Education, rationalité et numérique…

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Un météorologue a été récemment interrogé au sujet des prévisions qui avaient été faites au printemps annonçant un été sec et chaud. Au milieu de l’été après un mois de temps très moyen et humide, chacun se demande pourquoi les prévisions se sont avérées fausses. La réponse fut celle d’un prévisionniste qui explique que le modèle utilisé pour prévoir n’était pas parfait, mais qu’il tendait à s’approcher du réel à venir, au moins en partie (ici les températures moyennes). Au cours des mois de crise sanitaire, on a pu entendre aussi les voix des prévisionnistes, épidémiologistes et autres scientifiques, qui annonçaient des tendances dont certaines se révélaient au moins en partie inexacte. Là encore ce sont les modèles qui n’auraient pas fonctionné parfaitement. À cela plusieurs causes possibles : données de base inexactes, modèles basés sur des faits proches existant dans le passé mais différents des actuels faites.. La question de fond que posent ces exemples est celle de la rationalité, de son évolution, de la démarche scientifique qui la fonde.

Modélisation, catégorisation, typologie, classification, statistiques, probabilités etc… sont des démarches qui tendent à rendre compte du réel. L’arrivée de l’informatique a fortement permis le développement de ces démarches. Les instruments informatiques/numériques sont désormais au coeur de ces actions que mènent le plus souvent des chercheurs, des analystes… Malheureusement, il y a aussi l’incertitude, la complexité. A vouloir décomposer le monde de manière analytique, on oublie qu’il est d’abord systémique. Or cette systémie met à mal les modèles dès lors qu’ils portent sur des objets d’études larges en en montrant les limites. Ce que certains spécialistes nous disent, c’est que, dans leur modèle, un paramètre, ou plusieurs, ne correspond pas à ce qu’on a l’habitude de voir. Cela signifie que le modèle construit s’est basé sur des régularités constatées de manière statistique, mais qui ne sont pas exclusives d’exceptions.

La catégorisation du réel, les classifications, les typologies, les modélisations, sont des démarches réductrices du réel. Elles ont un intérêt scientifique et social. Scientifique, car elles permettent de faciliter, en partie la compréhension du monde. Social, car elles rassurent la population en affirmant, « chiffres à l’appui », ce qui serait vrai… ou du moins présenté comme tel. Les moyens informatiques et leurs évolutions renforcent encore cela : recueil de données (traces), capacité de calcul, modèles mathématiques, algorithmes sont à la base d’affirmations que l’on peut repérer facilement dans les discours de certains scientifiques ou de certains vulgarisateurs, quand ce ne sont pas les médias eux-mêmes. Mais ces manières de construire des savoirs ont aussi des limites. En premier lieu, elles ont tendance à éliminer, pas lissage statistique, les différences les plus minimes, les plus rares. Ensuite, les nombreux biais qui peuvent entacher ces démarches supposent que la vérification soit possible par tout contradicteur ou simplement tout sceptique qui veut comprendre. Et enfin, le risque est une proposition dogmatique posée à partir de ces catégorisations. C’est pourquoi les météorologues interrogés restent sur leurs gardes afin d’éviter ce piège.

L’informatique a introduit un biais majeur : celui du binaire. Car c’est la limite essentielle, initiale et permanente, qui ne laisse pas de place entre le zéro et le un. De manière plus générale, l’arrivée de l’informatique a ajouté une image de certitude et de rationalité aux objets sur lesquels on la fait travailler. Outre qu’elle est binaire et donc ne laisse pas de place aux valeurs intermédiaires, l’informatique y ajoute les traitements du signal qui transforment les données acquises et les rend plus facilement accessibles et utilisables. Pour se parer des critique, a été proposée, l’approche par la logique « floue », les chercheurs étant conscients des limites de leurs méthodes. La généralisation de l’informatique jusque dans les objets du quotidien a rendu la population familière, tout en la rendant de plus en plus ignorante de son action réelle, derrière les interfaces dont les écrans sont les principaux représentants. On peut illustrer très caricaturalement cela par la fabrication des « nuages de mots ». On obtient ainsi une représentation dont on peut penser qu’elle est signifiante, mais dont il faut pourtant analyser la procédure qui les rend possibles. On peut le dire de même de la plupart des visualisations et schématisations que l’on rencontre dans de nombreux documents scientifiques ou non. Cela signifie qu’il faut donc permettre à chacun de pouvoir déconstruire ce qui se passe pour l’obtention du résultat final. Voilà un travail qui, dans les lieux d’enseignement et de formation, devrait être fait systématiquement. Il suffit de lire les commentaires faits actuellement sur les réseaux sociaux à propos des statistiques présentées par le fondateur du site covidtracker pour s’en rendre compte. On s’aperçoit que chacun y va de son interprétation sans que l’on puisse aller plus loin dans l’analyse et surtout sans effectuer cette nécessaire déconstruction du « produit fini ».

L’informatique a donc potentialisé les processus de catégorisation et autres. Désormais avec les puissances de calcul colossales permises, ainsi que les algorithmes complexes, on rentre encore plus dans un univers qui relève davantage de la boîte noire, la déconstruction devient de plus en plus difficile. Est-ce pour autant qu’il faut accorder une confiance totale à ces résultats ? Certains chercheurs s’emparent de cela pour conforter leurs affirmations, au nom de la rationalité. Ils sont rejoints par des experts, des commentateurs et autres analystes qui ont bien compris que l’affirmation chiffrée est d’autant plus crédible qu’on ne la déconstruit pas.

Dans de nombreux domaines scientifiques, une nouvelle rationalité vient relayer l’ancienne (issue du 18è siècle et du début du 20è). Le seul problème, c’est qu’elle se heurte à une réalité qui est beaucoup moins rationnelle qu’on ne le pense. Certes, elle n’est pas irrationnelle et la force heuristique des catégorisations et autres typologies sont importantes à prendre en compte, mais elle impose de rester modeste. La crise sanitaire, et il faudra relire tout ce qui s’est dit et écrit au cours de ces mois, est une illustration de l’incertitude et des limites de la rationalité. C’est d’ailleurs pour cela que le politique y perd son latin et est obligé d’avancer à pas comptés. Il est d’ailleurs parfois imprudent, mais peut-il en être autrement ? Les chercheurs sont aussi sujets à ces doutes.

La crise sanitaire, autant que l’évolution de l’informatique et du numérique doivent nous inviter à faire acte d’éducation. C’est aussi bien envers les jeunes que les adultes qu’il est important d’engager des actions d’enseignement, d’éclaircissement, d’explication et d’explicitation si l’on veut que la promesse émancipatrice de l’éducation voulue dès la Révolution française ne se transforme en volonté de contrôle, de pouvoir, de surveillance. Accepter les tâtonnements, les bricolages, les braconnages, est une posture qui est au coeur de l’enseignement, de la transmission. Le fameux schéma de Shannon à propos de la transmission de l’information, rapidement contestée, est à rapprocher des derniers travaux d’Alan Turing qui ouvrent la voie d’une recherche d’une rationalité qui ne soit pas uniquement binaire, conscient qu’il était, semble-t-il, des limites d’une approche qui exclurait le biologique.
Apprendre à lire des schématisations, à critiquer des typologies, à interroger enquêtes et sondages, vérifier et controverser les apparences et les affirmations devraient être au coeur d’une éducation et d’enseignements concernés par l’accès à la compréhension du réel. Pour cela, les enseignants vont aussi devoir travailler, entre eux, sur ces questions. Car c’est d’abord au sein de la communauté enseignante que doivent être discutées ces questions (Cf. le livre de M. Canto-Sperber, sauver la liberté d’expression, Albon MIchel 2021). Comme pour d’autres objets auxquels il est nécessaire que les enseignants développent leurs connaissances et leurs compétences, c’est d’abord dans la confrontation entre pairs que doivent se construire les démarches dites de formation. Certains proposent la préparation collective des enseignements, pourquoi pas, ce n’est pas nouveau, mais cela tente de sortir les enseignants de leur isolement. Mais cela ne doit pas laisser de côté la critique des contenus, des programmes et de ce qu’ils tentent de faire passer, afin que, auprès des jeunes, des élèves, des étudiants, le savoir ne soit pas dogmatique, mais étayé et surtout compris…

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