DEBATICE : le pluriel meilleur que le singulier

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Pour répondre à un certain nombre de questions posées à propos de l’usage des TIC en éducation, il me semble qu’en problématisant au pluriel ces questions posées au singulier, on a de meilleures chances de trouver de meilleures réponses.
Quelques questions courantes (parmi d’autres) illustrent cela : quel est l’intérêt des TIC pour apprendre ? Quelle est la valeur ajoutée des TIC ? En quoi les TIC peuvent changer la pédagogie ? Est-ce que le développement des ENT ne va pas favoriser l’ingérence ?
Première remarque de surface, dans chacune de ces questions les TIC sont plurielles, mais l’objet d’application est singulier. Cette première observation renvoie à la question de savoir ce qui se cache derrière l’acronyme TIC à chaque fois qu’il est employé dans ces propos. Il n’est pas certain que celui, celle, qui pose cette question ait pris soin de préciser ce sens. Du coup une observation de la réalité vécue par les personnes qui posent ces questions permet rapidement de comprendre que l’origine, le contexte, de ces interrogations détermine largement ce qui est attendu en terme de réponse. Entre celui qui parle de l’ordinateur, l’autre qui parle d’Internet, celui qui parle de l’ENT etc… Pour simplifier, on ne parle pas des mêmes choses. Or en général c’est un contexte qui articule aussi bien sur un plan synchronique des outils, des dispositifs, des environnements, que, sur un plan diachronique, une histoire personnelle et/ou collective au cours laquelle des lignes de forces se sont dégagées des différentes pratiques vécues (expériences, formations…). En circulant dans de nombreux établissements scolaires, on peut rapidement se rendre compte de ces très grandes différences qui ne se remarquent pas, parfois, au cours d’une simple visite guidée par un responsable de cet établissement, tant les discours peuvent parfois être stéréotypés (et parfois même déconnectés des réalités vécues, cf. le curriculum caché). C’est plutôt par une particularisation des contextes que l’on peut repérer cela, dès lors que l’on s’intéresse de près aux acteurs (voire aux actants pour reprendre la terminologie de la sociologie de la traduction). En d’autres termes quand on convoque les TIC, on ne sait que rarement ce que cela recouvre dans la plupart des débats. Ce flou permet d’ailleurs des débats sans fin et parfois malheureusement des prises de décision catastrophiques.
Quand au deuxième terme de ces interrogations, il est le plus souvent employé au singulier. Là encore c’est une simplification, un appauvrissement du discours même, qui est à l’oeuvre. Retournons encore aux pratiques réelles, telles qu’elles sont dites et telles qu’elles sont faites pour soulever de nombreuses interrogations. Toute personne ayant eu un parcours scolaire a pu observer la diversité des pratiques enseignantes au sein de la classe. Si certains courants de recherche tentent de modéliser ces pratiques, les résultats une fois le travail effectué est saisissant d’appauvrissement du réel. Ainsi en demandant à un enseignant de parler de ce qu’il enseigne et de comment il le fait, on s’aperçoit rapidement qu’il passe sous silence un grand nombre de faits qui pourtant sont observables si l’on met une vidéo dans la classe. Mais il ne se rend pas conscient et donc il ne le retranscrit pas dans son discours. Essayez de mener un entretien d’explicitation et vous comprendrez ce qu’il en est. Jadis, au moment de l’éclosion des systèmes experts un métier avait été inventé (cogniticiens) pour faire exprimer seulement les savoirs de l’expert. Or les praticiens de ce métier ont vite mis en évidence que rien que pour les savoirs nécessaires à l’exercice du métier, une partie est cachée. Que ce soit sur le savoir ou sur la pédagogie, il est impossible de parler au singulier.
Passer du singulier au pluriel ouvre parfois des perspectives. Ainsi à propos de la valeur ajoutée, que peut-on dire de celle-ci pour l’usage des TIC en classe ? En d’autre terme à quoi ajoute-t-on de la valeur et quelle est donc la nature de cette valeur qui augmenterait, si tant est que ce ne puisse être une valeur retranchée…? Est-ce l’enseignant qui travaille mieux, est-ce l’élève qui est plus attentif, est-ce le résultat scolaire qui s’améliore …? On le voit ici aisément, il nous faut parler de toutes les valeurs ajoutées. Mais, certains rétorqueront que finalement c’est la performance des élèves qui compte. Les observateurs attentif de la réalité pédagogique, dont certains connaissent bien l’effet pygmalion par exemple, vous expliqueront que si l’on s’en tient à la seule analyse de la performance scolaire, le nombre de facteurs agissant est tellement grand que d’attribuer la vertu de cette performance à l’usage des TIC (et lequel en plus) relève presque d’une tromperie intellectuelle dont la forme classique est la confusion entre corrélation et causalité…. Par contre la question qui consiste à rechercher à identifier l’ensemble des modifications liées à l’intrusion d’un objet nouveau dans une pratique habituelle est déjà un premier pas nécessaire qui permet d’identifier des marqueurs du changement. Ensuite il est beaucoup plus risqué de passer à une recherche de la valeur de l’effet car on rentre dans des combinatoires qui invitent à être modeste dans l’analyse. On ajoutera, à propos de la valeur ajoutée, l’écart qu’il peut y avoir entre la valeur perçue (je me sens à l’aise, pas à l’aise…) et la valeur réelle (aisance dans l’utilisation… dysfonctionnement…) ce qui ajoute souvent à la difficulté de l’analyse : le déclaratif d’un enseignant sur sa pratique peut être différent si celui qui reçoit le témoignage a assisté ou non à la pratique rapportée…
Un autre cas est en train d’apparaître c’est le terme ingérence. Plusieurs enseignants témoignent du risque d’ingérence dans leur travail du fait de l’usage des derniers outils proposés par le ministère : cahier de texte numérique, ENT etc…La plupart du temps les parents sont les premiers à être soupçonnés d’ingérence, concurrencés de près par la hiérarchie, et le tout sur fond de « big brother ». On le voit déjà là, il y a plusieurs sources d’ingérence possible. Quand à évoquer ce que signifie ingérence pour chacun il suffit d’engager le débat transparence/ingérence dans une salle des profs pour constater la diversité des lectures possibles. En effet le choix de mettre à disposition des élèves, des parents, des collègues, de la hiérarchie certains éléments habituellement non montrés, en particulier dans le cadre réglementaire n’est pas évident. Simplement entre collègues de travail cette pratique de l’échange des supports, d’outils… n’est pas évidente. Et pourtant paradoxalement, dans un conseil de classe on entend souvent des propos qui montrent que l’équipe aimerait aussi en savoir plus sur les élèves, leurs collègues. En salle des profs, on aimerait aussi parfois savoir ce que le principal ou le proviseur ne nous dit pas. Il n’y a pas une ingérence, mais des ingérences. Ingérence dans le travail, ingérence dans la vie privée, ingérence dans les résultats…. Il y a plusieurs formes d’ingérence : l’injonction à porter à la connaissance, l’obligation de permettre de voir, l’intrusion à l’insu de la personne. Dans le discours sur les risques d’ingérence ces trois niveaux se superposent et parfois dans les discours on a du mal à les distinguer. Entre imaginaire de ce que peut être l’exercice d’ingérence, la réalité de la pratique d’ingérence et le potentiel d’ingérence contenu dans des dispositifs de type TIC, il y a des écarts importants. Si l’imaginaire est fort, c’est qu’il est nourri par le potentiel plus que par la réalité. Ainsi en est-il de la relation aux parents au travers des outils TIC comme le cahier de texte numérique.
Sur un plan rhétorique, à chaque fois que l’on met au singulier, on réduit. Dans de nombreux cas, les typologies les classifications sont réductrices de la réalité. Passer du pluriel au singulier est un des moteurs de ces classifications (rappelons le cas de la caractérologie du début de XXe siècle) et de ces réductions de la réalité. Parfois ces classifications ont un pouvoir didactique fort, il ne faut pas les rejeter trop rapidement, elles sont souvent partielles et partiales mais elles ont un pouvoir explicatif réel. Mais arrivé au point d’opposer dans une dichotomie radicale, toute classification tend à devenir idéologique et manipulatoire. Idéologique car elle recèle souvent la prise de position, les choix de celui qui les fait, manipulatoire car elle rend impossible toute discussion dès lors que l’on met en question le présupposé, cette fameuse classification en deux mondes. L’exemple de l’opposition mythique entre le bien et le mal illustre clairement ce problème.
A propos des TIC, il est nécessaire, chaque fois que l’on veut réfléchir à leur place dans l’éducation de penser au delà du singulier. Rechercher à chaque fois les éléments qui font varier plus que ceux qui classent. La volonté classificatoire rejoint parfois la volonté de contrôle. Le classement crée des territoires et définit des frontières, semble rationnel. La réalité des choses, si on les analyses de manière systémique est souvent emprunte d’irrationalité (au moins apparente). Le problème est que les TIC, basé sur le numérique fait de zéros et de uns, est justement sous cette forme simplificatrice. Mais n’oublions pas que ce modèle binaire est avant tout totalement imparfait pour comprendre notre monde, les travaux d’intelligence artificielle autour des années 1980 – 1990 l’ont montré. Il est probable que l’une des évolutions à venir des TIC sera basée sur la sortie de cette forme binaire de représentation du monde, autrement dit lorsque l’on pourra enfin de repasser du singulier au pluriel.
A approfondir
BD

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