La mise à distance à l’école primaire, une question de conception de l’enseignement, avec et sans le numérique.

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A la rentrée une question essentielle va se poser : peut-on faire de l’enseignement à distance pour les enfants du primaire ? On peut aussi poser différemment la question : comment organiser l’enseignement primaire si l’on ne peut accueillir tous les enfants dans les écoles compte tenu des conditions sanitaires envisageables ? La réponse actuelle qui va dans le sens du numérique et d’un équipement massif n’est pas aussi évidente qu’un projet tel que celui qui concerne l’Aisne et le Val d’Oise peut le laisser penser. Le député Jacques Krabal annonce, le 15 juillet, un programme d’équipement numérique et de formation de 27 millions d’Euros pour le primaire de ces deux départements. Le ministre de l’éducation confirme cela dans une interview du 27 juillet, en évoquant un équipement généralisé (Hollande, le retour ?). Sans savoir d’où vient cet argent (PIA ?) et sans en connaître les modalités concrètes, on s’aperçoit que ce genre d’initiative mériterait un véritable questionnement sur la manière d’enseigner à l’école primaire dans les prochains temps et de questionner la placele rôle et la forme du « hors l’école » . Commencer par équiper et former, en et au numérique, c’est imaginer une réponse avant d’avoir réellement creusé la réponse. A moins que, si c’est la réponse, les initiateurs de ce projet pensent que le numérique est la « seule » réponse possible à la situation à venir et que une fois le matériel distribué, comme par magie, peut-être, les obstacles disparaitront. Avant d’examiner cette question du seul équipement, il y a d’autres questions à étudier.

Que signifie la mise à distance pour l’école primaire ? La relation que les enfants entretiennent avec le lieu école et l’ensemble des activités proposées, est d’abord l’expérience d’une autre relation au monde, et c’est déjà une mise à distance pour l’enfant. Après la cellule, familiale, la crèche ou la garde à domicile, arrive la construction de la socialisation. Si vous regardez des enfants entre deux et cinq ans en contexte de scolarisation, vous observez cette transformation qui va de l’autre objet à l’autre sujet et l’autre interactif. Dans le même temps, et c’est assez récent, un tiers intervient de plus en plus souvent dans cette construction du monde : les supports médiatiques, télévision, téléphone portable, tablette et autre. Pour le dire autrement, cette expérience est d’abord celle de la prise de distance progressive par rapport au milieu familial, au foyer. Si la première distance est celle qui signifie une séparation progressive du cocon affectif, la seconde distance s’installe quand l’enfant construit son univers personnel et construit une sorte de « partenariat » avec les structures de son environnement. L’arrivée du confinement au mois de mars 2020 a introduit un retournement de situation, un renversement du cadre. Ni les enfants, et encore moins leurs parents, n’ont été préparé à cela, si tant est que cela était possible et imaginable. Non, on ne pouvait pas s’y préparer. Avec la rentrée qui s’annonce et les hypothèses qui peuvent être émises à ce propos revient alors la question d’une poursuite de ce renversement de la distance.

Dans la famille, à la maison, et toutes les enquêtes le confirment, les conditions de vie sont extrêmement variées et elles entraînent des conséquences aussi variées. Même si certaines d’entre elles (DEPP) semblent montrer une appréciation globalement positive (entre 75 et 80%), il faut fortement nuancer. D’une famille vivant dans un large espace ouvert et connectée via Internet avec des adultes disponibles pour accompagner les enfants, à une famille (parfois monoparentale) dans un tout petit logement (deux pièces trois enfants, deux adultes) avec des parents qui sont obligés d’aller au travail pour subvenir au besoin de tous, laissant les enfants s’occuper par eux-mêmes avec les modestes moyen du bord, on reconnaît aisément que l’on est dans l’illusion d’une égalité dès lors que l’école est fermée. Mais l’école ouverte à nouveau serait-elle signe d’une égalité entre tous ? Si les conditions matérielles le sont, ce sont les conditions humaines qui ne le sont pas réellement. Car si la scolarisation met à distance l’espace familial, elle ne le compense pas, loin de là. Reconnaissons que les deux derniers ministres de l’éducation ont essayé et continuent de faire de gros efforts en particulier autour de la première scolarisation (obligation à trois ans) et des premiers apprentissages (diminution du nombre d’élèves par enseignant en CP, priorité lecture, écriture, calcul). Mais ces efforts se font dans l’école et la question reste de savoir dans quelle mesure ces actions peuvent compenser les autres inégalités que l’on pourrait qualifier de socio-culturelles et socio-économiques.

Les apprentissages premiers se font sur la base d’interactions humaines fortes. Pourquoi, parce qu’elles permettent aux enfants de construire le sens, l’intention de ces apprentissages pour leur développement personnel. Le lieu de regroupement des enfants, appelé aujourd’hui école, est basé sur cette double éducation, sociale et cognitive, qui doit déboucher ensuite une éducation citoyenne. Se pose alors la question du déséquilibre qu’imposerait une nouvelle mise à distance liées à des conditions sanitaires incertaines. Les moyens numériques ne peuvent se penser que dans un système plus global, plus général qui répond à ses buts fondamentaux. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des performances cognitives, sinon l’EAO (Enseignement Assisté par Ordinateur) aurait depuis longtemps résolu le problème tout comme l’enseignement magistral en présence et à distance. La technicisation de l’acte d’enseigner ne suffit pas à l’apprentissage, avec ou sans numérique. Pour le dire autrement l’énigme de la complexité du sujet ne peut se résoudre avec la simple rationalité de quelques travaux scientifiques dont on connait désormais la fragilité.

La généralisation des équipements médiatiques et surtout numériques à domicile a progressivement modifié l’équation. Radio, télévision, Internet et web, à l’instar des livres et de l’écrit ne suffisent pas à réduire les écarts. Car posséder un équipement ne préjuge en rien de son utilisation et du sens qu’on lui donne. Toutefois, le rôle joué par ces dispositifs techniques vis à vis des trajectoires individuelles de connaissances ne peut être négligé. La dimension industrielle d’une part, économique d’autre part, de ces moyens s’appuie sur une très large diffusion appuyée sur des moyens financiers importants. Pour le dire autrement, les financeurs de ces moyens attendent bien sûr un retour sur investissement. Pour l’obtenir, de nombreux moyens sont mis en œuvre, le but final étant d’être vu (consulté, lu…) par le plus grand nombre. Dans une situation d’enseignement à distance, au domicile cette concurrence joue pleinement et de manière multiple : selon les types et le nombre de terminaux d’une part, mais aussi selon les modes de vie, de travail, de culture ou simplement pour les enfants des facultés d’attention et les intentions d’agir. A la télévision en flux qui s’appuie sur une passivité relative du spectateur, peut s’opposer la console de jeu qui elle s’appuie sur une implication forte du joueur. Quant aux apprentissages à distance, il faut alors qu’ils puissent trouver leur place dans ces contextes variés. C’est la culture familiale qui construit cet environnement et qui le fait évoluer au cours du temps. Si l’équipement suffisait ça se saurait. Tous les travaux de recherche qui déclarent l’influence directe et profonde de l’émetteur sur le récepteur ont été mis à mal par l’étude des modes de réception. Ceux-ci ont montré la place de ce contexte socio-culturel dans lequel se trouve le récepteur et bien sûr sur ses intentions quand il met en œuvre ces moyens techniques.

Equiper et ne déclarer que cela comme intention, même si on l’accompagne de formation (magie, illusion), est une erreur si on ne prend pas en compte l’environnement dans lequel cet équipement se déploie. De plus une dimension temporelle doit être prise en compte, comme on a pu le détecter dans les travaux menés sur les expérimentations d’équipement de longue durée. Le processus d’appropriation est beaucoup plus lent qu’on ne le croit. Il y a bien sûr plusieurs niveaux d’appropriation, de la prise de contact à la domination de l’objet technique, mais l’appropriation, dès lors qu’elle se situe dans le cadre d’une acculturation, demande un temps long qui fait entre autres, passer l’objet de corps étranger à « l’incorporation ». C’est l’étonnant phénomène observé sur un temps très cours à propos des smartphones qui n’ont mis qu’à peine dix années à être incorporées. Mais alors il faut se pencher sur l’appropriation au-delà de cette incorporation (celle qui fait une sorte de fusion entre l’objet et l’humain). C’est là que l’on observe des mutations progressives des habitudes culturelles (au sens anthropologique du terme) et donc des transformations individuelles de plus en plus « profondes ». Bien sûr ces transformations ne sont pas uniformes, elles sont mêmes très singulières dès lors qu’on y regarde de près. Et c’est justement le problème qui se pose dans les familles. Cette singularité dans l’appropriation et l’acculturation est un des éléments clés des différences, des inégalités (si ce terme est réellement adapté ici ?) que l’école entend combler par la mise à distance de l’enfant de cet environnement. Avec le retour d’un enseignement à distance ou même hybride ne peut se passer d’interrogations fortes sur la manière dont cela va se passer dans des familles, des foyers, déséquilibrés (par rapport à une période antérieure) et qui risquent d’être à nouveau en difficulté pour accompagner les enfants.

A suivre et à débattre
BD

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