De Bernard Stiegler à Bruno Latour, passant par Maurizio Ferraris, Stephane Vial ou encore Thierry Hoquet, sans bien sûr parler des « anciens » et toujours « actuels » nouveaux philosophes (et en en oubliant bien d’autres patentés ou non), il y a une montée étonnante d’adrénaline philosophique autour du numérique. Un provocateur semble, en partie, en porter la responsabilité : Michel Serres. Un autre provocateur semble en être le catalyseur : Alain Finkielkraut.
Au nom de mon intérêt pour ces propos, je dois d’abord avouer mon incompétence. Ou plutôt ma difficulté à comprendre les postures des uns et des autres, en particulier sur un plan idéologique mais aussi philosophique. J’ai parfois envie de reprendre la démarche de Bruno Latour dans les labos de sciences dites exactes, dans lesquels il est allé débusquer les fondements du discours scientifique (La Vie de laboratoire : la Production des faits scientifiques (traduction française de Laboratory Life: The Social Construction of Scientific Facts, Bruno Latour et Steve Woolgar – Beverly Hills, Sage Publications, 1979) et d’interroger ces travaux philosophiques avec un prisme voisin. Outre les livres, deux articles de Bernard Stiegler (Esprit N°401, janvier 2014, le numérique empêche-t-il de penser ? article au titre presque éponyme de celui de Nicholas Carr sur Google : publié en juin 2008 dans la revue The Atlantic), et un article publié dans la revue (Mooks) « Global, un autre regard sur les médias » n°01 de l’INA janvier 2014, il y a l’intervention de Bruno Latour lors de la journée organisée à l’ENS Lyon par le laboratoire IXXI sur le thème « gouvernance et numérique » le 4 avril 2014.
Sans entrer dans l’analyse du fond des propos, il y a semble-t-il une forme bien spécifique de ces discours, sorte de « spectacularisation » du propos, qui pose question. Cette forme du discours repose d’abord sur des termes choisis et discutés. Ainsi panoptique vs oligoptique, ou encore, plus simplement données vs obtenus (cf la conférence de Bruno Latour). Ceci dit les mots ont une importance mais de là à en faire un choix exotique voire abscond, quand ce n’est pas simplement un ensemble d’anglicisme ou de termes anglais, il y a un pas que nombre de ces auteurs franchissent allègrement. Est-ce un sophisme des temps modernes ? Ils s’en défendront bien sûr, mais on peut cependant en trouver quelques traces, en particulier lorsque la « mise en scène » (au sens premier du terme) y incite. Le vertige du discours ne serait-il pas un nouvel « ordre du discours » pour reprendre Michel Foucault, ou encore une des mythologies contemporaines pour s’inspirer de Roland Barthes. La spectacularisation chère à Pierre Bourdieu, ou encore la société du spectacle discutée par Guy Debord (et aussi Raoul Vaneighem) n’auraient-ils pas atteint nos philosophes ? Les mettre tous dans un même cercle est une erreur, mais c’est cependant ce que la forme nous incite à faire.
Ce qui caractérise cet usage des termes c’est l’utilisation de l’analogie ou de la métaphore pour amener à la compréhension, en quelque sorte l’image de l’idée se trouve projetée dans le mot. Ce qui caractérise aussi ces propos, c’est la tentative de « dire » le numérique. Y a-t-il matière à dire le numérique, en philosophie ? N’est-ce pas une illusion ? Disent-ils le numérique, ou disent-ils la relation entre l’humain et le numérique ? Car dans tous ces textes, on est confronté à une question ontologique que rappelle d’ailleurs Thierry Hoquet, d’une manière ou Stéphane Vial d’une autre : quid de la machine, quid de l’homme ? Continuité, séparation ? Complémentarité, opposition ? Réification, déification ?
Pour l’éducateur aux prises avec les TIC dans sa pratique, le questionnement philosophique est souvent un « after », un au-delà, un inaccessible presque, tant l’urgence de l’action impulsée par ces technologies vise justement à freiner toute velléité de penser derrière les objets. Mais c’est aussi parce que ce type de propos semblent très éloignés de ces réalités quotidiennes, comme si les philosophes s’autorisaient à parler sans vraiment aller voir les pratiques et préférer les propos sur les pratiques (de leurs pairs de préférence). Cette méfiance, voire cette ignorance, n’empêchent pas certaine fascination pour ces discours. Et pourtant, il faut rappeler que, en matière de numérique, l’expérience intellectuelle ne remplace pas l’expérience factuelle, en d’autres termes, il faut mettre les mains dans le cambouis. Rappelons-nous les textes de Pierre Lévy et leur distance avec certaines réalités, leur analyse révèle aujourd’hui la limite d’une pensée qui ne va pas jusqu’au bout de l’exigence de travail sur ces sujets.
Sans vouloir pourfendre tel ou tel, il me semble qu’il faut interroger ces discours et ne pas laisser l’autorité des mots et des idées prendre le pas sur l’autorité du travail intellectuel. Les médias sont un miroir aux alouettes, mais c’est surtout leur effet, l’ambition de la reconnaissance et de la popularité, qui fait vibrer beaucoup de nos contemporains. Cela interroge les travaux de fond, peu popularisé, mais pourtant ô combien sérieux qui ne parviennent que très tardivement aux oreilles du grand public. Il nous faut en appeler à la vigilance des « médiateurs » de toutes sortes, mais aussi à celle de ces « auteurs » qui sont parfois pris dans le vertige de l’autorité de la parole, ou plutôt l’autorité de celui qui parle et qui a de l’audience.
A débattre
BD
Mai 08 2014
1 Commentaire
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Des expressions un peu trop hermétiques pour le commun des humains. Moi j’aimerais bien en apprendre davantage.
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