Ce que le numérique change à l’enseignement du Français

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Ce texte a été rédigé il y a un an, suite à une intervention pour l’association des professeurs de Lettres. Ce texte a été refusé par la revue « Le Français aujourd’hui ». Il me semble nécessaire de publier cet article car il me semble compléter plusieurs autres analyses publiées récemment.
Introduction
Ancien enseignant de lycée professionnel (Lettres Histoire), formateur et chercheur en sciences de l’éducation, spécialisé dans les usages des TIC pour l’enseignement et la formation,  mon propos vise à rendre compte au mieux de ce qui est en train de se produire sous nos yeux et que seule une analyse sereine et consciente peut nous permettre de comprendre – et surtout de maîtriser.
Il ne s’agit ni de promouvoir ni de discréditer telle ou telle évolution, technique ou non, mais plutôt d’encourager la prise en compte d’un « fait social total » (Marcel Mauss) qui se situe dans une dynamique de société marquée par l’idée d’un progrès technique et scientifique qui serait a priori bon pour l’humain. Cette conception positive est très fortement contestée par Jacques Ellul qui, à de nombreuses reprises, a mis en garde contre cette illusion »[1].
Notre expérience de près de trente années aussi bien auprès des élèves que des enseignants a toujours été marquée par la conviction que le développement des technologies de l’information et de la communication était non seulement à prendre en compte en tant que fait, mais aussi à promouvoir auprès de tous les éducateurs et des enseignant de français en particulier. Une utilisation vivante de la langue, née de la pratique de ces outils, s’effectue chaque jour sous nos yeux et rejaillit dans nos classes. Nos élèves s’en sont emparés et en ont même fait, parfois, un emblème de leur identité. L’intérêt pour le professeur de donner sa place au numérique dans le cadre de son enseignement devient évident voire incontournable, à condition que cette pratique se fasse dans une pleine conscience des enjeux.
La surface de l’écran, qu’elle soit ou non tactile, qu’elle permette ou non l’interactivité, fait désormais concurrence, à tous niveaux, à la feuille de papier. Le livre, le journal, la revue, le cahier peuvent aujourd’hui se fondre, se dissoudre dans cet objet unique, de taille variable, l’écran. Geneviève Jacquinot[2] posait, dès 1985, le fait de « l’école devant les écrans » éponyme du titre de son livre, et dix années plus tard questionnait le lien entre savoirs et écrans[3], nous alertait, bien avant la généralisation d’Internet, des ordinateurs portables, des smartphones et autres tablettes, de la nécessité d’une réflexion et de recherches à développer pour comprendre ce phénomène. Aujourd’hui les enseignants de français sont confrontés aux effets de cette montée en puissance à laquelle ils doivent faire face et qui modifie progressivement l’approche pédagogique et didactique qu’ils mettent en œuvre dans leurs classes.
Les usages quotidiens des « technologies de l’information et de la communication » par les jeunes en âge de scolarité construisent de nouveaux rapports à la langue, au langage et aux interactions langagières prééminentes dans les usages.  De même, l’accessibilité accrue des ressources de toutes natures et sans intermédiaire incite désormais chaque élève à déployer de nouvelles stratégies, implicites ou explicites, pour s’informer, développer ses connaissances, en particulier scolaires, et plus généralement pour préparer sa réussite scolaire. L’institution, volontariste en matière de développement du numérique depuis de nombreuses années, à en juger par les écrits et actions diverses déployées par les responsables de l’Éducation nationale, a bien tenté de mettre en place des moyens, des recommandations, des stratégies, des dispositifs, sans toujours rencontrer les succès escomptés. Ce n’est que récemment qu’une réflexion émerge sur la relation des jeunes avec le « français » à l’heure du numérique. Jacques Anis dans son ouvrage « Parlez-vous texto ? »[4] avait déjà nommé quelques pistes et mettait en évidence « la vie de la langue » que constituent ces nouvelles formes d’expression et de communication.
L’enseignement du français diffère selon les niveaux d’enseignement, les façons d’enseigner, les publics présents dans les classes et les contraintes de parcours scolaire (référentiels différents, évaluation des acquis spécifiques, finalités de la langue par rapport aux filières etc …). L’analyse de ce que les usages du numérique génèrent pour l’enseignement du français impose de prendre en compte cette réalité multiple. Le numérique amplifie-t-il, réduit-il, modifie-t-il ces différences ? Ou amène-t-il à penser différemment l’enseignement du français de manière plus globale ?
1 – L’enseignement du français à l’heure du numérique, une diversité de questions pour un public varié
Une nouvelle convergence se réalise dans la relation au texte, au langage, à l’expression : les pratiques d’information se rapprochent de plus en plus de celles de communication. Ces deux activités, considérées comme inscrites dans des temporalités différentes dans le monde de l’écrit papier, se fondent progressivement, avec une grande rapidité, une accélération[5], dans l’environnement numérique. Le développement de pratiques  réactives instantanées a fait entrer dans le monde de l’écrit[6] une forme d’expression jadis cantonnée au monde de l’oral. De plus, les outils dits du web 2.0, dans la continuité du langage texto, ont introduit des formes, de plus en plus fréquentes, d’écrits courts (quelques lignes)  par rapport à une tradition culturelle et scolaire plutôt favorable à des écrits longs (quelques pages).
Cette convergence rapproche l’acte d’information et l’acte de communication. Elle s’accompagne aussi de nouvelles possibilités d’interactions humaines. La relation au contenu se diversifie de plus en plus et le multimédia interactif offre de nouvelles possibilités. Le lecteur peut se transformer en auteur, mais si sa trajectoire dans les documents semble progressivement s’affranchir des limites technologiques antérieures (celles du livre en particulier), elle doit se soumettre à de nouvelles contraintes liées aux technologies numériques (celles des formats imposés par les logiciels et de la taille de l’écran par exemple). La possibilité d’interagir à partir d’un document offre, certes, de multiples possibilités d’action mais on sait que l’éditeur, le concepteur, les interfaces et la technique elle-même les encadrent et les déterminent. Ce phénomène d’« affordance » (terme issu de l’ergonomie et qui désigne « la capacité d’un objet ou d’une caractéristique à suggérer sa propre utilisation »), doit être évoqué si l’on veut comprendre l’impact de supports numériques sur les usages de la langue, l’expression et la réception des textes, et analyser les répercussions sur les pratiques scolaires.
Quand on travaille avec des équipes de différents niveaux d’enseignement on serait tenté de penser à une unité et une continuité forte, du primaire au lycée pour l’enseignement du français. On constate pourtant d’importants écarts qui tiennent principalement à des différences de contexte d’exercice de l’activité. Le développement du numérique a eu un double effet sur le contexte culturel dans lequel les jeunes évoluent : un effet métissage (cf. les travaux de Dominique Pasquier[7]), un effet amplification. L’effet métissage se traduit entre autres par la mondialisation des échanges de toutes natures, matériels mais surtout intellectuels et artistiques, qui entraînent un mélange culturel (au sens large). L’effet amplification se traduit lui par l’accroissement de certaines différences, liées en particulier au lien entre le numérique et les territoires[8], ce que l’on peut appeler une fracture qui est souvent technique mais qui est surtout cognitive.
Les enseignants sont confrontés en permanence à des évolutions qui leur posent question. Parmi ceux-ci, il y a en particulier le mélange des références évoquées par les élèves, voire la concurrence qui s’établit entre elles. Ce mélange amène les enseignants à collecter les perles de leurs élèves et souvent ensuite à déplorer leurs faiblesses. On peut comprendre que, par rapport à certaines normes qualitatives d’expression, de compréhension, il y ait un fort désarroi, voire un rejet. Mais il ne suffit pas d’en faire le constat, encore faut-il trouver de solutions pour y remédier.
En primaire, l’enseignant est directement confronté aux concurrences des environnements familiaux. Dans l’univers du livre, qui a servi de support à l’enseignement pendant des siècles, la fracture traditionnelle liée à la lecture s’était progressivement réduite, mais l’arrivée de concurrences nouvelles dans les familles – télévision, informatique puis Internet – a rejailli sur la capacité des élèves à entrer dans le langage normé de l’École, encore marqué par le livre. Outre la raréfaction de certains écrits au profit de l’audiovisuel, c’est progressivement le changement de repères et la concurrence entre ceux prônés par l’école et ceux vécus à la maison qui émerge. Le consensus famille-école s’est peu à peu délité. Les difficultés liées à l’acquisition d’un vocabulaire varié et de formes syntaxiques plus élaborées sont encore accentuées par le peu de médiation familiale[9] autour des écrans qui parfois ont pris la place des espaces d’échanges verbaux, lors des temps de repas par exemple. Dès lors, il revient aux enseignants de s’appuyer sur la richesse fonctionnelle du numérique pour engager des projets enrichissants autour de l’expression orale et écrite. Ils peuvent inciter les enfants à aller plus loin que la simple réception des écrans pour y trouver des ressources répondant à leur curiosité personnelle, liées ou non à leurs activités scolaires. Lors de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, les supports numériques sont une source nouvelle d’activités ; par exemple, le passage de l’écriture manuscrite à l’écriture machine permet des changements d’attitude vis-à-vis de la production écrite. Certes, l’écriture manuscrite reste importante pour développer la perception physique et intime de l’écrit, mais le contexte numérique oblige au développement de compétences spécifiques désormais indispensables pour les enfants.
L’enseignant de collège a la possibilité d’observer la mutation des adolescents au cours des quatre années de leur scolarité. L’utilisation des technologies numériques et en particulier des outils personnels est un facteur de construction identitaire fort et nombre de jeunes y déploient une activité intense. Les apprentissages scolaires traditionnels s’y trouvent concurrencés, parfois même malmenés. Le contenu et la signification des textes proposés en classe sont mis en relation avec l’information que les jeunes peuvent trouver en dehors. Avec le livre, il était plus difficile pour un élève d’aller rechercher d’autres sources, si sa famille ne disposait pas d’ouvrages. Avec le numérique, cette concurrence, ou cette complémentarité, est immédiate. Il est que les enseignants intègrent ces possibilités, encouragent et forment leurs élèves à leur pratique. Les enquêtes sur les usages scolaires du numérique en dehors des temps scolaires montre que les élèves sont peu sollicités et même qu’ils déplorent l’absence de stimulation, ou de reconnaissance, de la part de leurs enseignants comme tendent à le montrer des travaux de recherche menés par Dominique Pasquier en 1997[10] ou encore l’enquête de l’association Fréquence Ecole de 2010[11]
L’adolescence est une période de développement important de la communication interpersonnelle. Le numérique rend désormais, dans ce domaine, de précieux services aux élèves. Cependant ce mode de relation développe fortement l’usage de l’oral. Les ordinateurs, téléphones portables et autres terminaux numériques encouragent l’émergence d’un oral-écrit, de préférence court. L’intégration de médias complémentaires (images, sons)  ou de signaux (smiley, émoticons) a introduit une autre dimension émotionnelle et sensorielle dans le document lui-même. L’approche de l’écrit classique s’en trouve fortement compliquée et les enseignants sont tentés d’aller vers de nouvelles formes d’intégration de ces éléments émotionnels au risque de dévoyer le texte initial ou de se mettre en difficulté face aux élèves en proposant parfois de travailler des documents de leur quotidien ou en « actualisant » un document classique.
Les enseignants de lycée général et technologique, qui basent l’activité de leurs élèves sur des écrits plus classiques et  une expression écrite longue (plusieurs pages) sont amenés à faire évoluer leur façon de travailler et à envisager l’approche des documents d’une manière plus souple. Cependant les incontournables de l’examen de fin d’étude (baccalauréat) ne leur laissent que peu de liberté quant aux contenus, tout en les invitant, en revanche, à faire preuve d’inventivité pédagogique. Par exemple, certains professeurs ont expérimenté des formules centrées sur le processus de travail et la méthode plutôt que sur les textes eux-mêmes[12]. Ce type d’approche vise surtout à développer les capacités d’analyse plutôt que la restitution de cours.
C’est en lycée professionnel que les enseignants sont le plus souvent confrontés aux pratiques sociales des jeunes au sein de la classe. La proximité des enseignements professionnels avec les technologies de l’information et de la communication facilite des formes d’apprentissage du français plus en lien avec les pratiques personnelles des élèves. La relation que les élèves entretiennent avec la discipline est souvent marquée par des a priori négatifs. Or les expériences d’usage du numérique en français ont révélé que les TIC peuvent être un moyen facilitant les approches et permettant d’enclencher des apprentissages situés ou au moins en lien avec un contexte plus familier. Parmi les expériences pédagogiques prometteuses, on relève celles qui sont menées avec des réseaux sociaux. Sur un plan plus spécifiquement didactique, ces pratiques doivent être interrogées si l’on veut les intégrer aux  apprentissages spécifiquement linguistiques ou  littéraires. Avec le numérique, il y a une proximité forte des élèves avec des écrits qui utilisent les registres du quotidien, cela peut renforcer leur besoin d’aller plus loin, de développer des compétences qui peuvent venir consolider leurs apprentissages scolaires. Confrontés aux limites de leurs pratiques ordinaires, ils peuvent mesurer aisément la distance qui les sépare d’usages et de productions plus littéraires.
2 – Vers des formes de lecture/écriture à repenser
Le mode principal d’accès à l’écrit proposé actuellement par les technologies de l’information et de la communication est celui du document court, texte, image, son…. Certes l’écrit est très présent, mais de moins en moins seul et le plus souvent dans des formes qui sont très synthétiques. L’écran et le clavier, qui ressentis au départ comme des freins à la lecture et à l’écriture, peuvent très vite devenir des auxiliaires précieux pour l’expression. Les logiciels de traitement de textes, parce qu’ils fournissent les moyens rapides de produire des écrits ayant un fini acceptable, présentable, peuvent déculpabiliser l’élève et favoriser la production. Cependant, à ces instruments, sont venus s’ajouter de nouvelles formes d’écriture plus instantanées, plus immédiates et plus liées à la communication orale et visuelle.
Le rôle et les fonctions de l’écrit dans la société changent. S’il est beaucoup plus présent qu’il a pu l’être il y a un siècle dans l’ensemble de la société, il n’est pas de même nature. De l’écrit littéraire à l’écrit utilitaire un changement s’est opéré. Les moyens technologiques ont très rapidement associé les images et les sons au texte. La vidéo est devenue une forme d’expression très facilement accessible, puisque disponible avec un simple téléphone portable. La multimodalité s’inscrit désormais dans le rapport des jeunes à la lecture et à l’écriture. L’accès facilité et permanent à des documents de toute nature a certes rendu la pratique de l’écrit plus familière, mais en même temps, il l’a enfermée dans des formes nouvelles, très éloignées des formes antérieures. C’est cet écart qui se constate dans la classe lorsqu’il faut aborder des textes classiques et les étudier.
En même temps que l’écrit multimodal s’est développé, la possibilité de passer à l’écriture a suivi le même chemin. Là encore,  la technologie renforce certaines pratiques, en particulier celle des écrits instantanés et réactifs. L’émergence des blogs avait laissé entrevoir le développement de nouvelles formes d’expression plus largement partagées. On a rarement parlé de « ces pages abandonnées », laissées en jachère après deux ou trois textes de peu d’intérêt. On a bien davantage parlé de ces millions de blogs créés par les jeunes, œuvres souvent éphémères. Le développement des réseaux sociaux a rapidement modifié le contexte ; c’est Facebook en particulier qui a rassemblé rapidement toutes les formes d’écriture de nombreux membres, des jeunes en particulier. A la différence du blog, le réseau social apporte l’instantanéité, transformant ainsi les écrits réflexifs en écrits réactifs. On observe avec l’écriture audiovisuelle la même évolution. Certains enseignants s’emparent de ces nouvelles formes d’expression émergentes pour dynamiser les apprentissages. Mais l’écart entre les prescriptions scolaires et la réalité des pratiques quotidiennes du document s’accroît engendrant des difficultés nouvelles dont les plus visibles et les plus médiatisées sont celles de l’orthographe et de la syntaxe. On peut penser toutefois que les vraies difficultés sont davantage désormais du côté de l’analyse et la réflexion, mises à mal par l’immédiateté et la réaction.  Il y a donc de nouvelles compétences à travailler, en particulier dans le domaine de la « fabrication » de documents. En effet, si lecture il y a désormais, c’est que le lecteur y perçoit aussi sa propre capacité à la production d’écrit en réaction (en particulier sur les réseaux sociaux), voire en modification, et donc renforce ainsi son intérêt de la lecture. Parce qu’il peut participer, même brièvement à cette production, l’élève peut désacraliser les formes traditionnelles de l’écrit pour entrer lui-même dans cette capacité et aller vers des écrits plus élaborées et plus longs.
Qu’est-ce qui peut expliquer la préférence des élèves pour l’écrit informatisé? Le manuscrit laissait apparaître des erreurs et des faiblesses que le numérique gomme facilement. Ratures, corrections, réécritures, qui rendaient visible le processus laborieux d’écriture, ne sont plus visibles désormais avec les écrits informatisés; le lecteur se trouve désormais devant un travail « propre » et « fini ». Les logiciels de toutes sortes aident désormais à la production écrite. Si le traitement de texte permet déjà de nombreuses corrections, d’autres produits d’aide à l’écriture permettent d’aller plus loin ; les enseignants doivent s’y intéresser. Cette démarche suppose de leur part une refondation de l’approche de l’écrit et en particulier de nouveaux modes d’évaluation des productions des élèves qui ne se cantonnent pas à la seule correction de surface, mais partent plutôt à la recherche des capacités d’expression. Si le numérique permet un déploiement important des possibilités d’usage de la langue, écrite en particulier, encore faut-il qu’on s’attache à les intégrer à l’apprentissage du français, en s’appuyant sur des démarches innovantes, mais sans trop s’éloigner des objectifs scolaires.
3 – Vers de nouvelles formes de l’activité langagière ?
L’attirance des jeunes pour la communication a trouvé avec les technologies numériques un support particulièrement efficace. L’individuation passe désormais par un usage structuré de ces instruments avec lesquels il faut se construire un « univers » réel et virtuel constamment disponible, à portée de la main. L’environnement numérique personnel a fait irruption jusque dans la salle de classe, parfois à l’insu des enseignants, et envahi l’espace d’information et de connaissance et plus généralement celui de la culture.
Parce que la classe a été conçue comme un espace de médiation avec le monde extérieur piloté par l’enseignant, elle se trouve aujourd’hui bousculée dans sa forme. Les informations entrent et sortent sans forcément que l’enseignant puisse en contrôler le flux. Le pilotage des activités est donc plus délicat. Prendre en compte cette évolution a amené les concepteurs  des programmes à inciter les enseignants à développer la « recherche d’information » sur des supports variés. Cependant cette recommandation souvent inscrite dans le préambule des programmes ne correspond pas à des possibilités opérationnelles courantes dans une grande partie des établissements scolaires. L’accès au matériel informatique se fait souvent loin de la classe et seules les expérimentations de dotations d’ordinateurs portables ou de tablettes numériques permettent d’entrevoir de nouvelles formes de travail en classe. La centration des équipements se fait le plus souvent autour de la personne de l’enseignant et du tableau qui, devenu numérique et parfois interactif, renforce la fonction de médiation initiale de l’enseignant. La présence d’ordinateurs dans les mains des élèves ou des étudiants dans les salles de cours commence à soulever de nombreuses questions pédagogiques et didactiques. L’accès instantané à l’information pendant le cours peut parfois déstabiliser l’enseignant confronté à des sources inattendues. Le développement de « co-activités » (tâches simultanées, en parallèle) s’amplifie et prend une forme nouvelle du fait du potentiel numérique. Ces pratiques qui s’inscrivent dans une longue lignée de stratégies de contournement des élèves (cf. les graffitis sur les tables) par rapport à la situation vécue prennent désormais une autre forme que l’enseignant ne peut ignorer.
Introduire l’information et la communication dans le cours de français rencontre des oppositions. L’analyse du programme proposé pour l’enseignement d’exploration de la classe de seconde « littérature et société » laisse pourtant peu de doute sur cette évolution. La prise en compte des nouvelles possibilités d’information et de communication prend pied dans les programmes. Si l’on suit l’analyse de Jacques Anis, on peut envisager ce fait comme la prise en compte d’une langue « vivante », en mouvement, en évolution. Sans chercher à sacraliser les mouvements de surface de la langue, liés à des modes ou à des moyens techniques limités (longtemps les SMS ont été limités à 140 caractères et ont été popularisés parce que peu couteux), il est désormais possible, voire nécessaire, d’intégrer cette dimension dans une démarche didactique visant à permettre aux élèves d’effectuer un parcours qui va de la communication ordinaire à la littérature. Les écritures collaboratives d’aujourd’hui font parfois penser à certains exercices de l’Oulipo et en tout cas s’inscrivent dans un mouvement culturel qui voit émerger de nouvelles écritures, de nouvelles productions en lien avec l’usage des outils numériques.
La difficulté, pour l’enseignant de français, est de créer cette continuité entre des pratiques sociales importantes et une culture plus générale, plus globale. Il ne s’agit pas de diaboliser telle ou telle approche. La montée en puissance de sciences de l’information et de la communication depuis près de trente années témoigne de l’importance prise par cette dimension dans la culture commune. L’évolution de l’enseignement du français, et plus généralement de l’ensemble des pratiques de langage dans le monde scolaire et universitaire nous oblige à réfléchir la place à donner aux pratiques d’information et de communication nouvelles qui apparaissent dans le corps social. Les chercheurs en histoire du monde contemporain ont repéré les difficultés qui émergent de ces nouvelles formes. Les récents évènements du renversement des pouvoirs dans certains pays d’Afrique du nord reposent fortement sur cette culture d’information et de communication complétée par des pratiques de l’écrit et de l’image.
La capacité d’interaction permise par les nouveaux instruments numériques a introduit de l’oralité dans le processus d’écriture. L’interactivité permise par la machine (liens cliquables et autres interventions possibles sur l’écran) a enrichi le dialogue technique avec le support. L’interaction humaine instantanée a aussi modifié le rapport du lecteur au document. Le principe du wiki, et plus généralement les outils d’écriture collaborative en temps réel, permettant à plusieurs personnes d’écrire simultanément le même document. Cette possibilité déplace la force du document écrit dans l’imaginaire de chacun : désacralisation lente du document écrit fini au profit, parfois, d’une sacralisation, parfois démesurée de l’écrit collaboratif interactif.
Le lecteur auteur serait désormais un être en interaction réelle et virtuelle. Non seulement dans le rapport à son texte mais aussi avec les autres lecteurs auteurs, dans un tourbillon potentiel de communication. L’auteur est pris désormais dans une nouvelle dynamique. Dans le quotidien des jeunes cette forme émergente de l’expression reste encore peu perçue. Certains artistes l’expérimentent. Des enseignants tentent de donner forme et matière dans leurs classes dans des innovations parfois surprenantes, voire naïves. On observe cependant que le rapprochement entre le domaine de l’information-communication et celui du français est indispensable dans un univers largement envahi par les moyens numériques.
Conclusion
Quelle forme d’enseignement du français proposer pour les générations à venir ?
L’introduction des outils numériques à l’école pose donc de manière cruciale la question de l’évolution de l’enseignement du français et des formes qu’il doit prendre pour les générations à venir. Les possibilités de pratiques personnelles ainsi que l’accessibilité accrue aux ressources et aux instruments numériques ne peuvent rester à la porte de la classe. Elles font partie d’un environnement culturel dont l’effet est au quotidien autrement plus important que ne l’a été en son temps celui de la télévision. Jamais les élèves n’ont eu autant accès à un potentiel de lecture-écriture si riche et si varié. Est-il encore raisonnable d’en priver l’école ?
Va-t-on vers une séparation plus grande entre l’accès à la culture littéraire et la maîtrise des usages de la langue ?
La place de la littérature dans l’enseignement du français  ne peut être exclusive des autres formes, en particulier dans les évaluations terminales. Les déficits fonctionnels de l’usage de la langue chez de nombreux jeunes obligeront, surtout en lycée, à remettre en cause une marginalisation des pratiques ordinaires de la langue au profit de l’accès à la littérature.
Quel dialogue peut-il se créer entre les sciences de l’information et de la communication et l’enseignement des lettres ?
La linguistique, la sémiologie ont déjà ouvert des chemins importants dans cette direction, mais le monde scolaire semble peu marqué par ces travaux. L’éducation à l’image, prévue dans les programmes du collège, ou encore la semaine de la presse, sont des éléments qui vont dans ce sens, mais qui sur le fond restent assez éloignés des enjeux soulignés ici. Si l’on tient compte des récentes enquêtes et observations menées sur les usages dans les classes, les liens entre ces champs disciplinaires sont de plus en plus évidents et une approche pluridisciplinaire incluant aussi l’ergonomie et la psychologie cognitive tout autant que les sciences de l’éducation semble souhaitable.
Bruno Devauchelle



[1] ELLUL J. (1988 – 2010), Le bluff technologique, Arthème Fayard, Hachette.
[2] JACQUINOT, G. (1985), L’école devant les écrans Paris, ESF.
[3] JACQUINOT, G.  (1996). « Les NTIC: écrans du savoir ou écran au savoir ». In Outils multimédias et stratégies d’apprentissage du FLE, Cahiers de la Maison de la Recherche. Université Charles de Gaulle-Lille 3. Tome 1. pp 13-22.
[4] ANIS  J. (2001),  Parlez-vous  texto ?  —  Guide  des  nouveaux  langages  du  réseau  (Dir,) Paris, Le cherche midi éditeur.
[5] ROSA H. (2010) Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
[6] LACHANCE J. (2011) L’adolescence hypermoderne. Le nouveau rapport au temps des jeunes, les Presses de l’Université Laval.
[7] PASQUIER D. (2005) Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, éditions Autrement.
[8] PLANTARD P. (2011) Pour en finir avec la fracture numérique, FYP Editions, Limoges, 2011.
[9] Site de l’association Fréquence école : http://www.frequence-ecoles.org/accueil:nos-actions:la-recherche consulté le 10 juin 2012.
[10] JOUET J et PASQUIER D. (1999) Les jeunes et la culture de l’écran, enquête nationale auprès des 6 – 17 ans, in Réseaux n°92 – 93 Cnet-Hermès SciencesPublication
[11] KREDENS E,. FONTAR . (2010) Comprendre le comportement des enfants et adolescents sur Internet pour les protéger des dangers, Fondation Fréquence Ecole.
[12] Site d’Elisabeth Kennel, Cahier cours  – http://elisabeth.kennel.perso.neuf.fr/ consulté le 6 juin 2012.

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