Et ce n’est pas si nouveau !!! hommage à G Jacquinot

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En 1993 Geneviève Jacquinot publie cet article : « Apprivoiser la distance et supprimer l’absence ? ou les défis de la formation à distance » (Geneviève Jacquinot Revue française de pédagogie Année 1993 102 pp. 55-67 https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1993_num_102_1_1305). Il semble bien qu’à la suite de cet article, une vidéo (https://youtu.be/bnWVoph70LE) ait été réalisée permettant à cette chercheuse de préciser son analyse (Merci à Didier Valdès de l’avoir mise en ligne). La source n’étant pas précisée, nous avons pensé qu’il y avait corrélation entre les deux documents et que la vidéo devait dater de 1993 aussi.

Le contenu de ces propos est étonnamment d’actualité et il semble bien utile que l’on y réfléchisse avant de reprendre l’année scolaire et universitaire. Merci à Sylvain Genevois d’avoir effectué une transcription du propos.

Pour rappel, Geneviève Jacquinot a été pendant de longues années une des plus importantes chercheuses sur la télévision puis les médias en éducation. Pour l’avoir cotoyée pendant près de vingt années, et avoir eu l’occasion de travailler sous sa direction, il faut reconnaître la qualité de ses analyses, malheureusement trop ignorées. Alors que l’hybridation, la bimodalité ou la comodalité reviennent sur le devant de la scène, on se demande pourquoi ses propos n’ont pas été repris pour concevoir nos dispositifs actuels… Elle a probablement au tort d’avoir raison trop tôt, alors rendons lui au moins aujourd’hui, hommage.

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Le nouveau rôle du formateur

Les usages de la technologie pour la formation à distance ne vont-ils pas supprimer les interactions et donc le rôle du formateur ?
« Je réponds tout de suite non. Si je fais référence à mon expérience personnelle, puisqu’au fond depuis que j’intègre, j’essaie d’intégrer, ce que j’appelle la « toujours dernière technologie » dans la formation et l’éducation, je me suis aperçu non seulement que mon rôle ne disparaissait pas, mais qu’il était, je dirais amplifié, diversifié. De ce point de vue-là, je suis rassuré, rassurante.
En revanche, je trouve que la question mérite d’être posée surtout dans le contexte actuel, les discours sur ce qu’apportent, la panacée que représentent les nouvelles technologies. Et je comprends la crainte d’un certain nombre de formateurs. Je crois que ce qui est important à l’heure actuelle, c’est de comprendre qu’il ne faut pas être contre les technologies, mais au fond contre tous les mythes qu’il y a autour. Le mythe justement de l’accès au savoir, de la démocratisation simplement par le biais des technologies.
Mais je dirais en même temps qu’il y a un autre mythe qu’il faut aussi déconstruire et sur lequel il faut réfléchir, c’est le mythe du face-à-face. Quand on oppose les technologies et la distance au côté ineffable de la présence et du face-à-face, je crois qu’on est tous, enseignants comme étudiants, conscients que le fait d’être face à un formateur ou à un enseignant ou face à des étudiants, à des pairs comme on dit, ce n’est pas obligatoirement une communication et des interactions productives. Je le dirais de cette façon.
Bon il y a peut-être une deuxième réponse qu’on peut faire à cette question, qui est que les formations à distance existent quand même depuis longtemps. On a tout de même une grande expérience en France et dans le monde entier. Et ça fait longtemps aussi qu’on s’est aperçu qu’on ne peut vraiment jamais faire une formation à distance complètement à distance. Tous les systèmes qu’on connaît, sauf quelques exceptions, ce sont des systèmes dans lesquels peu à peu on introduit des moments de présentiel comme on dit, ce qu’on appelle quelquefois la formation hybride ou ce que nos collègues québécois appellent maintenant le bimodal, l’idée que de temps en temps on apprend à distance et de temps en temps, on se retrouve en présence. En présence de qui ? Eh bien en présence du formateur ou des formateurs, et puis aussi en présence des autres, des apprenants. C’est une dimension importante. Je ne développerai pas ce point, mais c’est vrai qu’on ne croit plus maintenant ni à l’innovation uniquement par l’entrée technologique ni au tout à distance.
Il y a une autre dimension aussi je crois qui est très importante à l’heure actuelle, qui est ce qu’apportent les vraies nouvelles technologies, celle que j’appelle les « vraies » nouvelles technologies. C’est à dire issues notamment de la numérisation et qui permet effectivement cet accès diversifié à des images, à des sons, à du texte, avec la possibilité d’interagir, etc… Donc je dirais que les caractéristiques de ces nouvelles technologies posent différemment le problème de la présence et de la distance. Il faut quand même les distinguer.
Je crois aussi qu’on a du mal à répondre à une question aussi importante, si on ne fait pas une distinction entre les différentes technologies. D’une part, elles ne sont pas toutes « nouvelles », elles ne sont pas toutes nouvelles de la même façon. Et en plus, même parmi les nouvelles technologies, il y a des différences entre la façon dont on gère le temps, par exemple dans un dispositif de vidéoconférence, prenons cet exemple de vidéoconférence, ou la façon dont on gère le temps dans un CD-ROM interactif, ce n’est pas la même notion du temps, ce n’est pas d’ailleurs non plus la même relation à l’espace. Je crois que c’est important dans ces dimensions de comprendre au fond qu’on a peut-être été un peu trop dans la dimension de l’opposition simpliste entre présence et absence.
Je crois que ce que nous apprennent les nouvelles technologies, c’est qu’il y a différentes modalités de présence et différentes modalités d’absence. J’aime beaucoup l’idée développée par notamment un de mes collègues à l’université Jean-Louis Weissberg qui insiste beaucoup sur ce qu’il appelle le « transport des signes de la présence ». J’aime bien évoquer l’innovation d’Edison. On parle toujours d’Edison à propos du phonographe, mais Edison avait conçu un appareil, il ne l’a jamais réalisé. Mais il avait conçu un appareil extraordinaire qu’il avait appelé le « téléphote » et qu’il définissait comme la possibilité de substituer, de supprimer l’absence. J’aime beaucoup cette expression « supprimer l’absence » en utilisant des images et des sons, qui donnaient donc présence à la personne absente.
Et par rapport à cette idée de supprimer l’absence, je crois qu’on ne peut pas supprimer l’absence, c’est, me semble t-il, mal poser le problème. D’ailleurs les exemples, enfin remplacer quelqu’un d’absent, les exemples technologiques que l’on a prouvent que ce n’est jamais satisfaisant. Ou bien il y a trop de présence, je pense au visiophone sur lequel on a beaucoup investi mais qui n’a pas bien marché. Parce qu’au fond, quand on téléphone on n’a pas toujours envie d’être vu dans toute sa splendeur ou sa non splendeur. Et puis d’un autre côté il y a aussi l’impossibilité et le trop peu de présence, je pense notamment à tous les clones et les avatars sur lesquels on travaille à l’heure actuelle avec les réalités virtuelles et qui, même si on essaie de les faire ressemblants, sont toujours très décevants pour celui qui cherche la vraie présence si je puis dire.Donc j’ai l’impression qu’on est au fond plus dans la problématique : supprimons l’absence, mais réfléchissons sur les différentes modalités de rendre, de signifier la présence, la téléprésence d’une certaine façon.
Et juste un mot puisque par rapport au discours ambiant, je crois qu’on a trop insisté sur le côté abstraction, la disparition de l’être en chair et en os via les écrans. Si on réfléchit un petit peu, on s’aperçoit que les « vraies » nouvelles technologies donnent en fait de plus en plus de chair à la personne. Je veux dire, on voit, on interagit avec le corps entier, on peut interagir avec le corps entier à la fois avec une autre personne dans le cas des forums sur Internet, pourquoi ne pas prendre cet exemple, mais aussi on interagit avec des environnements, avec des objets. Donc au fond, la communication dans ce sens-là deviendrait, je dirais presque, de plus en plus incarnée et pas de plus en plus abstraite, contrairement à ce qu’on dit peut-être un peu trop souvent. »
Quels éléments prendre en compte pour envisager de nouvelles modalités d’interaction ?
« Je dirais que le premier, c’est une question de bon sens d’ailleurs, c’est de ne jamais oublier le public parce que quand on met sur pied un dispositif de formation, qu’il soit en présence, à distance, hybride etc, c’est toujours par rapport à des gens qui apprennent où sont supposés apprendre, et donc il ne faut jamais oublier le public. Et je dirais, pas seulement le public tel qu’on le définit généralement, son niveau 1ère année, 2e année, 3e année, etc. mais notamment par rapport aux technologies, le rapport qu’a ce public habituellement avec les technologies. Je me suis toujours souvenu d’un exemple tout à fait au début de la télématique et où une formation avec été mise sur pied dans le cadre d’EDF, sans qu’on ait au moins pensé de se poser la question de savoir si les gens étaient bien équipés de notre fameux Minitel. Donc la disponibilité de la technologie et le rapport habituel, l’habitus comme dirait Bourdieu, l’habitude qu’a le public dans ses relations avec les médias, avec les technologies, c’est la première chose.
Il faut penser au public avant je dirais quand on conçoit le dispositif, mais aussi pendant, ce que j’appelle pendant. Je pense souvent à la façon même dont on rédige des cours écrits puisque tout de même le papier et le média, l’écriture étaient aussi une technologie intellectuelle comment on les a appelés. On peut faire attention à la façon dont on s’adresse à l’autre quand on rédige un cours ou un guide d’apprentissage. Donc, ce que j’appelle pendant, faire attention au public pendant. Et faire attention aussi au public après, ça évoque évidemment, ça fait référence aux problèmes d’évaluation mais pas seulement, aux problèmes aussi du suivi, du réinvestissement, etc.
Mais l’autre dérive possible et ce à quoi il faut faire attention aussi, à mon avis, c’est à ne pas plaquer, et ça c’est un vrai problème, surtout dans l’éducation et la formation où les modèles résistent, ne pas plaquer sur ces nouveaux médias les modèles justement que l’on avait précédemment. Je pense notamment à tous ces dispositifs qui reproduisent le dialogue maître-élève. Un des problèmes des CD-rom et des hypermédias interactifs du début, un des problèmes des vidéos, des conférences, des visioconférences, c’est justement qu’on cherche à reproduire à travers les outils technologiques la relation maître-élève, le présentiel du dialogue maître-élève. Alors autant c’est supportable et quelquefois même très agréable cette relation et ce dialogue quand il est vécu en situation, autant quand il est filtré par des technologies, c’est perçu d’une façon tout à fait différente. Donc ça, c’est un danger, la reproduction au fond de ces modèles, aplatir ces technologies sur les modèles antérieurs.
Et puis la troisième chose à laquelle il faut faire attention, qui est certainement la plus dure, mais aussi la plus riche en même temps pour les êtres humains, c’est ce que j’appelle volontiers « être capable de faire le deuil du prof ». Au fond, faire le deuil du prof, je le dirais aussi bien du côté de l’élève que du côté du prof. Le côté du prof, eh bien c’est perdre un petit peu cet aspect narcissique qui est quand même bien agréable quand on aime enseigner, il y a un petit côté spectacle qui n’échappe pas généralement. Donc il faut être capable en tant que formateur, de perdre, de faire le deuil de cette dimension. Et puis aussi du côté de l’apprenant, de l’élève, faire le deuil de cette capacité ou de cette facilité du transfert qui a souvent lieu et de la prise en charge, autrement dit, par l’autre.
Alors faire le deuil du prof, ça me paraît une bonne façon d’éviter des dérives même si c’est difficile. Et surtout ça me paraît une condition. Ce qui est nécessaire maintenant, se poser les questions de nouvelles modalités d’interaction, de nouvelles façons d’être présent, de nouvelles façons d’interagir et donc au fond, j’irais presque jusqu’à dire, de nouvelles façons d’être un formateur. »

Geneviève Jacquinot Delaunay

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