Donner de la tête ou du clavier ?

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La multiplication des supports de communication en ligne en vient à nous faire perdre le sens du travail de terrain. A moins que ces supports et ce qu’ils produisent ne soient devenus ce terrain eux-mêmes. Par ces quelques lignes, il me semble qu’il faut analyser ce qui est en train de se passer dans la sphère communicationnelle actuelle pour en tirer quelques enseignements, au moins pour soi même et, éventuellement, pour les jeunes que nous avons l’ambition (la vanité ?) d’éduquer ou tout au moins d’accompagner dans leur « à venir » d’adulte..
Après les forums de diffusion, (qui se souvient encore de Usenet), les chats, le mail, sont arrivés, les réseaux sociaux, les SMS et son correspondant sur Internet twitter. Ces outils logiciels restaient cantonnés dans un premier temps à des machines dédiées, mais rapidement et cela continue fortement de se développer, dès qu’il y a un écran (avec ou sans clavier désormais) ces dispositifs de communication sont disponibles. La concurrence est vive d’un coté, elle disparait de l’autre. La question que pose ce mouvement est outre qu’un potentiel extraordinaire de production de propos est à notre disposition, il faut organiser nos organes de réception à la mesure de cette évolution et de ces concurrences.
A certains moments de travail, quand, après avoir lu les mails, consulté twitter, regardé ce qu’il avait sur Facebook (ou autre réseaux sociaux), et enfin regardé ce qu’il y avait sur mon agrégateur de fils RSS Feedreader, j’ai une impression de vertige. Au vu du nombre de choses inutiles d’une part, au vu du nombre impressionnant de documents à consulter avec attention, il me semble que nous touchons indirectement au problème de la capacité à « hiérarchiser » ou mieux encore à « discerner ».  En effet au vu de la simple quantité, on ne peut que s’interroger sur la capacité humaine à aborder tous ces éléments. De plus, vertige du vertige, il y a ce que l’on n’a pas reçu et qu’un ami rencontré de visu, c’est empressé de vous signaler renforçant cette impression. Simple question d' »infobésité » vous diront les amateurs de bons mots; problème de compétences cognitives diront les autres…. Le résultat de cette analyse c’est que l’on est constamment en oscillation entre l’impression de toucher le monde du bout du clavier et en même temps, celle d’une vacuité de plus en plus grande. En signalant récemment l’augmentation du nombre de message qui ne font rien d’autre que d’indiquer des sources sans y apporter de valeur ajoutée, sans compter les messages qui ne font que satisfaire la projection d’ego dans le cyberespace (ego-jaculation ?), j’avais conclu au fait qu’il n’y avait pas grand chose de nouveau dans le monde de la communication : beaucoup de bruit pour rien, beaucoup plus de voyeurs que de producteurs; mais j’avais oublié qu’il y avait les auto-producteurs qui se multipliaient et qu’ils se divisaient entre les auto-jaculateurs (ce qui se projettent) et les hétéro-jaculateurs (ceux qui projettent les autres).
Cette analyse m’amène à interroger plusieurs temps : celui de l’observation, celui de l’analyse, celui de la formalisation. Pourquoi les interroger ? Parce qu’ils me semblent essentiels pour celui qui veut « tenir parole », c’est à dire tenter de construire un discours qui soit le reflet d’une démarche de connaissance. Or il me semble que l’accélération de la communication induite dans des outils comme twitter ou facebook, soit en train d’empêcher le développement de réelles démarches de connaissance.
Le temps de l’observation, c’est celui de l’accumulation des bases d’une réflexion : action de terrain, lecture, échanges… bref collecte d’information à analyser.
Le temps de l’analyse, c’est celui de la maturation des observations et qui fonctionne avec des boucles de rétroaction permettant de revenir à l’observation pour enrichir l’analyse. C’est le processus central de la construction de connaissances.
Le temps de la formalisation, c’est celui de l’élaboration dans une forme communicable de la connaissance construite dans l’analyse.
Ces trois temps sont des temps longs, beaucoup plus longs que ceux proposés par les outils récents de communication. Du coup on peut se poser légitimement la question qualitative des propos tenus à partir de supports tels. Si l’on ajoute à cela la place de l’audiovisuel et en particulier la télévision dans le quotidien de nombre d’entre nous (et qui fait si souvent référence dans les discussions de salles des profs, voire dans les classes mêmes). On s’aperçoit que chacun de nous doit s’interroger sur la qualité de sa parole en fonction de la manière dont il parvient à gérer cette évolution en particulier en réception. Si enfin on articule cela avec l’activité professionnelle de chacun de nous (organisation du temps, pression du résultat, besoin vital…) on s’aperçoit vite que la parole tenue est globalement extrêmement pauvre en regard du vécu et que ceux qui s’expriment le plus souvent sur ces supports communicationnels risquent la dérive de l’oubli de l’information première au profit de l’information de seconde main, (voire davantage) C’est pourquoi j’évoquais plus haut que finalement, a force d’être en ligne, la réalité devient ce qui se passe en ligne et constitue donc le matériau de base de la parole. La déréalité qui se développe actuellement est potentiellement source de gène pour ceux qui veulent aller plus loin dans la réflexion. Les communicants professionnels sont habiles à en jouer quand il s’agit de faire des écrans de fumée pour éviter que le réel ne vienne faire irruption dans ce monde du discours virtuel… Cette compétence, jadis réservée à un petit monde, est en train de se diffuser dans de nombreuses sphères de la société et il me semble que l’on doit s’interroger pour éviter que cette communication virtuelle ne vienne définitivement supprimer tout lien avec le réel en portant aux nues la parole virtualisée (la rumeur).
La capacité que chacun a de s’autoformer repose sur sa capacité à extraire de l’environnement (conceptualisation opératoire) les éléments importants et à les organiser (mise en schèmes). Avec un environnement dans lequel l’essentiel de l’environnement est constitué de ces contenus il est probable que la force du discours étayé et fondé se perde au détriment de la pensée construite. L’opposition livre/télévision avait dans un premier temps établit une distinction opérationnelle. L’émergence de supports hybrides brouille le paysage. Il faut donc revenir à la rigueur du travail de la pensée, si l’on veut que le seul bruit n’occupe tout le terrain.
Or cela est une vigilance de tous les instants que chacun doit s’imposer dès lors qu’il prétend être producteur de discours. S’obliger au retour au réel et au travail de l’analyse est une exigence éducative qu’il ne faudrait pas oublier dans l’enseignement scolaire. Plutôt que de ne préparer les jeunes qu’à circuler dans les couloirs du savoir, il faudrait toujours avoir le courage de leur permettre de développer la compétence à l’élaboration des connaissances : mais c’est coûteux en temps et en énergie. Et pourtant beaucoup d’entre eux sont demandeurs…., mais peut-être pas dans le système scolaire !!!
A débattre
BD

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