Pourquoi, en ligne, on parle de soi, on met en ligne son quotidien principalement sur les réseaux numériques ? La mise en scène de soi est désormais courante sur les réseaux sociaux numériques. Entre ma dernière production culinaire, ma dernière randonnée ou encore mon dernier « coup de cœur », montrer une part de soi n’est pas seulement une affaire de jeunes ou d’enfant. C’est aussi désormais une affaire d’adultes. Je ne parle pas ici de ces personnes qui développent leur communication en ligne pour tenter d’influencer leurs congénères, mais plutôt de ces personnes, proches de nous parfois, qui parlent d’elles… en ligne de manière à être vues ou lues et parfois d’obtenir des retours d’autres personnes.
Un des fondements psychologique de plusieurs phénomènes relationnels est celui qui consiste « parler de soi », en public de préférence, soit en présence soit sur des espaces numériques de partage. Lorsqu’une connaissance, un ami nous interpelle sur tel ou tel sujet, il ne faut pas longtemps pour que nous passions au « JE » c’est à dire que la personne à laquelle on s’adresse va parler très rapidement d’elle. Alors que je raconte un évènement récent à un collègue, au bout de quelques instants, il me parle de lui et de ce qu’il connaît ou encore plus a vécu à propos ou proche de cet évènement. Cette observation montre combien nous avons besoin de parler de soi, même quand les autres me parlent d’eux. Sur les réseaux numériques, dits sociaux, ce phénomène a pris une ampleur qui parfois peut être déstabilisante. Ainsi ce militant pédagogique qui, arrivant à l’heure de la retraite, expose ses états d’âmes, ses manières de faire (et parfois celle de ses proches) rentre-t-il dans cette forme d’expression qui interroge : pourquoi a-t-il (elle) besoin de raconter cela alors que cela ne concerne que lui (ou elle) ?
Chacun de nous a ce qu’on nomme un EGO. La satisfaction de cet EGO repose en grande partie sur les autres et ce qu’ils renvoient comme écho. Toutefois chacun de nous a plus ou moins besoin de ce retour, on parle de degré de mégalomanie dans les cas les plus importants. Avant les réseaux numériques et leur accessibilité par tous, la vie de l’EGO passait soit par la proximité de l’entourage soit par les reconnaissances externes institutionnelles (les diplômes), professionnelles (les postes de travail), politiques (mandat d’élu), médiatiques (je passe à la télé, on parle de moi dans le journal, je parle à la radio). En vivant ces expériences de vie, antérieurement à Internet (et plutôt avant 1995), on pouvait ainsi se repérer et stabiliser son EGO, ou le développer. Si Jean Paul Sartre écrivait que « l’enfer c’est les autres », un commentateur (Sébastien Blanc, le Point 2017) l’explique ainsi : « L’enfer ne relève pas de la torture physique, mais du fait de ne jamais pouvoir s’extraire du jugement d’autrui. » Cette analyse vient conforter notre approche, mais en inversant la proposition : si l’enfer, c’est le jugement d’autrui, le ciel serait-il de le solliciter ? Le fameux MOI freudien est bien cette construction individuelle, en partie un processus d’individuation, qui s’effectue en se basant sur la relation à l’autre.
Serge Tisseron définit ainsi l’extimité : « le désir de rendre visibles certains aspects de soi jusque-là considérés comme relevant de l’intimité. ». IL précise cela dans un article de 2011 (https://www.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-83.htm) intitulé : « Intimité et extimité » (Serge Tisseron, Communications 2011/1 (n° 88), pages 83 à 91) et écrit « la constitution d’Internet comme axe d’injonction à la visibilité en tant que critère ontologique fondamental pour l’existence du sujet »; Ce concept d’extimité, forgé par Jacques Lacan renvoie a celui d’intimité, il lui serait antérieur, et à celui d’estime de soi. Ce dernier concept est d’autant plus intéressant qu’il a fait l’objet de travaux dont l’Echelle d’estime de soi de Rosenberg est une illustration pertinente (chacun pourra la tester là : https://cache.media.education.gouv.fr/file/Education-sante-citoyennete/26/0/31_echelle_d_estime_de_soi_de_rosenberg_863260.pdf). Le lien avec l’extimité devient plus évident et surtout le Web procure désormais et depuis le début des années 2000 une illustration constante de ce besoin d’estime de soi qui se traduit par des manières de se montrer en public.
Au début des blogs (l’exemple des skyblogs en est la concrétisation) on s’est alarmé et le terme extimité apparaît dès 2001. Dans son article de 2011 S Tisseron parle en particulier des adolescents mais ne limite pas ce phénomène à eux seuls. Toutefois au début des années 2000, l’appropriation d’Internet est encore plutôt le fait des jeunes et des découvreurs que de la majorité de la population. À partir de 2008 et l’apparition des smartphones, les adultes découvrent pour la plupart d’entre eux cet espace d’expression qui peut devenir un espace d’expression de soi. Smartphone plus Réseaux Sociaux Numériques (RSN) un cocktail efficace qui « facilite » l’expression de soi. L’article de S Tisseron évoqué plus haut mérite une lecture « complète », même si la fin de cet article ainsi que certains passages mériteraient d’être approfondi.
Si nous revenons à notre questionnement initial, nous pouvons penser que l’extimité en ligne a désormais gagné le monde adulte. C’est en particulier via les RSN que l’on peut le mesurer. Que ce soit Narcisse et plus encore le mégalomane, l’usage du Web est aujourd’hui banalisé. Je me montre pour être reconnu (empathie, estime de soi), mais aussi je me cache (anonymat) mais pouvoir exister (harcèlement, propos violents). Toutefois il y a une alternative empruntée par certains : ne pas parler de soi, mais partager ses idées ou ses analyses. On trouve cela dans la démarche du scientifique qui publie les résultats de son travail, mais la dérive est celle de la popularité,(le ranking) qui peut aussi être une autre forme de construction de l’estime de soi : mon travail est cité, je suis reconnu. Entre parler de soi et de son quotidien, partager son travail de recherche, ou proposer ses idées ses analyses, il y a des proximités. Mais c’est l’extimité des propos qui est au coeur de notre critique, désormais de plus en plus activée par les adultes et les éducateurs… Où est la limite ?
A suivre et à débattre
BD