Pour une vision systémique et non fragmentée

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Passer d’une compréhension fragmentée à une compréhension systémique est la compétence la plus difficile à développer dans le monde scolaire. Passer d’une analyse factuelle à une analyse conceptuelle est la compétence immédiatement associée que l’on a aussi beaucoup de mal à développer dans un monde « sur scolarisé », en particulier dans des modèles comme celui qui se vit en France.
Or il se trouve que le développement de la compétence à la mise en oeuvre d’une approche systémique est l’une des plus indispensables dans le monde numérisé comme il l’est actuellement et aussi comme il le devient dans les prochaines années. Parce que la nature même de la communication numérique est le « fragment », la difficulté est donc de situer ce fragment dans des ensembles connus ou surtout inconnus. De plus, rassembler des fragments suppose à un moment d’être en mesure d’engager une démarche d’abstraction afin de passer du niveau des données au niveau des métadonnées. En d’autres termes accéder à la compréhension de l’environnement informationnel dans un monde numérique suppose de pouvoir construire le réseau des fragments et ensuite d’en signifier le sens pour pouvoir ensuite l’utiliser.
Prenons l’exemple d’un élève qui passe de l’école primaire au collège : comment comprend-il le passage d’un enseignant à dix enseignants ayant chacun un domaine d’intervention parfois radicalement différent voire en concurrence avec l’autre enseignant… ? Prenons l’exemple de l’Internaute débutant face à un moteur de recherche qui lui envoie en retour à sa question des fragments de fragments. Si nous élargissons notre perspective, il semble bien que l’une des caractéristiques essentielle de l’humain soit d’être capable de passer du fragment au sens, en passant par la construction d’une représentation systémique à partir des fragments qui se présentent.
La difficulté que rencontre l’enseignant face à ce problème est que l’organisation des fragments qui constituent ce qu’on lui demande d’enseigner, est structurée par des programmes. Or ces programmes structurent et encadrent les fragments au point d’en empêcher souvent la dissociation ou la mise en lien. Le découpage disciplinaire rajoute à cette fragmentation une autre dimension qui rend encore plus difficile le travail entre cohérence interne apparente d’une discipline et découpage du réel en disciplines séparées, et concurrentes parfois. On remarque depuis de nombreuses années que cette fragmentation insatisfait le monde des enseignants et en particulier celui des innovateurs pédagogiques. Qui se rappelle la richesse des 10 pour cents, puis des PAE et autres espaces non disciplinaires au sein d’une année scolaire ? Jusqu’aux récents Itinéraire de Découverte, rendus facultatifs et rapidement abandonnés au profit de contenus plus fragmentés, on peut inventorier les tentatives de dépasser ce risque d’impossibilité de construire de la cohérence. Il est toujours intéressant d’interroger les enseignants de collège sur les « thèmes de convergence » et sur leur intérêt pour la formation de l’élève pour se rendre compte que le chemin est long et compliqué vers la dimension systémique en classe.
L’analyse de l’activité telle qu’elle est présentée dans les recherches dans ce champs  (Vergnaux, Mayen, Rogalski, etc…, didactique professionnelle) vient nous aider à comprendre un processus normal d’accès à la compréhension puis à la connaissance et enfin à la compétence qui s’appuie sur le passage par la conceptualisation. Dans le domaine des recherches sur l’autoformation, l’autodidaxie, ou encore la formation expérientielle, on observe de la même manière une analyse qui montre que ces processus sont constamment à l’oeuvre dans le quotidien. Le développement des TIC dans notre société a remis en actualité cette réflexion car elles comportent dans leur technique même (en particulier en réseau) la question du fragment et du lien.
Comment, en associant les TIC, on peut aller dans ce sens avec des jeunes dans nos établissements ?
– L’un des premiers champs des plus évidents est celui de l’information, l’accès, le choix, l’utilisation. Il y a plusieurs années que les programmes d’enseignement avaient en préambule un paragraphe sur la nécessité de mettre les élèves dans une démarche active face à l’information dans toutes les disciplines. La place du CDI et des enseignants documentalistes devrait être essentiel dans ce domaine, et s’il est une expertise pédagogique qui aurait du être mise en avant c’était bien celle du passage du fragmenté au système. Malheureusement, certains prônent plutôt de séparer ce domaine des autres disciplines, pour des raisons d’identité professionnelle, oubliant le sens de ce que des chercheurs comme Jean Hassenforder avaient tenté de promouvoir en soutenant la création des CDI dans les établissements.
– Un autre champ est celui des situations complexes d’apprentissages qui sont par définition sans attachement disciplinaire. Le développement de tels dispositifs pourrait permettre réellement, à l’instar des PAE de jadis, de favoriser, surtout dans des démarches d’autonomisation aidée par des technologies adaptées, un accès à la mise en lien des fragments. Cependant une relecture réflexive est toujours indispensable au delà de la situation elle-même si l’on veut que l’on permette de passer à un niveau de conceptualisation ou d’abstraction.
De manière transversale à toutes les situations d’enseignement, il est indispensable d’amener les enseignants à être capable eux-mêmes de faire du lien et de donner sens à ces liens. Or on observe que le système scolaire français et la formation initiale des enseignants (centré sur les savoirs disciplinaires fragmentés) ne facilitent pas les choses. L’angoisse du jeune enseignant est de tenir sa classe dans les contraintes de sa discipline pour le secondaire, dans les contraintes des fondamentaux dans le primaire. Faire du lien est encore réservé à l’intra disciplinaire comme l’autre jour le montrait une enseignante en fin de formation initiale qui présentait le schéma en SVT et qui refusait de faire du lien avec les schémas heuristiques en français ou l’analyse systémique en géographie s’en disant d’ailleurs incapable, ou en tout cas non incitée voire motivée.
Très souvent lorsque l’on demande à un groupe d’enseignants de relire leurs activités pour en signifier le sens par une reformulation synthétique on est étonné de la difficulté que rencontrent la plupart d’entre eux. Ils semblent le plus souvent prisonniers de l’ici et maintenant, comme si le système organisait cette contrainte et qu’ils l’acceptaient. Récemment au cours d’un travail sur le règlement intérieur, après avoir relu le texte extrêmement factuel, il était proposé d’écrire un texte qui indiquerait les visées éducatives de ce règlement en particulier dans le domaine des TIC et de la téléphonie mobile dans l’établissement. La difficulté à écrire ne serait-ce que quelques lignes a confirmé que le travail à faire était bien nécessaire….
Un exemple récemment entendu de l’insuffisante maîtrise des TIC par les jeunes portait sur leur méconnaissance du fait que leurs écrits sur les blogs étaient lisibles par tous. Celui qui présentait cet exemple argumentait ainsi la nécessité d’une formation à la maîtrise des TIC, sans autre précision. Malheureusement on s’en est tenu là alors qu’il aurait fallu préciser qu’il s’agit de travailler deux niveaux différents : d’une part celui de la connaissance du système internet et celui de l’articulation entre moi et le système (comment l’auteur entre en interaction avec le système). Peut-on parler alors de maîtrise d’un savoir faire technique ? Assurément pas. Il s’agit bien plutôt d’un travail de mise en lien de fragments (connaissances des éléments du système et de leur fonctionnement) suivi d’un travail sur la place du sujet dans le système en tant qu’ayant une intention et choisissant un vecteur de cette intention. On le voit la maîtrise technique n’est rien dans le domaine (et cela va empirer avec les systèmes techniques « transparents » (invisibles) que préfigurent les évolutions des interfaces de certains terminaux mobiles connectés comme l’Iphone) à coté de la maîtrise systémique et conceptuelle. Mais dans le monde de l’enseignement, l’approche des savoirs est encore actuellement telle qu’elle ne favorise pas ce changement pourtant essentiel, souhaité (cf la main à la pate par exemple, la démarche d’investigation…) par la hiérarchie, mais encore difficile à accepter. Les modalités d’évaluation des apprentissages scolaires en France renforcent encore la difficulté, même si depuis plusieurs années il y a volonté de progresser…
Les écrans favorisent aujourd’hui la fragmentation du monde environnant. Les fragmentations antérieures avaient moins de conséquences du fait d’une moindre mobilité générale. Elles ne gênaient pas l’insertion sociale du fait de la proximité systémique du milieu. Les écrans, parce qu’ils rapprochent le monde de la personne, éloignent de plus en plus des systèmes. L’un des enjeux du système scolaire d’aujourd’hui est d’éviter de continuer de former des jeunes comme si cette évolution n’existait pas. Le risque est grand de développer chez les futurs adultes des comportements inattendus et décalés pour les plus fragiles.
A suivre et à débattre
BD

1 Commentaire

  1. Bonjour
    Bruno Devauchelle a raison de rappeler les dispositifs anciens qui ont réussi ou non. Parmi les autres dispositifs d’enseignements transversaux disparus (CPPN et autres) signalons aussi les 4e et 3èmes technologiques en Lycée Professionnel et en collège qui sont une grande référence (pour moi et beaucoup d’autres professeurs et documentalistes en poste à cette époque) des programmes écrits sur la même trame interdisciplinaire nationale entre toutes les disciplines du collège et des lycées professionnels, c’est à dire par capacités en nombre restreint (communiquer, s’informer, analyser, organiser, réaliser, contrôler, évaluer). Les savoirs, savoirs faire et savoir être disciplinaires spécifiques étaient répartis entre tout ou partie de ces capacités entre les disciplines. Ceci facilitait la communication et la coordination : une à deux heures par semaine étaient rémunérées pour que les professeurs puissent se réunir afin de choisir et élaborer un projet technique (ou non) commun, harmoniser leurs progressions, comparer les progrès capacité par capacité de chaque élève (en partant des savoirs disciplinaires spécifiques) et échanger autour d’une trame commune, celle des capacités. Ceci a eu lieu entre 1985 et 1999, date à laquelle les 4èmes et 3 èmes technologiques ont été supprimées à l’occasion de la réforme des programmes de collège de 1996. Un grand nombre d’élèves ayant des difficultés passagères ont ainsi réussi des études au collège avec une orientation dans l’une des trois filières de lycées.
    On pourrait comparer ces programmes avec la structure actuelle du socle commun, les programmes de collège réécrits en 2008, l’enseignement intégré des sciences, les thèmes de convergences, etc. Mais sans les heures de concertation obligatoires et rémunérées de l’époque.
    Pour les chercheurs, les curieux, etc. revoir ces programmes transversaux nationaux par capacités dans le BO spécial n°6 du 10 septembre 1987 et le BO spécial n°1 du 12 avril 1990.
    Si cela vous intéresse, voir aussi mes commentaires dans deux articles de cette époque
    http://pagesperso-orange.fr/techno-hadf/edu/1-college_fr_1985_2000/HADF_1_5_Les_classes_de_4_e_3_e_technologiques.pdf
    http://pagesperso-orange.fr/techno-hadf/edu/1-college_fr_1985_2000/HADF_1_11_Identite_et_specificite_de_l_enseignement_en_4_e_3_e_technologiques_par_rapport_a_la_technologie_college.pdf
    Pour réfléchir
    Cordialement
    Ignace Rak IA IPR STI honoraire

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