignant peut être un « communicant » efficace, mais ne pas faire autorité : cela s’appelle de la démagogie. Ayant souvent travaillé avec des ados difficiles, je me suis aperçu que communiquer est indispensable, mais que l’autorité ne se suffit pas de cela?.
      Si vous me lisez bien j’ai associé autorité et lien. Or qu’est-ce que le lien ?
      B Devauchelle

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