L’image de superficialité qui est souvent associée aux usages des outils numériques accompagne l’impression, souvent exprimée, que l’humain y perdrait le sens, l’humanité, l’intériorité. Le sentiment que nous sommes entrée dans une société de flux (information) après avoir vécu dans une société de stock (marchandise) ainsi que l’accélération des transports, matériels et numériques, semblent conforter les interrogations dans ce domaine. Lorsque dans un transport en commun on observe les comportements humains, les casques et oreillettes d’écoute de musique sont désormais complétés par les appareils nomades (téléphones et smartphone) qui semblent parfois capter et « séparer » les usagers. Les comportements d’isolement déplorés avec le développement de la musique s’enrichissent depuis les réseaux sociaux numériques en particulier, de comportements de communication, orale ou écrite, parfois effrénés. On peut avoir l’impression qu’à l’isolement procuré par l’écoute individuelle d’une musique vient s’ajouter un isolement par la communication avec un ailleurs en liaison, presque là. Il arrive parfois même que cette communication s’invite dans l’espace commun lorsque la personne qui téléphone s’exprime à haute voix et fait partager, sans en avoir conscience, sa conversation privée avec les voisins.
Entre l’injonction d’être soi pour construire son identité numérique et l’oubli de soi, que l’on ressent lorsque l’on est pris dans un flot d’activités communicationnelles et relationnelles, il y a peu de place semble-t-il pour développer ce qui, au cœur de chacun est pourtant un constituant essentiel, la capacité à penser un soi, là, maintenant et en devenir. Autrement dit nous ressentons de plus en plus la difficulté à pouvoir « prendre le temps », faire des « arrêts sur image », partager en commun ses « interrogations sur le monde et la vie », mener une activité de « réflexion spirituelle ». Cette question se pose d’abord pour chacun de nous avant de se poser pour les autres. L’adulte, dont l’exemplarité des conduites est constamment mise en question, est donc amené de plus en plus à réfléchir ses attitudes, ses comportements. Il est regardé mais aussi montré par les médias, par les autres, par les jeunes et a fortiori par les élèves dans les classes. Cette question de l’exemplarité est essentielle à l’adulte éducateur qui entend permettre au jeune de construire sa propre image d’adulte. Non pas que le jeune cherche à imiter l’adulte, mais il cherche en lui la source de la vie qu’il construit. Or le numérique, ce sont les adultes qui l’ont imposé aux jeunes. Le téléphone portable, bientôt le smartphone, ou encore récemment la tablette numérique sont devenus des objets du quotidien que les adultes imposent progressivement à leurs enfants. Ils leur imposent aussi certains de leurs comportements. Et parfois cela se fait en lieu et place de bien d’autres attitudes qui auparavant faisaient le tissu de la vie quotidienne.
Les développements technologiques contemporains s’inscrivent dans une société qui a renforcé la responsabilité de l’individu, dès son plus jeune âge. Les artefacts numériques, les machines, sont devenues de plus en plus personnelles, intimes même. Le collectif auquel chacun de nous appartient a de moins en moins prise sur notre univers créé avec le numérique. La chambre de l’enfant, espace d’intimité, permet des comportements de mise en retrait, de repli, mais aussi de réflexion. Les machines numériques ont créé une continuité nouvelle entre le moi de la chambre et le moi dans l’espace public. Les séparations s’estompent, les frontières deviennent poreuses. Les codes collectifs qui s’imposaient jadis de l’extérieur, du groupe social, sont bousculés par les possibilités offertes à chaque individu de définir ses propres codes : quand et où utiliser ces machines ? Or l’observation des comportements révèle rapidement que la réponse n’est plus la même qu’auparavant.
Chacun de nous peut être tenté de s’abstraire du groupe avec lequel il est pour se replier sur son espace personnel numérique. Cette lourde responsabilité individuelle qui apparaît désormais dans le champ social ne va pas de soi. En même temps il y a injonction à être soi et en même temps il y a risque d’isolement d’avec les proches. Si le travail de l’intériorité peut s’entendre dans ce que d’aucuns appellent l’intimité personnelle, il ne s’articule pas avec l’isolement, la déconnexion du groupe social humain de proximité. S’il ne peut y avoir d’intériorité que s’il y a aussi un rapport à l’autre, alors il faut repenser nos manières de faire avec les autres, avec le numérique ou sans. La fascination, la force d’attirance des écrans arrachent souvent la personne à son environnement physique pour l’amener vers un environnement numérique. C’est dans la capacité à gérer cet entre deux, dans la conscience et le choix que peut se travailler cette dimension « sociale » de l’intériorité.
Pour se construire soi, il faut pouvoir faire un travail réflexif. Les moyens numériques offrent désormais un nouvel espace de réflexivité ou plutôt modifient les espaces traditionnels. Ils transforment en particulier l’espace et le temps de l’action, individuel et collectif. L’autre n’est pas en premier un être physiquement rencontré, il peut aussi bien être des mots, une voix, une photo, au travers des moyens techniques. La proximité de l’autre n’est plus liée à la géographie des corps, mais plutôt à la rencontre des représentations numériques auxquelles il va falloir progressivement donner sens dans l’interaction qui va pouvoir alors se créer. Cette distance à l’autre va donc pouvoir être flexible, variable. Et pourtant, les travaux menés sur ces comportements montre que la rencontre physique est, chez les jeunes en particulier, initiatrice, de manière majoritaire de la sociabilité prolongée souvent par le numérique. C’est cette extension progressive de la sociabilité qui constitue la nouveauté apportée par les moyens actuels. La télévision avait ouvert le droit de voir, de contempler, éventuellement, le spectacle de l’autre, au travers des intermédiaires professionnels des médias de flux. Internet apporte désormais la possibilité d’interagir et donc « d’entrer en contact » au delà des sphères autorisées par les dimensions matérielles de l’existence quotidienne. Ces nouveaux espaces sont potentiellement richesse pour se construire, mais risque d’appauvrissement ou de déséquilibre, si elles mettent en concurrence le proche physique avec le lointain numérique.
Le troisième aspect de la rencontre entre l’intériorité et le numérique est l’exposition de soi, plus souvent appelé « identité numérique ». Pour le psychanalyste, qui parlera d’extimité, parfois un peu rapidement, il y a perte. En réalité il y aussi construction, mais d’un nouveau genre. Etre spectateur des écrans n’a jamais favorisé l’intériorité car cela « aspire » la personne vers un ailleurs. Le potentiel d’interaction humaine, la possibilité de tester son être au regard de soi et des autres au travers des usages du numérique offre un panel nouveau d’expérience de la construction de soi. Cette mise à distance de soi, cette mise en forme de soi sur un support externe sont des éléments intéressants et pouvant permettre un travail sur soi. Encore faut-il prendre le temps de le faire. Le risque de la communication éphémère et instantanée est présent. Seul un travail lent et probablement assez long d’élaboration de documents pour le numérique pourrait permettre ce travail d’intériorité qui se rapprocherait alors de celui de l’écrivain qui fuit la conversation, du chercheur qui fuit l’opinion. La mise en lumière sur des espaces en ligne de cette production issue d’un travail de l’intériorité permet des prolongements, des croisements, des enrichissements, pour peu que d’autres entre en résonnance avec ce travail. La lecture du commentaire réfléchit d’un billet de blog est pour l’auteur une source essentielle d’enrichissement de son univers personnel. Malheureusement il n’est pas certains que l’accélération actuelle des flux d’échanges numériques ne soit propice à cela.
Enfin, ce qui manque radicalement dans l’univers numérique actuel, c’est le recueillement, le temps à soi. L’écran est toujours un autre, même s’il est une sorte de miroir de soi-même (on peut très bien contempler l’image de soi que l’on produit en ligne avec certains sites capables de recenser celle-ci). Le narcissisme est l’antithèse de l’intériorité. En effet la seule dimension que l’écran ne peut apporter à la réflexion individuelle c’est l’authenticité, l’unicité. L’écran c’est la distinction, la séparation, l’extériorisation en quelque sorte. Cette tentation constante est alimentée par le souci et le plaisir de la reconnaissance. Or les espaces d’échanges sont très flatteurs et leurs algorithmes qui renforcent les cercles proches au détriment des autres, créent un sentiment de bien être qui n’a pas de sens réel. Avoir des « like » (j’aime) des amis sur un réseau social donne un sentiment de puissance qui n’aide en rien à l’intériorisation, bien au contraire.
Ce ne sont pas les cures de sevrage numérique qui peuvent permettre de dépasser ce manque. Elles sont illusoires et très temporaires. Tout au plus peuvent-elles aider à poser les termes du problème et c’est déjà bien. Il semble bien que dans l’éducation aux médias, revendiquée à nouveau en ce moment, il y ait encore une insuffisance. Outre que nous n’avons plus vraiment affaire à des médias de flux mais des médiateurs techniques d’interactions, il y a surtout une absence de mise en perspective de la place prise par ces nouvelles formes de relations sociales et cognitives dans le cadre bien plus général d’une vision de l’humain. A moins que cette absence ne soit l’abandon d’une grande partie d’entre nous à une nouvelle loi, celle de l’oubli se soi au sein d’un collectif numérique extérieur, et désormais incontrôlé par l’usager, mais probablement contrôlé par d’autres intérêts dont la plupart son économiques.
Ce texte a été publié dans un ouvrage de l’IFEAP (Institut de Formation de l’Enseignement Agricole Privé), consacré à l’intériorité en éducation, en juin 2013
Oct 07 2013
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